Il me l'avait pris
A D
Seule dans l'aéroport. Je me souviens de ce jour d'avril où je partais. A 22 ans, c'était le moment. Une première fois. Je ne réalisais pas vraiment. Un peu inconsciente de franchir le pas. Dans cette salle d'attente, bientôt je savais que j'allais décoller. Enfin. Comme si j'allais me fondre dans cette carte géographique qui était restée accrochée derrière la porte de ma chambre pendant des années. Fouler cette terre qui me faisait fantasmer.
Ce serait le Colorado. Pas vraiment ce que j'avais imaginé au début. Mais qu'importe la destination. J'avais promis d'aller la voir. Elle avait été mon excuse pour me donner le courage de m'échapper.
Je ne pensais pas qu'il sera là. Le rêve américain c'était à moi. C'était la partie qu'il n'avait pas pu m'enlever. Quelque part dans ma tête où il n'avait jamais pénétré. Mon secret égoïste. Et voilà qu’il voulait embarquer avec moi.
Je lui en avais parlé, comme ça pendant qu'on était ensemble. Histoire d'avoir des choses à se dire, des projets à faire. Après notre rupture, la fuite là-bas avait été une évidence. Peut-être que j'aurais voulu qu'il vienne. Avant, oui, certainement. Mais là, comme ça, non.
Alors j'ai commencé à parler, toute seule, là au milieu de tous ces voyageurs. Tout bas. Entraîner mon anglais pour oublier de penser. Je faisais souvent cela devant la glace. Histoire de me raconter des histoires. Juste pendant cinq minutes pour se changer les idées. Inventant des rôles, comme à Hollywood. C'était mon petit plaisir, comme si durant quelques heures j'y étais. Mais là c'était vrai. J'allais y arriver par les airs.
Un jour, je lui avais dit que j'irais. Je n'avais pas besoin de lui. Pas pour ça en tout cas. Fierté personnelle. Mais il était là. Impossible de ne pas le voir. Même en se concentrant sur chacune de mes syllabes pour effacer mon accent. J'avais toujours été forte en langue. Me disant que ce serait toujours une belle échappatoire pour m'exiler.
Ressentir les palpitations de nouveau, la fausse peur, la panique qui donne le vertige alors qu’on a les pieds cloués au sol. Il n'y aurait pas de fausse note comme quand il m'a dit qu'il ne m'aimait plus. Pas de risque d'avoir mal, encore. Parce que de l'autre côté de l'Atlantique, ça ne pouvait pas être vrai. Je le savais.
On m'avait que que tout était comme dans les films. Ce serait mon moment. Pas obligée de le partager, pas obligée de l'expliquer, pas obliger de le disséquer jusqu'à en perdre l'essence. Je suivrais mon scénario, improviserais sans question. Ce serait comme une bonne surprise que j’attendais.
Je lui ai répété de rentrer chez lui. Que c'était mon rêve à moi. La dernière chose que je pouvais faire sans qu'il ne vienne m'envahir. Mais il restait là.
Avant, je n'étais pas partie pour rester avec lui. Les États-Unis, ça ne l'avait jamais vraiment fait vibrer. Pour la musique peut-être. Mais c'est tout. Je m'étais dit que mon rêve pouvait attendre. Alors, parfois, je m'échappais dans des paroles en l'air pour me rassurer que j'irais. Plus tard. Lui me laissait parler. Et puis, ce jour de novembre il m'a laissée tout court. Sous la pluie dans ma voiture. C'est peut-être là que j'ai décidé vraiment de le faire. Comme pour prouver que je pouvais avancer sans lui.
Je m'étais pourtant faite à l'idée de ne pas y aller. Que ce n'était rien comparé à lui qui était tout, ou presque. J'ai longtemps hésité avant de prendre ce billet. Notamment le retour. Pourquoi revenir finalement? Mais il le fallait. Il n'était pas tout seul à compter. Ça n'aurait pas été plus facile de toute façon. Il fallait l'affronter. Mais pas ici, pas dans cet aéroport où il m'avait suivie. Six mois que j'espérais un moment de répit. Je partais pour moi, contre lui. Mais non. Même ici il était là, à me regarder avec son air de chien battu qui s'excuse sans le faire. Je détestais ça.
Il est resté avec moi et elle pendant dix jours. Je ne lui ai rien dit. Elle ne m'aurait pas cru de toutes façons. Elle aurait eu raison. J'ai fait comme si je l'ignorais, lui. II valait mieux. Personne ne l'avait invité. Avant ça l'aurait dérangé, mais là il apparaissait. A l’improviste comme si ce n’était pas grave. Il avait pris ses aises dans un coin de ma tête. Sans penser qu’il était de trop. Il savait que je ne dirais rien. Au fond, je devais bien le vouloir pour le laisser rester.
Il planait toujours son odeur même loin. Peut-être parce qu'elle aussi l'avait connu. Elle nous avait vu ensemble. Presque heureux. Ça rendait notre couple encore un peu vivant. J'ai feint d'être libre sur la route de Denver, le long des Rocheuses. Je me suis donnée l'illusion de le vivre ce rêve. Sans lui.
Il n'a rien profité de tout cela, je le sais. Je ne suis pas folle. Il était là sans l'être finalement. Comme moi, ici, avec la tête ailleurs.
Alors je lui ai envoyé une carte postale. Celle d'un stade de football américain, parce qu'il aimait ça le sport. Pathétique. Je me souviens n'avoir pas sur quoi lui écrire. Même pas le syndrome de la page blanche. Juste que c'était fini. Je cherchais des mots pour ne rien dire. Cette carte était moche de toute façon.
Ce rêve. Mon rêve l’était devenu lui aussi. Il me l’avait pris. Pour le gâcher. Même l'Amérique ne pouvait donc pas le débarrasser de mon cœur. J'y avais pourtant mis mes tripes dans ce voyage. Des vacances qui devaient couper la partie de moi qu'il avait endommagée.
Tout était possible ici, m'avait-on dit. Rien à faire. Peut-être était-ce le Colorado qui ne marchait pas dans ces cas-là. Il fallait quelque chose de plus grand pour combler le vide. Tout était trop éphémère. Juste enchaîner pour remplir. Maintenir la cadence coûte que coûte.
Quand je suis rentrée, j'ai voulu lui raconter. Comme un rêve qui nous a tenu en haleine toute la nuit. Ça ne l'intéressait pas. Il ne m'écoutait plus parler. Je ne pouvais même pas donner l'illusion d'avoir réussi sans lui. Sans écho de sa part, ça ne servait à rien. Mon rêve n'avait aucun goût si lui ne salivait pas un peu. Il s'était débarrassé de moi. Il a commencé à m'oublier.
On a arrêté de se voir depuis. Mon rêve était devenu difforme. Lui aussi un peu brisé par tout ça. Déçue. Ce n’était pas les États-Unis, c’était moi, enfin plutôt lui. Là-bas, j’avais senti la saveur sans pouvoir la goûter, humé l’air sans pouvoir respirer, rencontré des gens sans vraiment les écouter. Même l’accent n’y était pas.
Alors, j’ai attendu que ça passe. Des minutes, parfois des heures. Plus d’un an. Et je repartie. Il y a trois mois pour New York. Sans vraiment savoir pourquoi au fond. J'ai trouvé pleins de raisons pour satisfaire les autres. Moi je préfère rester sans réponse. Le rêve aurait dû prendre toute la place. Sans lui pour m’étouffer. Mais dans l’avion, j’y ai repensé.