Rêves en séries
godavelamoldave
Quand je me suis réveillée, on entendait déjà la télévision dans le salon. Exceptionnellement, depuis quinze jours et à cause de la guerre du Golfe, mon père enfreignait la loi familiale et allumait le poste dès le matin, à sept heures moins le quart. Pour regarder les infos. S’informer de l’état du monde. Voir des soldats concentrés sur leurs mitraillettes, les pieds dans le sable, sur fond de bombes explosant dans le désert. Recroquevillée dans mon lit, je m’interrogeais sur les conséquences de ce changement d’habitude pour ma sœur et moi. La télé resterait-elle allumée plus longtemps ? Plus tard ? Indéfiniment ? Sans que ma mère ne s’en aperçoive soudain et ne l’éteigne rageusement ? Je l’espérais.
Mon problème, avec la télévision, c’est que mes parents étaient contre. Et que, du coup, ma vie était compliquée. Je l’avais compris très tôt, avant même de savoir lire. Vers quatre ou cinq ans je dirais, alors que j’en ai déjà neuf. Assise sur le petit muret du bac à sable réservé aux maternelles, je ne pouvais pas savoir ce qu’il était arrivé à Sue Ellen la veille. Parce que, chez moi, on ne regardait pas Dallas et son univers impitoyable. Non, chez moi, on se moquait de ceux qui regardait Dallas et son univers impitoyable. D’un petit sourire entendu signifiant qu’on ne mangeait pas de ce pain là. Evidemment, moi, je crevais d’envie de regarder Dallas. De comprendre qui était vraiment « JR ». D’avoir peur pour son empire. J’aimais le nom des protagonistes, les trois notes du générique, l’idée du ranch, de la mer de pétrole, des personnages qui mouraient un jour sur deux pour mieux revenir le lendemain. Grappillant des infos de-ci de-là, j’inventais des rebondissements inédits. Mon préféré : Sue Ellen avait une sœur jumelle appelée Sarah Lee. Victime d’une erreur d’étiquetage à la naissance, elle vivait loin, très loin, en Californie. Un endroit cool et magique, rempli de gens en short et rollers. Elle tombait par hasard sur le personnage d’Agence Tous Risques. Celui avec le cigare dans la bouche et l’air de tout le temps rigoler. Je ne connaissais pas son nom parce que j’avais seulement vu le tout début de deux épisodes, des samedis où mon père avait oublié d’éteindre l’écran après le journal de 13h. Sarah Lee lui racontait qu’au fond d’elle même, tout au fond, elle avait l’impression de ne pas être la fille de ses parents. Qu’elle ne pouvait pas expliquer ni comment ni pourquoi mais qu’elle en était certaine. Il y avait eu une erreur à la maternité. Le personnage d’Agence Tous Risques commençait par rigoler mais ensuite, il la regardait droit dans les yeux, remarquait sa beauté et décidait de l’aider. J’en étais là quand ma mère est rentrée dans ma chambre, les cheveux en désordre, l’air préoccupé. Elle m’a ordonné de me lever sinon j’allais être en retard et elle aussi par dessus le marché.
Je suis descendu dans la cuisine, comprenant immédiatement qu’un drame s’y jouait. Ma grande sœur, post-adolescente en surpoids et un peu sensible, avait les yeux rouges et gonflés. Les yeux fixés sur son bol, elle était manifestement sur le point d’éclater en sanglot. En face, le plus âgé de mes frères affichait un sourire satisfait. Je n’étais pas très curieuse de savoir ce qui venait de se passer. J’ai attrapé un verre propre et la bouteille de lait froid avant de m’installer le plus loin possible d’eux deux. Dans Beverly Hills aussi, Brandon et Brenda se cherchaient constamment des noises. Mais leur cuisine était plus sympa que la nôtre pour se faire la gueule. A cause du bar américain, en plein milieu. Au bout de quelques secondes, mon frère a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose mais ma sœur ne lui a pas laissé une seconde d’expression individuelle. Elle lui a balancé, banco, son bol de chocolat à gueule. Il s’est mis à la traiter de taré authentique, de raté et de mocheté qui ne trouverait jamais personne pour s’intéresser à elle dans la vie. Je supposais que mon père venait de lui refuser les clés de l’AX Olympique et qu’il lui fallait une victime. Je me suis fait toute petite sur ma chaise en pensant que Brandon et Brenda, eux, finissaient toujours par tomber dans les bras l’un de l’autre. Mais il fallait être honnête : Brenda était largement plus belle que ma sœur. Même si je l’aimais, j’avais un peu pitié.
Je l’ai aidé à ramasser les morceaux du bol qui s’était écrabouillé par terre mais ce n’était pas très agréable de la voir comme ça, en train de renifler, toute bouleversée. Je ne savais pas quoi dire et je suis donc allé chercher ma petite sœur à la rescousse. Elle savait quoi faire, elle, dans ce genre de situation. En échange, je lui racontais des histoires sur le chemin de l’école. Elle aimait bien tout ce qui avait trait à La Petite Maison Dans La Prairie, récit dont j’avais eu, par chance, le droit de lire le livre. La route pour l‘école n’était pas longue, même à pied, mais c’était quand même l’angoisse parce que, tous les matins, un type se mettait nu à sa fenêtre quand on passait devant. Et il n’y avait aucun moyen de ne pas passer devant. Notre objectif, enfin mon objectif, ma sœur n’étant pas particulièrement gênée par la situation, c’était d’être tellement absorbées dans l’histoire quand on arrivait sous sa fenêtre qu’on oublierait tout bonnement de tourner la tête pour se trouver nez à nez avec son gros sexe gluant. Beurk. Notre personnage préféré était évidemment Laura. Parce qu’elle était canaille et qu’on aurait bien voulu l’être. Laura avait de la repartie. Elle était gonflée. Elle disait ce qu’elle pensait, savait réparer une pompe à eau, dresser des chevaux, organiser une tombola ou remettre Nelly-La-Riche à sa place. C’était ça l’Amérique. Nous, à Clermont-Ferrand, on savait juste raser les murs pour éviter les pervers. Le pire, c’est que c’était précisément pour éviter de nous pervertir qu’on ne pouvait pas regarder V, par exemple, en même temps que le reste de la famille. « Trop petites » disait mon père. « Vous allez avoir peur ». Additionnée au bruit des lézards en train de muter, la perspective de se faire attraper en train d‘écouter l’épisode perchées en haut de l’escalier nous rendait pour le coup assez patraque. Par un manque de chance extraordinaire, la seule fois où je ne me faisais pas repérer à regarder cette série cachée derrière le canapé coïncida avec l’accouchement de l’enfant de lumière. Gore. J’ai vomi et pris une fessée. Mais je m’en fichais.
J’avais finalement réussi à me faire quelques amis à l’école et je les travaillais au corps pour savoir ce qui marchait le mieux en matière de négociations télévisuelles. Dès le CP, j’avais isolé un axe d’action majeur. Le bulletin. J’ai très rapidement maitrisé le chantage à la note, particulièrement efficace dans les familles de prof. Ce n’était pas notre cas, mais ma mère aurait voulu être prof, et c’était encore pire. Le problème, c’est que chaque bonne note me donnait le droit de regarder un programme pour enfant et pour enfant seulement. Diffusé entre cinq heures et cinq heures et demi. Alors que Magnum, l’Homme Qui Tombe à Pic, Supercoptere ou K2000 passaient bien plus tard, aux alentours de six heures. Ceci étant dit, entre un dessert hypocalorique et pas de dessert du tout, vous choisiriez quoi, vous ? Je regardais donc les programmes pour enfant. Avec un léger mépris je dois dire. Entre Japon et Amérique, mon cœur avait déjà tranché. Je voulais de la série contre du dessin animé, des grands espaces contre des terrains de foot ou de volley, des intrigues excitantes contre des amourettes à rallonge, de l’improbable contre de l’ennui. Seul Zorro trouvait grâce à mes yeux.
Une deuxième technique, développée un peu plus tard, consistait à manipuler ma mère. La pratique était dangereuse car elle supposait le mensonge, un outil que j’ai mis du temps à bien maîtriser. Mais quand j’y arrivais… Mon plus bel exploit fut d’un jour mentionner que la maitresse regardait régulièrement Mac Gyver et qu’elle s’en était même inspirée pour nous expliquer le fonctionnement d’une centrale nucléaire. La phrase a fait échec et mat. Ma mère m’a planté devant la série en priant pour que je sois moins mauvaise qu’elle en Sciences Physiques. Mon père a cautionné cette décision à condition de superviser mon activité éducative. Ce qui lui permettait de passer encore plus de temps vautré sur son canapé à grignoter des DeliChoc en cachette. Plus je grandissais, plus il ressemblait à Peter Thornton, célèbre patron de la fondation Phoenix. En moins riche et moins bonhomme. Moins américain, quoi. Pendant qu’il s’empiffrait bruyamment, j’avalais de mon coté les images : les déserts orange et rocailleux, les lacs et les neiges immortelles, les routes de bitume infinies, le Grizzli rugissant, les Drive-In et leurs serveuses en jupe rouge, les pick-up Ford, les gratte-ciels, les restaurants chinois, les marinas baignées de soleil, le débardeur de Richard Dean Anderson enfin, sa gentillesse et son sourire. Aucun de mes frères ne lui arrivait à la cheville et j’étais assez heureuse d’avoir accès à cette information.
Mon ultime ressource restait digne des plus belles guérillas. Pour un petit bout d’Amérique, j’étais prête à tout. A six heures, tous les jours, j’ordonnais à ma sœur de me couvrir en cas de visite parentale dans la chambre où nous faisions nos devoirs (elle me devait bien ça vu qu’elle profitait, grâce à moi, des dessins animés japonais et des exploits de Mac). Je descendais les escaliers sur la pointe des pieds. Rampais le long de la salle à manger qui jouxtait le salon. Le carrelage était glacé et le risque grand. Je m’approchais lentement de la porte, me redressait et, tout doucement, faisait jouer la poignée, main de velours, jusqu’à ce que le battant s’entre-ouvre légèrement. J’avais désormais le son et, si j’avais de la chance, un petit filet d’image. Généralement, quelqu’un finissait par me trouver là et me renvoyait illico dans ma chambre. Mais certains jours, je pouvais « voir » l’épisode de Starsky et Hutch en entier. Fascinée par les rues sombres et dangereuses de Los Angeles, conquise par l’énergie et la tchatche des deux policiers, troublée par la violence qui transpirait de l’ensemble, j’oubliais même mes pieds gelés.
Une fois dans ma classe, je réfléchissais à cette histoire de guerre du Golfe et de télé allumée à sept heure moins le quart. Il y avait de quoi s’inquiéter. Quand mon père s’intéressait à quelque chose, ça pouvait tourner à l’obsession. Il était capable de prendre un congé sabbatique pour rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre à regarder des étendues de sable prendre feux en direct. Je doutais fortement que cela n’arrive toutefois. Parce que mon père n’allumait pas la télévision à sept moins le quart pour regarder des images du désert. Ni même avoir des information sur l’état du monde. Il allumait la télé pour éviter de parler à ma mère. Et à mes frères. Et à mes sœurs. Et à moi. Peu de chance, donc, qu’il décide de rester à la maison toute la journée devant le journal TV. Mes propres créneaux horaires, ainsi que ceux de mes grands frères – largement responsables de mon addiction à V, Magnum et l’Homme qui Tombe à Pic - étaient en sécurité. Plus important, je sentais qu’il y avait même quelque chose à gagner dans cette histoire. Un changement n’est jamais anodin. Comme quand ma mère nous avait dit que ma grand-mère venait provisoirement s’installer chez nous pour se remettre de la mort de papy. Elle était toujours là, mamie. N’était jamais repartie. Le coup de la guerre du Golfe, au fond, c’était une déclaration de guerre de mon père à ma mère. Ce qu’il lui disait, par là, c’est qu’il ne voyait plus l’intérêt de mettre en pratique ses principes d’éducation et de vie de famille. Que l’état du monde était plus important. Que sa propre tranquillité était plus importante. Et que l’on pouvait bien, de temps en temps, un peu se détendre. Le mot divorce s’est mis à clignoter devant moi et je m’engouffrais dans un tourbillon d’espérances inédites. Avoir des parents divorcés, c’était encore mieux que de pouvoir regarder la télé toute la journée. C’était être un personnage de télé. Vivre des drames, des séparations, être déchirée entre deux maisons, deux lits, deux familles. Mon père deviendrait peut-être aussi cool que TJ Hooker ? J’avais du mal à contenir mon excitation. Autour de moi, c’était systématique. Tous ceux qui avaient des parents divorcés avaient aussi des cahiers à la mode et des habits cools de chez Z. Tous étaient à la pointe de l’information en matière de série TV. Tous avaient des noms à consonance américaine. Jessica, Kevin, Mickaël, Jennifer. Je passais la journée à remercier Dieu en secret.
Mon rêve, c’était une famille comme dans Quoi De Neuf Docteur. Un frigo XXL. Pas d’école l’après-midi. Une pelouse impeccable. Des bouilles de presque mannequins. De la bonne humeur, du rythme, de l’argent et du charme. Ce soir là, on était huit à table. Mon père à moitié debout sur sa chaise, prêt à passer dans le salon la dernière bouché avalée. Ma mère bien droite, lèvres pincées. Mes frères et sœurs, tous l’air blasé. Seule ma cadette, indifférente à l’ambiance, zieutait mon assiette parce qu’elle avait encore faim. Personne ne disait rien et l’on entendait juste, en toile de fond, des explosions et des gens criant en arabe. Jusqu’à ce que le deuxième de mes frères, celui qui venait de se faire tatouer un Peace and Love bleu foncé sur la cheville gauche, se décide à partager ses opinions sur l’envahisseur américain. Je me crispais. Je savais que la discussion allait mal finir et puis, surtout, j’avais envie de lui demander au nom de quoi il se permettait de critiquer l’Amérique de Magnum et de Code Quantum (une nouvelle série que je trouvais particulièrement réussie). Vingt secondes plus tard, tout le monde hurlait. Mon père rappelait qu’il avait fait la guerre d’Algérie. Ma grande sœur agressait les idées de Mai 68. Mon frère menaçait de boycotter même son service civil et ma grand-mère sanglotait bruyamment. Ma mère, sans doute atterrée par l’échec de ses méthodes d’éducation et par la médiocrité finale de sa progéniture, était pétrifiée. Et moi ? Moi je me levais discrètement, montais à l’étage et me faisais couler un bain. Avant d’y plonger, tel Colt Seavers, mimant un bon cigare et un whisky à la main.
Finalement, mes parents n’ont pas divorcé. La tension maternelle se relâcha vis à vis de nos influences cathodiques. Un certain laxisme s’installa autour de la télécommande. Mon père gagna une nouvelle taille de chemise et je pus voir un épisode des Dessous de Palm Beach en entier. Une fois permise, l’activité a progressivement perdu de son attrait. Mon scepticisme face aux intrigues de Chips grandit en même temps que mon tour de poitrine. Au fil des rediffusions, je commençais à trouver Sheriff-Fais-Moi-Peur légèrement sexiste. Je n’avais plus besoin de deviner la fin des histoires. Le passé des personnages. Le haut, le bas ou le coté droit de l’écran. La dernière note du générique. Sans même m’en rendre compte, j’ai oublié d’allumer la télé. Passant à une autre phase de ma vie. A d’autres centres d’intérêt.
Mais quand, des années plus tard, j’ai enfin mis les pieds sur le sol américain, Ray-Ban sur les yeux et petit copain à la main, un trouble inattendu m’a fait vaciller à la sortie de l’aéroport. J’ai fermé les yeux. Cherché mon équilibre. Du son. Des couleurs. De l’immensité. L’émotion m’a submergé. Des routes de bitume infinies, le Peach Pitt et ses serveuses en mini rouge, un pick-up Chevrolet. Dylan McKay, Jonathan Hart, Michaël Knight, Mike Donovan, Diana, Sam Beckett, Fonzie, TC, Rick, Higgins et Zeus, et Apollon. J’ai respiré. Ouvert les yeux et replongé. Du son. Des couleurs. De l’immensité. J’avais neuf ans. Et ça y’était ! J’étais passé de l’autre coté.