Il n'est qu'un homme
manulelela
Il fait sombre et froid ici. L’air est humide et le sol terreux glacé. Je suis transi, j’ai peur. Enfermé dans ce cachot noir depuis si longtemps. Quelques petits mètres carrés pour un être si grand, si fort. Recroquevillé. Assis. Plié. Terré. Terrifié.
Tous mes sens sont en éveil. J’entends leurs cris, au loin, comme des murmures que l’on cache, que l’on retient encore. Je sens l’excitation, la peur, le plaisir et la crainte.
Je bande tous mes muscles et m’élance, tête la première, vers la porte en bois. Je me cogne. Rien ne bouge. Rien ne l’ébranle.
Je gratte la terre. Trop dure et caillouteuse. Je dessine à peine mes marques dans le sol.
Je frémis, je tremble, je renifle. Je n’en peux plus de cette obscurité, de cette poussière. Je veux retrouver mon soleil, sa clarté, sa chaleur, son amour. Je veux à nouveau vivre, respirer au grand air, jouer, courir, aimer. Qui êtes-vous pour me priver de ma liberté ? Où es-tu mer chérie ?
J’entends ses pas. Il revient. Lui. Le malin. Le pantin. Le monstre de pacotille.
Il ouvre le verrou et d’un coup, la lumière jaillit. Elle m’inonde, m’aveugle puis me montre la route. Je la cherche, la suis et tout à coup surgis.
Le grand jour m’accueille dans ses bras. Je sens le soleil sur ma peau. Je sens la sueur. J’entends la fureur et les cris.
Les couleurs jaillissent comme un soleil, partout. Le rouge. Le rose. Le jaune. Il brûle mes yeux. Mon Dieu merci, que c’est bon à nouveau de sentir la vie sur moi.
Et je les vois. Mes tortionnaires. Ils sont des milliers, rangés comme des poupées sur l’estrade d’un cirque.
Fermé. Ils ont fermé autour de moi pour mieux me garder. Ils ont fermé pour mieux jouer. M’emprisonner encore une fois. De peur que je m’échappe, de peur que je recule.
J’entends leurs rires, j’entends chacun de leurs cris comme des épées qui m’atteignent. Leurs gorges déployées, leur fierté étalée. Tant de signes que je hais. Leur exaltation sent la peur.
Ils sont tous venus me voir. Les grands, les enfants, les femmes avec leurs beaux chapeaux. Ça sent la messe dominicale. Le rassemblement de la haine et de la beauté.
Ici c’est moi le maitre. Je lève la tête au ciel et m’imprègne de la chaleur du soleil. Je repense à ma terre, à mes aïeux. Je revois les plaines d’Espagne, les cactus, j’entends le chant des cigales, sens l’odeur des orangers. Dieu que cela me manque.
J’entends le clapotis de l’eau, le sens sur ma peau. Je sais qu’elle n’est pas loin, ma Méditerranée. Je renifle son odeur.
Ici il fait chaud, trop chaud. C’est une fournaise, une exaltation.
Et d’un coup, j’entends la foule en délire. Ils crient, ils saluent, ils applaudissent, ils se lèvent. L’entrée de leur dieu, leur fantoche, leur turlupin, ce guignol. Je le sais, je le vois, il est là. Il se croit beau. Il se croit fort. Doré, rosé. Vêtu comme une marionnette. Ça se dit un homme.
Il parade comme un paon mais on verra bien qui est le plus fort. A mains nues, à armes égales. Un combat de titans.
Il me regarde, me toise. Je relève la tête. Je le défie. Il ne me fait pas peur. Je vais me défendre. Je vais lui apprendre. Je l’attends. Viens, toi. Toi la bête. Toi le monstre.
Je suis son ombre. Il bouge, il court, il me nargue, il me provoque. Il joue, il ment, il se cache.
Je fonce vers lui, tête baissée, ma fierté gonflant ma poitrine. Je saurai me battre avec dignité, moi.
La danse commence. Il tourne, virevolte sur ses ballerines de danseuse. Chacun de ses pas provoque l’hystérie, les cris. Il est supporté par des hordes d’infidèles, d’impies. Je suis seul. Je n’ai pas peur. Mais je sais que je ne peux rien.
Il me frappe. Une première fois. Je sens la pique transpercer mon dos. Une lance fleurie, colorée. Pour que tout le monde la voie. La foule hystérique hurle son plaisir.
Le liquide coule, chaud, sur mon dos et ma poitrine.
Nous ne nous battons pas à armes égales. Lâcheté et arrogance pour lui. Fierté et orgueil pour moi. Un à un, il abat ses pieux sur mon dos, sur ma nuque.
Je renifle, je tousse. Je râle. Je hurle. Je suffoque. Ma poitrine se lève encore, se soulève difficilement. Je gratte le sol. Je respire la poussière de ma terre. Terre catalane, gorgée de soleil et d’amour, baignée par la mer.
Je hume la mort. Dans un dernier sursaut, je fonce sur ce pantin coloré. Je ne les vois plus. Je devine juste leurs cris, leurs rires. Autour de ma tombe, les hommes chantent et dansent. Autour de ma tombe, les hommes s’amusent et rient.
Je ferme les yeux. Je sens une dernière fois la terre froide sous ma tête. Je te prie mon Dieu pour que cela cesse. Je te prie mon Dieu. Puisses-tu leur pardonner.
Ce sont eux les bêtes. Ce sont eux les monstres.
Demain, à midi sonneront les cloches de ta maison. Le matador ira crier sa victoire à tes oreilles. Auréolé de prestige et de puissance, il restera debout devant toi et t’ordonnera de le glorifier. Pardonne-lui, ce n’est qu’un homme.
J'aime beaucoup l'écriture, le rythme saccadé donnant toute sa force au récit.
· Il y a environ 12 ans ·Mathieu Jaegert