Il y a des nuits comme ça (11 et fin)

Eric Descamps

On tourne la page

À peine avait-elle tourné la clé de contact que Delphine sentit les larmes lui brouiller la vue.

Marc était rentré, elle en était sûre.

Il dort. Je le vois dormir. Il est à sa place et je ne suis pas à la mienne. Je n'y suis pas depuis des mois, je suis à côté de la plaque depuis longtemps.

Était-ce pour cela qu'elle pleurait ? S'il n'est pas là, c'est un « enfoiré ». Jamais Delphine n'avait entendu Henri parler ainsi. Il y avait de la colère dans ses propos.

J'aurais été si bien dans les bras de cet homme rassurant et prévenant. Il m'aurait fait l'amour avec douceur, presque comme on berce un enfant. Et je me serais laissée faire, attentive à toutes ces choses que j'aurais désirées et qu'il m'aurait prodiguées pour mon plus grand plaisir. Plus tard nous aurions été manger dans un restaurant que je ne connais pas mais où il a ses habitudes, et je lui aurais raconté ma vie.

Et sans cesse les larmes coulaient.

Le soir venu il m'aurait ramenée chez lui, et nous aurions discuté jusqu'à l'épuisement, tous les deux face à face dans un grand canapé, mes pieds nus sur les siens comme un viaduc s'alliant à nos regards croisés. La nuit aurait été apaisante.

Mais on ne pleure pas sur des rêves inassouvis. Alors, pourquoi les larmes ?

Elle tournait vers le boulevard qui l'amènerait chez elle lorsque la lumière se fit. L'espace d'un instant, à travers ses larmes, elle vit une autoroute. L'image était déformée et fugitive, mais cela lui suffit amplement pour comprendre : Marc avait pleuré, lui aussi, alors qu'il faisait route vers leur appartement. Leur prison de silence avait muselé l'expression de leur douleur.

Nous en sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus nous apporter le moindre réconfort. Mon Dieu, quel gâchis...

Pour une fois ce constat la révolta. Bien des fois auparavant elle avait mis un terme à la relation qu'elle entretenait en poussant son partenaire à la quitter.

Les larmes refluaient maintenant, au fur et à mesure qu'elle s'approchait de sa destination, tandis qu'en elle croissait la conviction que cette fois-ci, rien ne pourrait l'empêcher de prendre son destin en main.

Marc, mon Marc, j'anticipe ton regard étonné lorsque je te réveillerai, mais je dois le faire, et j'ose espérer que tu me comprendras. Tant et tant de temps a coulé en pure perte sur ce qui restait de notre amour. Je te sens profondément endormi, achevé par la route que tu as couverte cette nuit, et aussi j'imagine ton cerveau en cacophonie. Pardonne-moi. Ni toi ni moi ne pouvons encore vivre comme cela.

Jamais le visage de Delphine ne fût aussi dur et fermé que ce matin-là, au moment où elle abandonna sa voiture pour rejoindre son appartement.

Elle emprunta l'escalier. Tout au long de son ascension, elle continua d'écouter la petite voix qui lui parlait.

J'ai failli ne pas venir, Marc. Tu vois où j'en suis ? Crois-tu que je puisse encore supporter cette vie ? Non, bien entendu... Et je sais que tu me comprends. Il y a longtemps que j'aurais du faire ce que je vais faire maintenant, et je te demande pardon pour tout ce temps perdu.

La clé tourna et la porte en s'écartant laissa entrer un peu de lumière dans le hall, suffisamment pour que Delphine puisse distinguer le sac de voyage de Marc.

Tu dors, Marc, mais plus pour longtemps, car je suis impatiente maintenant.

Marc dormait comme s'il était prisonnier sous la couette. Elle le regarda longtemps.

Tu ne t'es pas rasé depuis deux jours, mon pauvre amour. Pardonne-moi si je suis maladroite.

Le moment est venu.

Delphine se déshabilla.

L'instant d'après, Marc se réveillait.

***

Oh Marc, comment ai-je pu te laisser si longtemps me donner tant et tant de choses sans vraiment te laisser d'autre plaisir que de me laisser faire ?

Et Delphine pour la première fois de sa vie faisait l'amour à son homme.

Je te donne si peu ici et maintenant, et malgré cela je sens ta surprise et ton étonnement. Laisse-moi t'aimer, et si tu pleures parce que j'entrevois enfin quelque chose que j'aurais dû prendre pour une évidence bien plus tôt, ô mon Amour, je t'en prie, viens pleurer en moi.

***

Bien plus tard, tous les deux couchés sur le côté, leurs yeux et leurs mains pour unique et double lien.

Marc demanda :

— Pourquoi ?

Delphine prit le temps de réfléchir, puis lâcha :

— Parce que je n'ai pas encore compris ce que tu attendais de moi.

Au-dehors, le soleil brillait timidement. Delphine se dit que c'était un bon début.

 

Bruxelles, le 3 juin 2009.

 

Merci à Mon Isabelle pour m'avoir conseillé dans la conception (quel joli mot) de cette histoire. Louée soit sa patience pour avoir vérifié la vraisemblance des mésaventures auxquelles je soumets mademoiselle Delphine avec une constance qui parfois – je l'avoue – touche à l'acharnement.

Pour être tout à fait honnête, je suis le seul responsable du scénario : rien n'a été emprunté à la vie réelle des infirmières que j'ai rencontrées lors de la rédaction de cette histoire. Si toutefois une des scènes a un petit air de « déjà vu » pour l'une ou l'autre d'entre elles j'en serai très fier, car je ne suis vraiment pas « du métier »...

Merci aussi à Samia, ma fidèle conseillère technique et linguistique, et sa sœur Malika, pour avoir donné les justes résonances arabes à la petite prière de Sahar.

Il m'a fallu trois mois pour me résoudre à l'idée d'embarquer Noémie vers le pays des anges : sans cela, Delphine serait aujourd'hui probablement très seule, et incapable de savoir si elle est heureuse ou non. Suite à son « U-turn » salvateur, je l'imagine volontiers maman de deux enfants, et qui sait, rayonnante de bonheur.

Dans dix ans, elle proposera à Marc de l'épouser, pour célébrer le bon choix qu'elle a fait au petit matin, il y a à peine quelques lignes.

(c) Atine Nenaud, dépôt légal, 2011, tous droits réservés.

Signaler ce texte