Il y a mille ans

marie-roustan

Il y a mille ans

La vieille 2CV couleur ivoire déboucha gaillardement au sommet du col, au moment précis où le train à grande vitesse, rayé de bleu, gicla de l’embouchure du tunnel. La conductrice s’engagea dans le chemin de terre de gauche, le moteur ronronna au changement de vitesse et la voiture cahota souplement avant de s’immobiliser. Une dame à chignon gris s’en extirpa, en s’accrochant de toutes ses forces à la portière, pour parer au coup de vent qui risquait de la rabattre. Elle se redressa, puis plissa les yeux pour regarder la ligne qui filait, toute droite à travers la plaine, dans l’attente de la prochaine rame qui surgirait, presque sous ses pieds, dans quelques minutes.

Il y avait maintenant plus de quinze ans que leur maison avait été rachetée et que les trains passaient, à cadence régulière, à travers des lieux où elle avait vécu, heureuse, avec son mari et leurs enfants. De temps en temps, elle venait ici pour regarder la plaine, rêver au temps d’avant … Elle se souvenait des liens de sympathie très forts qu’elle avait noué avec une jeune archéologue, après le suicide de son Pierre. Hé oui, cet homme-là, elle avait eu tort de le croire inébranlable. On avait compris trop tard qu’il refusait de survivre à la destruction de la bâtisse qu’il avait amoureusement restaurée pour y installer sa famille.

L’archéologue venait très souvent les retrouver, le soir, à la fin de sa journée de travail sous le lourd soleil d’aout. Elle racontait aux enfants les épisodes de la vie du chantier et leur expliquait sa passion pour ces infimes débris qui reflétaient la vie de ceux qui avaient vécu ici, il y a mille ans. Après leur déménagement, elle avait continué à leur rendre visite, mais, quelques mois plus tard, elle était partie pour une mission en Amérique du Sud. L’archéologue n’était jamais revenue et ils avaient reçu son faire-part de mariage avec un Péruvien. Cependant, elle leur avait offert un conte destiné aux enfants, un conte qui racontait à sa façon ce qu’elle avait lu dans les couches archéologiques de leur propriété. Les enfants avaient grandi, les contes ne les intéressaient plus…

En venant contempler la vue sur la plaine, au coucher du soleil, la vieille dame aimait se remémorer cette histoire. C’était seulement une vision de ce qui avait pu se passer, basée sur les menus objets retrouvés en fouille, mais ce conte, tout simple, lui rappelait la période où elle n’était pas encore seule.

« Au printemps de l’année 1012, le coucou avait chanté un matin. La jeune Amalburge avait cru en lui. Oh ! Il ne pouvait promettre la prospérité à sa famille qui n’avait plus la moindre pièce, après que les agents du comte Adhémar aient prélevé leur dû, mais elle avait pensé très fort qu’un bonheur allait venir à elle avec les beaux jours. Et lorsque le jeune seigneur de Rochefort, beau comme seul il pouvait l’être, était arrivé sur son cheval, couvert d’écume pour avoir trop galopé après un cerf dans la forêt des Hayes, elle avait ouvert toute grande sa porte, sans aucune frayeur.

Pourtant, Amalburge savait bien que le surnom de Loup, que son père lui avait donné bien après son baptême, voulait montrer la volonté guerrière du lignage : les murailles en train de se construire sur la crête rocheuse étaient là pour l’affirmer. Mais il était si beau, avec ses boucles blondes, ébouriffées par la course, et ses yeux qui la regardaient lui servir à boire comme si elle était la seule femme existant au monde.

Le cheval s’était roulé dans la poussière pour se sécher, dès que son maître avait ôté sa selle, puis s’était mis à manger une brassée d’herbe destinée à sa chèvre, mais elle n’avait pas protesté. Loup lui avait expliqué que ce petit cheval, à la robe noire et aux yeux vifs, avec une crinière que personne n’aurait jamais osé raser, était la meilleure monture de tout le comté. Son père l’avait ramené pour lui, au retour d’un pèlerinage à Jérusalem, mais les montures de ses compagnons ne pouvaient le suivre et c’est ainsi qu’il s’égarait souvent.

Loup s’était étonné qu’une aussi jeune femme soit seule dans cette cabane isolée dans les ramières du Vermenon. Amalburge avait dû lui expliquer, les larmes aux yeux, comment son père était mort, après l’été de la grande sécheresse, éventré par un sanglier qui avait croisé sa route, un soir, alors qu’il traînait des branches mortes ramassées dans la forêt pour leur feu. Et puis comment sa mère, l’hiver précédent, s’était mise à tousser et ne s’était pas réveillée au matin. Depuis, elle vivait avec son jeune frère, parti tôt le matin au marché de Monteil, pour y vendre les belles cuillères de buis qu’il avait taillées cette semaine.

Le jeune seigneur lui avait dit qu’elle était belle, ce qui l’avait stupéfaite : comment pouvait-il dire cela, lui qui côtoyait toutes ces dames dont les manteaux l’éblouissaient lorsqu’elles passaient sur leurs mules. Leurs rires et leurs chants, elle les entendait de loin et elle allait se cacher dans les fourrés pour les regarder se promener tranquillement le long du chemin de Gontardin, sur l’autre rive du Vermenon. Loup avait insisté : sa robe de laine brute mettait bien mieux en valeur le rose de ses joues et le vert de ses yeux que n’importe lequel des velours précieux.

Amalburge lui avait offert de partager avec elle la bouillie de millet qui finissait de cuire dans l’oule, posée dans les braises du foyer. Après qu’il ait caressé sa main, elle n’avait pas très bien compris comment elle s’était retrouvée blottie contre lui, sur la paillasse couverte de peaux de mouton où elle dormait d’habitude. C’est le cheval qui les avait réveillés d’un grand coup de naseau, alors qu’ils n’avaient même pas entendu ses fers claquer sur le plancher.

Le soleil était bas, son frère allait rentrer mais elle l’avait oublié, regardant Loup seller son cheval, debout sur le pas de la porte. Il s’était retourné, l’avait serrée contre lui et lui avait glissé dans la main un petit objet, en lui disant qu’il reviendrait. Lorsque le cheval et son maître eurent disparu, elle avait trouvé, en ouvrant les doigts, une petite croix de fer avec une pierre qui brillait, encore chaude de sa chaleur à lui. Un cocorico puissant la fit sursauter : son frère arrivait, il lui fallait glisser cet objet étranger dans une fente du plancher. Amalburge le fit machinalement, sans réfléchir à la façon dont elle pourrait le récupérer ensuite.

Le vendredi suivant, elle avait entendu la cloche de Saint-Bonnet tinter lugubrement alors que le soleil refusait de se lever. Brusquement inquiète, elle avait couru demander à sa cousine, pour qui sonnait ainsi le glas. C’était pour Loup, mort de la vilaine blessure reçue pendant les joutes du mariage de sa sœur. Amalburge s’était effondrée, foudroyée par la vision d’une silhouette d’un homme à cheval entourée de feu. Elle avait compris qu’elle portait en elle le double de cet homme.

Amalburge n’avait pas attendu le cortège funèbre qui venait de Rochefort et était revenue à leur cabane comme égarée. Son frère, qui l’avait cherchée en vain, l’avait traitée de fainéante; il était furieux parce que les bêtes n’avaient pas été nourries et surtout parce qu’il avait le ventre vide, n’ayant pas été capable de faire cuire quelque chose. Elle avait allumé le feu sur la grosse pierre du foyer et avait préparé un repas, le plus rapidement qu’elle avait pu. Lui s’était plaint que ce n’était pas bon, mais elle n’avait pas entendu.

Quelques temps plus tard, Amalburge était sûre de sa grossesse. Elle était certaine aussi de ne pas vouloir pour le fils de Loup, une existence misérable. Elle était partie voir la recluse que l’on savait dépositaire de vieux secrets. La vieille femme vivait dans des ruines que la légende attribuait aux Romains et où l’ermite de Montceau était venu, il y a si longtemps que personne ne pouvait dire quand, planter une statue en bois de saint André. Elle avait tout raconté, tout expliqué à cette femme que la vie avait rendue proche du monde invisible. Elle avait bu d’un trait un breuvage amer avant de s’endormir d’un sommeil trop lourd. À son réveil, la recluse lui avait expliqué que tout était comme elle l’avait souhaité, et lui avait montré quelque chose d’informe qui achevait de se consumer dans le foyer, un bout de chiffon qui avait reçu ce qui la libérait. Depuis ce jour, chaque mois où son cycle revenait, calé sur la même largeur du croissant de lune, la rassurait, même si son inquiétude n’était basée que sur le rêve avec lequel elle vivait.

Maintenant Amalburge revenait de la berge du Vermenon, là où elle avait aménagé elle-même un petit lavoir avec un treillage de branches de saules, une sorte de panier ouvert vers le courant. Oui, les linges qu’elle ramenait pour les étendre sur les buissons de l’enclos du poulailler la rassuraient. Elle n’aurait pas besoin de la faiseuse d’ange. Pourtant ses doigts étaient violets du froid de décembre et les crevasses en saignaient.

Ce matin était différent des autres, Amalburge sentit une angoisse lui tordre le ventre avec cette odeur de brûlé qui arrivait tout à coup ! Elle leva la tête en entendant son frère hurler : leur cabane était en flammes. Elle courut attraper un seau de bois pour aller le remplir au ruisseau, mais quand elle revint, c’était trop tard. Son frère l’insultait. Bien sûr, c’était de sa faute à elle s’il avait allumé le feu si violemment que la toiture de chaume s’était enflammée. Elle pensa à la petite croix qu’elle n’avait jamais osé aller rechercher sous le plancher et se dit que c’était bien ainsi.

Amalburge libéra la chèvre de son enclos, mit ses poules dans un grand panier et hurla à son frère que c’était jour de marché et qu’il ferait bien de laisser l’incendie s’éteindre tout seul. C’était vrai, il commençait à pleuvoir et la bourrasque de vent du sud qui avait tout enflammé s’était brusquement calmée. Le garçon attrapa les deux sacs de grains qui restaient au fond d’un des deux silos enterrés et ils partirent vendre ce qui leur restait.

En route, Amalburge se demandait de quelle manière ils iraient se présenter chez le comte Adhémar qui recrutait du monde pour construire son nouveau palais de Sauzet. Elle était assez forte pour assurer le transport des pierres, et son frère assez habile devant une pièce de bois pour aider au montage des échafaudages. Bien sûr, c’était l’hiver et la construction probablement arrêtée. Mais, c’est justement à ce moment-là que l’on doit abattre le bois. Sinon, il leur resterait la solution d’aller mendier leur pain, en attendant le moment de la moisson, puisque le feu avait épargné leur champ.

Ce qu’elle ignorait encore, c’est que la pluie qui s’annonçait ferait déborder le Vermenon, que le courant ravagerait leurs maigres cultures et rendrait toute reconstruction de la maison impossible. »

Une autre rame de TGV filait sur les rails brillants. La vieille dame lissa ses cheveux gris en la suivant des yeux, remonta dans sa vieille voiture, manœuvra puis retourna, pensive, vers son quotidien.

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