Ile de Bâtés ou Ke ka Corsicuitta ???

koss-ultane

               Ile de Bâtés ou Ke ka Corsicuitta ???

     Il n’y a pas plus fier qu’un porc sur couche.

     Tout ce qui fume n’est pas plume.

     On ne retrouva pas même de corps vidés.

     Ange, Doumé et Parfait Denini étaient des cousins pur beurre et des Corses pur souche. La mort du petit oiseau noir, comme du continental qu’ils avaient fait fuir à force de tirer sur sa maison et sa voiture lorsqu’il ramenait son fils de l’école, était devenue l’enjeu d’apéritifs sans cesse renouvelés. Ange lui avait tordu une patte sans parvenir à l’ajouter à son tableau de chasse à côté des trois Bougnoules et huit continentaux qui y figuraient déjà. Ils lui avaient même donné un nom : “Concon”. Comme continentaux qu’on a fait fuir.

     Partout ailleurs, ou presque, ces trois quadras, pistolets enfoncés sur le devant de la ceinture, dans la gélatine du bide, auraient été appelés “gros cons” mais ici on leur donnait du “monsieur” long comme le lance-roquette. Ils étaient en effet étiquetés “gros cons” par la justice, police et reste de la population mais ce n’était qu’un nom de baptême tacite. Leur sensibilité à fleur de peau ne l’aurait jamais supportée, ainsi les ménageait-on. Pour leurs fêtes, ils mitraillaient la façade de la préfecture, d’une gendarmerie ou d’une perception. Lorsqu’ils étaient déjà trop bourrés pour faire le trajet sur des routes dangereuses, ils allumaient le continental le plus proche ou un républicain de leur sang. Ici, on savait rire.

     Les Denini étaient les maquisards éternels, de ceux que rien ne fait fléchir ou réfléchir. Tout ce qui entravait leur business, dividendes, subventions, allocations, aditions et sommes réparatrices ou impôts évolutionnistes autant que révolutionnaires, étaient sujets promis à soustractions. Fiers d’être Corses, comme seuls les cons peuvent être fiers du hasard sans s’interroger sur tout ce qui fait d’eux des êtres humains si minables, ils paradaient et parlaient fort et mal de tous les étrangers. Déjà, et bien que par pure diplomatie ils ne s’en fussent jamais épanchés, ceux du village voisin leur semblaient avoir les yeux étrangement rapprochés, non ? Mais après tout ne fallait-il pas faire l’unité contre le reste du monde ? Quelle peuplade, aussi rare fut-elle, n’a pas compté quelques fruits blettes en son sein ? Ici, on se mariait entre soi depuis toujours et on en était fier.

     Ils n’étaient pas dupes, le débroussaillage c’était pour les crétins qui n’avaient pas compris que les gendarmes tentaient par ce biais d’éclaircir le maquis afin de mieux attraper les résistants en lutte. Ils avaient toujours balancé leurs mégots dans les herbes sèches et il ne s’était jamais rien passé preuve que c’était bien des conneries tout ça ! Et puis le feu c’était naturel. Plus que tous ces canadairs à la con qui venaient brûler du kérosène au-dessus des villages jolis à intoxiquer tout ce qui faisait la Corse authentique.

     “Concon” s’était fait rare ces jours derniers. Au point qu’ils commençaient à penser qu’un rapace quelconque leur avait peut-être grillé la politesse. Deux cibles se disputaient dorénavant leur potentiel cérébral de “monguilien”. Le nouveau village de vacances et la villa restaurée de frais d’un richissime et célèbre continental déjà connu défavorablement des services de ses compatriotes pour cause de carrières télévisuelle et radiophonique prolongées sans autres succès que leur propre inertie mais sans obstacle puisque ne demandant aucun talent général ou particulier. Ils avaient récemment subtilisé le matériau indispensable pour bleuté une nuit prochaine et inscrire un nouveau méfait d’arme à leur longue et brillante carrière. Un parcours au cours duquel ils avaient touché plus de poudre et de plastique que n’importe quelle cocotte refaite de la capitale et cassé plus de sémites que tous les anciens qu’ils connaissaient de leur défunt O.A.S.. Du temps où ils trouvaient encore normal d’aller emmerder les autres chez eux avant d’avoir cette étrange prise de conscience tardive “du chacun chez soi” n’ayant aucun rapport, nous assurait-on, avec le commerce équitable et lucratif de certaines substances poussant en Indochine et au Maghreb et brillamment raffinées chez leurs cousins de la côte.

     Puisque les ratons leur avaient botté le cul hors de là-bas pourquoi ne le réussiraient-ils pas ici ? Ne s’étaient-ils pas reconnu depuis longtemps plus intelligents qu’eux après tout ? La légitimité du sol, c’était irréfutable, non ?

     Un enfant né sur un ferry ne devrait-il pas avoir la gratuité des trajets à vie ?

     Seul l’acharnement des trois cousins à massacrer les rongeurs nuisibles à leurs cultures et réserves encavées et leur sale manie de balancer leurs victimes à la sortie de leur grange chérie avait donné une raison à “Concon” de rester si dangereusement près de ses bourreaux. Habilement plantée sur un terrain qui ne leur avait jamais appartenu, ils se prémunissaient de cette façon de toute implication explosive si le contenu de la grande délabrée à la sortie d’un village perdu dans la montagne était découvert par la maréchaussée.

     Les préparatifs allaient bon train entre une beuverie et une partie de chasse sanguinaire sans autre résultat que la mort constatée de toutes sortes de petits animaux prétextes à brûler de la poudre et d’un cochon sauvage grillé par un récent écobuage de pâtre archaïque trisomique.

     Doumé avait testé son nouveau fusil de chasse en allant rechercher son permis de conduire à la préfecture en pilotant d’un main et tirant de l’autre à l’entrée de la ville sur les panneaux “ralentir école” et “silence hôpital”. On évalue toujours mieux le recul d’une nouvelle arme d’une seule main c’est bien connu. Et ce n’étaient pas les trois apéros pris chez Parfait avant de partir qui allaient lui faire manquer sa cible ou rater son créneau en dérapage sur les deux seules places de parking réservées aux handicapés.

     Ce soir les trois ventres étaient avachis sur leurs fauteuils de jardin. Ils devaient faire une apparition à une fête bidon montée juste afin de leur fournir un alibi. Ils grillaient une dernière cibiche juste avant d’aller repeindre la nuit. D’un de ses nids voisins, “Concon” observait la scène et, malgré les myriades d’étoiles scintillantes, ne parvenait pas à s’endormir. Il était hypnotisé par les trois bouts incandescents qui dansaient selon une chorégraphie quasi immuable. Un coup de téléphone retentit deux fois deux fois sans que personne ne bougeât puis les trois hommes se levèrent comme un seul. Deux bouts rouge-orangés disparurent avec  la triplette de Nobel.

     Que fêtait-on ce soir là ? Les témoins sous le choc de la catastrophe ne parvenaient plus à s’en souvenir clairement. Ils étaient en désaccord sur tout ou à peu près : l’horaire d’arriver des trois hommes ? Leur départ ensemble ou non ? Leur arrivée ensemble ou non ? A quelles heures ? A qui appartenait la vieille grange délabrée encore plantée là quelques microsecondes avant l’apparition du cratère fumant ?

     Abandonnée depuis si longtemps sur un champ appartenant à un vieux sénile hospitalisé en ville depuis une vingtaine d’années, plus personne ne savait à qui elle avait été cédée ou rétrocédée ou si même cela avait effectivement été le cas. Les descendants du vieux vivaient sur le continent autant dire en Mongolie extérieure pour les autochtones auxquels un aller-retour pour Ajaccio ressemblait à un arrachement osseux avec ruptures ligamentaires et impôts de vrai citoyen à payer.

     “Concon” aurait bien voulu dormir cette nuit là. Sincèrement. Mais le bout incandescent lui parlait. Ses ancêtres lui murmuraient des histoires horribles qui l’empêchaient de fermer l’œil s’il laissait la part du feu s’éteindre sans se l’approprier comme c’était sa destinée d’oiseau fuligineux. Il avait fixer le ciel de l’autre œil et respirer à fond, il entendait hurler du fond des âges des femmes condamnées pour sorcellerie, des juifs et des protestants sacrifiés, pour ce qu’ils étaient, suite à des incendies inexplicables formellement expliqués par les autorités catholiques en mal de coupables. Etrangement, depuis le buisson ardent, tous les feux spontanés étaient décrétés diaboliques. D’instinct, l’oiseau savait qu’il ne devait pas rapporter son butin dans son nid primaire.

     A zéro heure cinquante-sept, trois silhouettes épaisses de grands théoriciens de la liberté s’avancèrent en ordre serré vers la grange sitôt pulvérisée par un quintal d’explosifs obsolètes sans être inefficaces. “Concon” fut réveillé en sursaut puis regarda les flammes et les gyrophares le reste de la nuit le sourire au bec, à défaut de la clope.

     Au moyen âge, les corvidés étaient appelés “oiseaux de feu” à cause de leur attirance pour la fumée, les brasiers et tout ce qui brillait. Souvent nichés dans les bâtisses abandonnées ou peu fréquentées, ils y rapportaient volontiers le dernier tison à la mode dans leurs nids inflammables avant de s’en échapper aisément abandonnant derrière eux babioles, verroterie, argenterie, cendres, cadavres et innocents accusés par les divines intolérances parce que différents.

     Parmi les animaux les plus intelligents, on disait aussi ces oiseaux noirs, et peu ragoûtants, les envoyés du “Malin”. Et lorsqu’ils vaporisent du porc, le contraste de leurs capacités avec celles des hommes en guerre n’en est que plus croassant.

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