Imène

fragon

Elle est une parmi des millions. C’est une ombre qui va et vient derrière les fenêtres de la maison d’en face. Au début, je n’y ai pas vraiment fait attention. Mais comme je travaille toujours à la même place, un jour, j’ai senti un regard insistant. Je n’ai pas de rideaux à mes fenêtres. Je me tiens au premier étage, cela ne me dérange pas d’être vue. Il est donc facile de savoir ce que je fais. J’ai levé la tête, derrière la fenêtre de la maison d’en face une enfant m’observait. Je lui ai souri.

En retour, l’enfant m’a fait un signe.

C’est devenu au fil du temps un petit jeu silencieux. J’ai facilement accepté l’échange. Il venait rompre la monotonie de mon travail.

Dans les semaines qui ont suivi, l’enfant a cherché plusieurs fois mon regard et à chaque fois, en réponse je l’ai saluée Je ne sais pas qui elle est. Une enfant de la famille peut-être. La maison est grande. C’est un gros bloc posé au coin de la rue. On peut presque en faire le tour complet. Je lui ai compté un peu plus d’une vingtaine de fenêtres.

Parfois, je ne vois plus l’enfant pendant quelque temps et alors son ombre me manque.

Un matin, c’est un dimanche. Alors que je travaille une fois de plus à mon bureau, je la vois enfin. La petite a exceptionnellement ouvert la fenêtre pour épousseter du linge et puis, un peu plus tard, elle a franchi la porte du jardin et elle est sortie sur le trottoir. Elle porte un petit tablier blanc à volant et une tenue coupée à sa taille, rose- à rayures blanches. D’où je me trouve, je lui donne une dizaine d’années. Je ne peux m’empêcher de sourire. Le balai dépasse sa tête et elle le manie avec application. Je suspends ce que je suis en train de faire et j’observe la scène cherchant l’adulte qui guide l’enfant.

La maison est très souvent fermée. Je ne sais pas vraiment qui en sont les occupants. Cela me paraît soudain beaucoup moins drôle cette enfant qui travaille un dimanche. Ici le travail des enfants est interdit. La loi stipule que même s’ils sont placés, l’employeur doit les scolariser la semaine. Une amende d’un peu moins de 50 euros est prévue en cas d’infraction à la loi. Comme je n’aperçois l’enfant que de temps à autre, je me dis qu’elle doit aller à l’école. Quelque secondes plus tard d’ailleurs, j’aperçois une autre jeune femme qui sort nettoyer le trottoir. Cela doit être sa mère. Je suis rassurée.

A la mi-décembre, la coutume veut qu’on offre des cadeaux aux petits enfants et qu’on fasse péter des pétards un peu partout dans la ville. Comme j’ai envie de faire plaisir à quelqu’un, je me dis que je pourrais acheter quelque chose à la petite sachant que sa mère n’a sûrement pas les moyens de lui offrir ce dont elle pourrait rêver.

Je farfouille un peu en ville et je lui trouve une belle poupée. J’empaquète le tout et je guette. J’attends longtemps, elle ne paraît pas. Je pars en vacances.

A mon retour, je reprends mon poste de travail et je veille. Enfin, de nouveau un dimanche je l’aperçois. Elle est en train de secouer d’énormes couvertures et retape un lit qui me semble un lit de géant à côté d’elle. Elle me découvre qui la fixe et son visage se fend d’un large sourire.

Alors que je m'apprête à lui faire le signe habituel, je la vois qui embrasse sa main et m’envoie un baiser. Tétanisée par l’émotion, je soulève mon paquet et essaie de lui faire comprendre que c’est pour elle. Je continue mes gestes désordonnés lui demandant de descendre.

Inquiète de savoir si elle m’a comprise, je suis des yeux son ombre qui se déplace derrière les vitres. Je dévale les escaliers. L’échange se fait en plein milieu de la rue. Elle ne parle pas un mot de français, je ne parle que quelques mots d’arabe.  Je ne l’embrasse pas, je ne la touche pas. Nous restons suspendues dans le no man’s land. Vite, je lâche un « labess », « chouf » et « cadeau ». Elle se contente de me sourire.

Elle est encore plus petite que son ombre, et paraît n’avoir en fait que six ou sept ans. Ses mains sont recouvertes d’exéma. Son corps est menu. Ses grands yeux lui mangent le visage.

En repartant, je ne peux m’empêcher de me dire que je fais n’importe quoi, qu’on va m’accuser de me mêler de ce qui ne me regarde pas, que ma volonté à vouloir faire plaisir n’est motivée que par mon incommensurable orgueil.

La nuit, je ne dors pas bien.

Un peu plus tard, alors que je stationne ma voiture devant la fenêtre, une très jeune femme que je viens de dépasser s’arrête au moment où elle va entrer dans la villa, me dévisage et me sourit. Cela pourrait être la mère de la petite, mais elle a l’air si jeune. Je me contente de sourire moi aussi. Nouveau baiser collé au creux de la paume de la main et léger envol de  papillon. On me remercie. Je suis remplie de joie, je n’ai donc pas mal agi.

Encore un peu plus tard, on m’informe que la femme que je croyais être sa mère n’est qu’une bonne supplémentaire, elle n’a d’ailleurs que dix-neuf ans. L’enfant n’a aucun lien avec elle.

Ce matin, alors que j’arrivais, l’enfant est venue et a sonné à la porte. La dame qui travaille chez moi l’a accueillie et a traduit tout ce que nous avions à nous dire.

Elle s’appelle Imène. Elle a neuf ans.

Pendant tout le temps où elle me parle Imène tient sa poupée sur les genoux.

Elle ne rend visite à ses parents qu’aux vacances d’été. Elle a cinq sœurs et trois frères. Elle va dans une école privée. Le soir et le matin elle fait le ménage pour ses patrons. Essentiellement du rangement dans la cuisine et dans les chambres. Si elle est là, c’est parce que une autre de ses sœurs qui a été placée ici avant elle, a tellement pleuré des jours durant qu’elle a été reconduite dans son village.

Imène est très jolie. Elle a de longs cheveux tressés et ce matin, elle est plutôt bien habillée. Pourtant elle ne porte que des sandales en plastique et ses pieds ont l’air transi de froid. Imène chausse du 33.

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