Impardonnable Faute
matheo
Le corps gisait à même le sol... En même temps, quel aurait été l’intérêt de le faire gésir (sisi, c'est comme ça) ailleurs, sur une couverture ou même sur une estrade ? C’est le type de formulation qui n’apporte rien mais que les journalistes aiment bien… ils sont cons ces journalistes… En tout cas celui-ci, ne commettrait plus ce genre de platitudes. Robert Mudak était froid, raide et donc, il gisait comme savent si bien le faire les morts.
Avec son joli teint bleuté et ses yeux rouges grands ouverts, la cause du décès laissait peu de doutes. Ce type avait été asphyxié à l’aide de… L'inspecteur Camus fourra ses doigts dans la bouche du mort pour en sortir une amalgame bizarre. On aurait dit un chou. En tout cas, la face extérieure était constituée de feuilles de chou. Il y en avait plusieurs couches, pressées les unes contre les autres, et au milieu… un article de presse. Un article signé de la main du mort, de son vivant.
Debout sur son piédestal, Calliope restait de marbre. L'inspecteur croisa son regard hautain, neutre, qui disait clairement son désintérêt de la situation. Un pigeon, posé sur sa lyre, les regardait aussi. Avec ces deux témoins, cette affaire était sûre d’avancer… Brignol, le jeune stagiaire, s'approchait.
- Vous pensez qu’on l’a assassiné ?
- Non Brignol. Le type est sûrement venu se suicider dans le jardin des Tuileries. Puis comme il avait pas d’arme, il s’est étouffé avec une boule faite de journal et de feuille de chou… La vraie question, c’est pourquoi sous une statue de Calliope ?
Brignol ravalait sa salive et sa fierté. Qu’il pouvait être niais ce type… En même temps, Camus n'était pas obligé d’être désagréable pour autant; mais à six heure du matin, il était normalement en train de pioncer et pas en train de monter la garde à côté d’un cadavre qui gît.
- Il fait froid…
- Bien observé, Brignol.
- … Ils vont bientôt arriver, les autres ?
- Brignol, est-ce que vous vous sentez capable d’assumer une mission de la plus haute importance ?
- Bien sûr commissaire Camus !
- Alors vous allez surveiller ce corps en attendant le légiste. Et pas de blagues ! Vous touchez à rien. Vous empêchez juste d’éventuels curieux de s’approcher. D’accord ?
- D’accord…
Brignol regardait l'inspecteur de son air de chien battu, les oreilles tombantes et le museau humide. De l'autre côté, Camus sentit un changement dans l’attitude de Calliope, immobile sur son socle… Elle semblait le désavouer. La vérité, c’est que ça l’ennuyait de rester seule avec ces deux pigeons !
Avant que Brignol ait eu le temps de demander pourquoi il l’abandonnait, L'inspecteur tournait les talons vers la sortie. La concorde, c’était vraiment pas son quartier préféré. Ici, il n’y a rien d’important. Des ambassades, des ministères, des musées et en continuant, on arrive sur les Champs d'Ialou, le paradis du shopping. Mais pas un seul café correct…
Son véhicule banalisé l’attendait devant la grille du parc. Banalisé, mais pas banal, son carrosse ! Camus s'installa au volant, mit ses patins (je récidive) et rentra au commissariat, pied au plancher.
Toutes les réponses à ses questions l’attendaient ici, dans la salle de pause. Aussi, il y alla sans détour. Deux pièces dans la machine et une pression sur le bouton « café au lait ». La machine vibra quelques secondes avant de lâcher un gobelet en plastique où elle vomit son jus. Enfin, La machine était réparée ! Cette affaire avait accaparé toute son attention depuis quasiment une semaine. Il était content que ça se termine bien. Bon ben voilà voilà… fini...
***
Le café fumait encore quand l’inspecteur Camus fut interrompu par la sonnerie stridente de son téléphone transportable. Qu’est-ce que c’est ? marmonna-t-il en entreprenant une fouille approfondie de sa poche.
- Allo ?
- Dites Camus, vous ne trouvez pas que c’est un peu fort de café ?
- Au contraire, on dirait de la flotte.
- De quoi parlez-vous ?
- De café…
- CAMUS! Je vous parle de votre enquête! Brignol vient de m’appeler pour me prévenir que vous l’avez laissé seul avec le corps.
- Ho le cafteur…
- Où êtes-vous en ce moment ?
- Je suis venu contrôler qu’on avait réparé la machine à café, dans la salle de pause.
- Parfait ! Venez tout de suite dans mon bureau !!
- Monsieur le principal ? Vous avez été libéré ? (voir casse-tête hongrois)
- Non, j’exerce désormais depuis les cellules du sous-sol. Ça vous défrise ?
Camus caressa doucement ses boucles blondes pour constater que sa déception n’avait provoqué aucune raideur capillaire. Tout allait bien. Enfin, façon de parler. Parce que même si sa coupe de cheveux n’avait pas été altérée, il était un peu surpris d’apprendre que le commissaire divisionnaire avait repris ses fonctions. Camus l’avait arrêté alors qu’il avait déjà tué trois policiers et qu’il s’apprêtait à faire une quatrième victime, lui.
L'inspecteur fit couler un nouveau café à apporter à son ex-ex-chef, en signe d’apaisement. Avant de descendre au sous-sol, il fit un tour à l’armurerie pour s’équiper d’un lance grenade qu’il rangea à portée de main, dans sa poche, entre son téléphone et une bouteille de Коньяк (Konyak pour les illettrés) d’Erevan (dans les Charentes arméniennes). Le Manurhin étant sans effet sur le Divisionnaire, c’était une précaution justifiée.
***
Au fur et à mesure que Camus descendait l’escalier en colimaçon, une fumée grise et suffocante se densifiait pour devenir presque palpable. Dans le sous-sol, le brouillard était à couper au couteau et Camus dut sortir son Opinel pour se frayer un passage jusqu’à la dernière cellule. Le divisionnaire était probablement adossé au mur du fond, tâche immense et indistincte au milieu de la fumée. Les autres détenus devaient déjà être morts asphyxiés.
- Camus, je voulais vous dire que j’étais désolé d’avoir essayé de vous assassiner.
- Merci monsieur.
- Je vous en prie. La prochaine fois, je ne vous louperai pas.
- Je veillerai à ce que vous ne sortiez jamais d’ici. Mais dites-moi, qui a pris la décision de vous maintenir en poste ?
- Le ministre de l’intérieur. Je lui ai fait parvenir des jolies photos de couple avec sa maîtresse et j’y ai ajouté une partition.
- Une partition ?
- Pour qu’il chante juste. C’est un vrai ténor cet homme là.
- Si vous aimez la musique, je vous emmènerais des disques.
- Merci mais je préfère faire chanter les politiciens.
- Chacun ses goûts.
- Vous avez raison Camus, revenons-en à ce meurtre au jardin des Tuileries…
- Bien. Le central a reçu un appel ce matin vers 5 heure. Un joggeur nous a signalé un cadavre au jardin des Tuileries. Quelqu’un a décidé qu’il fallait me réveiller moi plutôt qu’un autre… vous imaginez ?!
- C’était moi…
- Vous avez bien fait. Le cadavre gisait à même le sol sous une statue de Calliope. L’aspirant Brignol et un pigeon sont arrivés un peu plus tard, en même temps. Étrange coïncidence… Vous croyez qu’ils sont liés ?
- Qui ?
- Brignol et le pigeon…
- Camus...
- La victime, Robert Mudak est un journaliste. Il porte toutes les marques extérieures de la suffocation. Il a très certainement été asphyxié par l’un de ses articles, enroulé dans des feuilles de chou. J’attends confirmation du légiste.
- Des pistes ?
- Brignol pense à un suicide… Le pigeon est resté muet comme une carpe. Moi, je pense qu’on l’a aidé.
- Mobile ?
- Une Dolores DS 300, avec un plancher tout en chêne.
- CAMUS!! Le mobile du meurtre ? Un article enroulé dans des feuilles de chou ?!
- Je sais pas… La cuisine, c’est ma femme et…
- CAMUS!! Une feuille de chou, c’est ainsi qu’on appelle un journal de mauvaise qualité !
- Moi, les métaphores…
- Vous me désespérez.
- Mon plaisir. Bon, en attendant, je vais vérifier si son assassinat pourrait être lié avec ses articles…
***
En remontant, Camus passa voir Anne, la consciencieuse archiviste pour lui demander de trouver et compiler tous les articles de Robert Mudak, de ces trois derniers mois. Le temps qu’elle s’acquitte de sa tâche, Camus s’occupa de faire relever Brignol et de dépêcher le légiste sur place. Ensuite, il se servit un verre de Konyak et tenta d’y voir plus clair. Le Divisionnaire avait décidément le bras long pour retrouver ses fonctions après un triple homicide. Et tout ça ne présageait rien de bon pour lui. Il devait rentrer rapidement dans les bonnes grâces du vieux s'il voulait s'éviter une mort précoce.
Son petit doigt s’agitait sur le bord du verre. Il le trempa dans l’alcool et le porta à son oreille. Son auriculaire, toujours de bon conseil, lui soufflait que le divisionnaire appréciait les enquêtes rondement menées. S’il résolvait celle-ci, il améliorerait probablement son image auprès du vieux et donc allongerait son espérance de vie. Il se servit un nouveau verre et trinqua avec son doigt.
Anne, la consciencieuse archiviste, revint quelques heures plus tard, exténuée. Elle avait acheté les derniers journaux dans le kiosque le plus proche et ensuite, elle avait du parcourir les salles d’attente des cabinets médicaux pour trouver les journaux les plus anciens. Et le résultat était là, sous la forme d'articles de presse découpés avec soin. Camus la remercia d’une tape sur la croupe avant d'en prendre connaissance.
Mais quelques instants après s’être plongé dans les dits articles, il fut submergé par une vague de désespoir. Quelques mouvements de brasse, des battements de pieds et il rejoignait la surface, respirait un bon coup avant de se replonger dans les articles sans fonds. Il avait beau parcourir les œuvres de Mudak en long, en large, en travers et en apnée, il ne trouvait rien qui puisse expliquer ce meurtre. Rien. Aucune investigation réelle. Mudak était un spécialiste de l’analyse de surface, rubrique des chiens écrasés.
Alors qu’il s’apprêtait à sombrer, son petit doigt se mit à battre furieusement sur la ligne « …Le feu c’est déclarer dans l’elle nord… ». Et oui, lui aussi il avait remarqué qu’en plus d’écrire des merdes, Mudak écrivait mal… Et soudain ce fut un déclic. Son petit doigt avait trouvé le mobile ! Il était tout fier, dressé tellement droit que les jointures en étaient blanchies.
Mais en même temps, si le tueur avait prévu d’éliminer tous les journalistes analphabètes, ce serait un génocide ? Son petit doigt s’agitait encore et Camus le porta à son oreille. C’était une piste exploitable. Le fait que le cadavre ait été découvert sous la statue de Calliope, muse de la Poésie était un autre fait corroborant cette hypothèse… Et si effectivement c’était le cas, il y avait fort à parier que le tueur ne s’arrête pas là ; Mudak n’était malheureusement pas le seul massacreur de langue de l’Heptagone.
***
La nuit était tombée sur le Jardin des Tuileries après avoir trébuché sur le Louvre. Camus se pelait les miches sur son piédestal. Il était nu et ni la feuille de bananier cachant ses parties génitales (Oh le vantard), ni la peinture blanche recouvrant son corps ne parvenait à le réchauffer. En face de lui, Calliope semblait moins froide et distante que ce matin et Camus préféra tourner la tête de l’autre côté pour ne pas lui donner de faux espoirs. Il n’avait rien de commun avec Pygmalion !
Le pigeon était revenu et s’était posé sur l’épaule de Thalie. Et si c’était lui le tueur ? Non, c’était idiot. En plus, ce n’était peut-être pas le même pigeon que le matin. Allez savoir avec les pigeons, ils ont tous la même gueule. Attention, je suis pas raciste, hein ?! Mais entre nous, les pigeons…
Soudain, interrompant ce soliloque (fallait le placer), une silhouette quasimodesque se découpa au milieu de la nuit. Camus se figea, les yeux fermés, pour donner le change. Le souffle difficile de la chose sifflait de plus en plus proche et bientôt Camus sentit sa présence. Il ouvrit prudemment les yeux pour voir l'être étrange se scinder en deux parties distinctes dont l’une tomba comme une fiente au pied de Calliope.
L’assassin était immobile, contemplant son œuvre. Il avait l’air d’un vieillard, sanglé dans un habit sombre et richement brodé… Camus, sans hésitation, sauta de son piédestal en récitant la célèbre tirade de Flageolet « Au nom de la loi, je vous arrête ! ». La vieille loque se retourna d’un bloc, la main sur le pommeau d'une épée que l'inspecteur n'avait pas remarqué. Dans ses yeux, au lieu de la surprise qu’il s'attendait à lire, l'inspecteur ne vit que de la détermination.
Le délabré se fendit et Camus eu juste le temps d’esquisser un pas de ballerine avant que la lame ne vienne trancher la feuiller de bananier, laissant entrevoir son entrejambes miraculeusement épargné. Cette fois, c’était bien la surprise qui se lisait dans les yeux du vieillard! Camus en profita pour le frapper au poignet, le faisant lâcher son épée et mettre un genoux en terre. Mais la ruine humaine, pleine de ressources, jetait aussitôt une poignée de graviers dans le visage de l'inspecteur avant de détaler.
Quand L'inspecteur retrouva la vue, l’assassin avait disparu. Le cadavre, lui, était toujours là et Camus reconnut facilement un célèbre journaliste du Cherubino, un journal national. Qui pouvait être ce vieux fou habillé n'importe comment et pourfendeur de journalistes ? L’inspecteur porta le petit doigt à son oreille et la réponse lui vint sous forme de devinette. Je suis un vieillard habillé d’un costume sombre et brodé de vert, muni d’une épée, défenseur de la langue gauloise, mon siège n’est pas très loin des Tuileries, je suis, je suis… Je suis un Immortel !
Camus saisit l’épée et se mit à courir au travers du parc pour rejoindre les quais de Seine, traverser le Pont désert et se retrouver devant le vieux bâtiment de l’Académie Gauloise dont la majestueuse coupole brillait sous le clair de lune. La lourde porte était entrouverte et Camus n’eut qu’à pousser pour entrer. Il se dirigea à l’instinct et arriva dans une salle bondée.
Quelqu’un avait du improviser une maison de retraite sous la coupole. C’était rempli de petits vieux dont les palabres raisonnaient sous la voute. Quand Camus fit son apparition, les conversations cessèrent les unes après les autres, tous les regards se tournant vers l’énergumène peint en blanc qui venait exposer sa virilité sous une feuille de bananier coupé de moitié. L’un d’eux s’approcha enfin pour sommer l’individu de se présenter.
- Je suis l’inspecteur Camus et je viens arrêter l’un des vôtres qui s’est rendu coupable d’un meurtre, ce soir, dans le jardin de Tuileries.
- C’est grotesque.
- C’est ton costume qui est grotesque.
- C’est le dispensaire qui se gausse de la bienfaisance ! Je vous assure que vous faites fausse route. Aucun de nous n’est un criminel !
- Dites, je peux savoir ce que vous foutez ici ce soir ?
- Nous allons bientôt entamer une session plénière pour débattre de l’utilité d’ouvrir le verbe falloir à d’autres personnes que la troisième.
- Ça a l’air super. Mais je sais que le meurtrier se cache ici !
- Et qui est-ce donc, que vous souhaitez appréhender ?
- C’est un vieillard, cheveux blancs, dégarni sur le dessus. Costume sombre et brodé, comme le tien. Et ça, c’est son épée ! A qui elle appartient ?
- C’est la mienne !
L’assassin était sorti de la foule de ses semblables. Malgré ses épaules voutées, il avait l’air fier et plein de force. Camus le somma de se rendre mais le vieux refusa, arguant qu’il était légitime de commettre ses meurtres au nom de la défense de la langue gauloise. En sorte que c’était presque de la légitime défense et blablabla...
- Dites, vous poussez pas un peu ? Personne ne vous a donné le droit de tuer.
- Ce n’est pas un droit, mais un devoir. Je nettoie la racaille journalistique et ensuite je viens participer à nos réunions. Ce n’est pas de tout repos, vous savez ! Tous ici, nous sommes des Immortels, membres de cette illustre assemblée et nous sommes élus par nos pairs pour faire briller cette belle langue.
Camus ne comprenait pas trop le système de suffrage testiculaire de cette assemblée. Autant son petit doigt était de bon conseil, autant il se méfiait de sa paire pour les décisions importantes. Et entre nous, si ça marchait, ça ferait longtemps qu’on utiliserait ce procédé pour élire le président, hein ?! Il tenta encore de convaincre l’immortel de le suivre au poste mais l’entêté refusait. Tout en discutant, Camus s’était approché assez près du vieil homme. La lame brilla fugacement sous les lumières au moment où Camus assommait le vieillard avec la garde de l'épée. Il allait quand même pas lui couper la tête, hein?!
J'adore ! Je m'étais gardé sous le coude tout ce qui était publié depuis le casse-tête hongrois et j'ai enfin pris le temps de lire cette impardonnable faute.
· Il y a environ 12 ans ·Brillant. Je suis bluffé, bravo.
wen
Merci :) J'essaie de me remettre au boulot après de longues vacances mouvementées (sens propre et figuré :))!
· Il y a environ 12 ans ·matheo
Sous ce nouveau profil, je réitère le commentaire ci-dessus ! Ou presque. Je file lire ta nouvelle contribution !
· Il y a environ 12 ans ·Mathieu Jaegert
Éviter le mode "plein écran" pour ne pas louper des lignes...
· Il y a plus de 12 ans ·La suite, c'est par là : http://www.welovewords.com/documents/crime-ambitieux
matheo