Imprévu à cette adresse (3)

Anne n'y arrivait pas aujourd'hui. Elle qui laissait filer les mots les uns derrière les autres avec une légèreté que d'autres lui enviaient, elle butait sur son texte, le sourcil froncé et l'oeil distrait par un rien. Pas sûr que Damien apprécie ce retard dans son travail ! Certainement pas ! Il avait dit tout à l'heure en touchant délicatement son épaule, comme il passait derrière son écran, "n'oublie pas que la cérémonie est à 20h ce soir et que le discours d'inauguration doit donner le ton ! Je compte sur toi, tu le sais bien..." Il ne s'était pas attardé suffisamment pour percevoir une onde de mauvaise humeur ou un léger grincement de dents, qu'Anne avait bien tenté de dissimuler derrière son rassurant : "tu crois vraiment que j'ai besoin de ça ?"

Une heure et demie plus tard, elle luttait contre un début de panique. Elle perdait son temps à revoir en flash ce clash matinal avec Bertrand. Ouf ! Elle s'était tout de suite sentie libre, elle avait littéralement volé jusqu'au bureau, encore ivre de cette sensation. Elle avait bien fait. Il fallait lui dire à ce mec. Il aurait dû lui dire qu'il était prêt à rester, prêt à vivre avec elle, prêt à imaginer une suite heureuse à cette histoire plutôt banale en réalité. Elle l'avait espéré sans y croire, mais non, il en était incapable. Quel pauvre type !

Il était peut-être temps d'aller trouver Damien pour lui avouer qu'elle n'y arrivait pas. Il serait furieux mais on pouvait, on devait sauver ce texte, tant pis pour son amour propre et sa réputation d'infaillibilité.

Damien... Elle avait pris le pouvoir sur lui, un soir de fête à l'agence. En tout cas, elle le croyait. Un soir où le champagne versé dans les coupes rapprochait les collaborateurs, les clients et les travailleurs de l'ombre. Elle ne voulait pas se souvenir de ce moment où la tension de l'attente des résultats de l'élection, s'était transformé en débordement d'énergie, en pulsion euphorisante, chacun se pressant dans les bras des autres pour sentir au plus près les vibrations de la victoire. Oui, elle avait embrassé Damien avec fureur ce soir là. Elle avait sentie ses mains descendre sur ses hanches et ses seins se durcir au contact de son torse épais. Il l'avait regardé avec un sourire qu'elle n'avait pas compris. Elle avait rougi, soudainement honteuse. Oui elle avait eu envie de lui. Et alors ? Pourquoi fallait-il qu'il en éprouve de la fierté ? Elle s'était écartée, souffle court et lui avait brusquement tourné le dos. Depuis, ils se tenaient à distance, n'échangeant que des propos purement professionnels, courtois et mièvres. 

Elle savait bien qu'il lui demanderait ce qui lui arrivait aujourd'hui, qu'elle devrait répondre à ses questions, qu'elle serait en position de faiblesse. Elle redoutait qu'il en abuse. Non, elle en avait presque envie en fait. Et ça, elle ne l'admettait pas ! "Allez, fait un effort ma vieille, sinon tu vas droit au désastre !"

Elle soupira fort et remis ses yeux sur son texte. Tout cela lui semblait ridicule. Le texte, ce discours, son attirance pour Damien, même la gène de Bertrand ce matin, tout lui paraissait grotesque. Elle se voyait ailleurs. Elle flottait loin de tout ça, tout à coup. Ces hommes là ne pouvaient rien contre elle. Elle était bien plus forte qu'eux dans le jeu de la vie, non ? Elle rit en silence, en revoyant la tête déconfite de Bertrand, puis celle vaguement choquée de Damien, quand il avait tenté de la retenir par le poignet et qu'elle avait éclaté de rire... Décidément, les hommes étaient si prévisibles.

Elle allait se reprendre. Elle en était certaine. Ils n'étaient rien.