InfidèleS

Pascale Pontoreau

Pétillante quinqua, Isabelle Perencin est connue pour son enthousiasme permanent et son rire communicatif. Jolie blonde aux courbes sportives, elle a un jour fait le choix de laisser son poste de cadre sup’, pour jouer la potiche auprès de son mari diplomate. Au hasard d’une soirée chez l’ambassadeur de Jordanie, elle rencontre Selim Al-Shammari, professeur à la Chaire de Développement durable au Collège de France. Éternel charmeur à l’épouse discrète, il la séduit en l’emmenant boire du champagne sur le toit de l’Église Saint-Sulpice à Paris. Leur idylle s’enflamme rapidement malgré le maintien de leurs routines conjugales respectives et des horaires rarement compatibles. 

Ce matin-là, ils sont parvenus à s’esquiver. Ils ont plusieurs jours devant eux. Ils roulent vers l’océan passant du rire aux larmes, alternant le bonheur des retrouvailles à la tristesse de la future séparation. Sélim demande à son amante de quitter son mari, il veut partir au bout du monde, changer de vie, quitter les codes sociaux qui l’enferment, mais il la veut à ses côtés… La discussion s’envenime. Isabelle ne veut pas gâcher leur précieux temps ensemble. Elle rompt la conversation et commence à embrasser Sélim d’abord furtivement, puis de plus en plus langoureusement. Leurs corps réagissent rapidement. La femme pose ses lèvres sur le pantalon de l’homme. Sur l’étroite route qui traverse le camp militaire de Souge, leurs bouches s’appellent, leurs mains se cherchent, abandonnant le volant… une minute de trop. La puissante berline fait une embardée. Isabelle qui venait de détacher sa ceinture, est expulsée par la fenêtre ouverte tandis que la voiture amorce un tonneau avant de s’encastrer dans un pin au milieu de la lande environnante.

Il n’y a pas un bruit. La nuit est tombée. Couchée dans le sable parmi les bruyères, Isabelle émerge de sa torpeur. Elle a perdu connaissance. Son corps endolori crie : elle a des contusions un peu partout, mais elle semble encore en un seul morceau. Elle s’assoit, hébétée, cherchant à recouvrer la mémoire. Les événements lui apparaissent en séquences brèves : la musique, la chaleur, les rires, les baisers, l’accident. Elle finit par distinguer la voiture. Quand elle s’en approche, elle entend des gémissements. Sélim, la tête coincée entre les coussins gonflables, ne bouge pas. L’avant du véhicule est enfoncé, le moteur fume. Le conducteur respire avec peine. Elle se souvient d’une vague formation de secourisme et tente de l’extraire, en vain. Il n’ouvre toujours pas les yeux, mais lui demande dans un souffle de trouver de l’aide le plus vite possible. Il se sent faiblir et soupçonne qu’il ne tiendra pas longtemps. Elle récupère parmi les débris du coffre endommagé les restes du pique-nique et parvient à lui fait boire quelques gorgées d’eau.

Ils sont au milieu de nulle part, en terrain hostile. Le premier village est à plusieurs dizaines de kilomètres. Et bien sûr, le téléphone portable dont l’écran est brisé, ne capte aucun réseau téléphonique. Encore en état de choc, terrifiée par la noirceur de cette nuit sans lune, elle caresse longtemps les cheveux de son amant à l’agonie. Elle lui chuchote des mots d’amour, l’encourage à tenir le coup, des phrases ridicules compte tenu de son état, mais s’il n’y croit pas il n’a aucune chance. Juste avant de partir, elle l’embrasse la peur au ventre.

Une heure a passé. Elle marche toujours n’ayant aucune idée d’où elle va. Depuis leur départ matinal, elle se laissait conduire sans regarder la carte ou le GPS. Elle s’en moquait. Elle qui tenait en permanence toute sa logistique familiale à bout de bras, aimait que Sélim s’occupe de tout quand ils se retrouvaient. Elle entend les bruits de la nuit, ceux qu’on ne discerne pas en ville. Les animaux qui glissent dans l’ombre à la recherche de nourriture. Le vent qui agite les aiguilles des pins. Le sable qui bruisse et s’envole en fins nuages affleurants. Isabelle sursaute quand un lapin s’enfuit à son approche. Ses sens sont à l’affût. La peur la domine et l’empêche de réfléchir. Elle est obnubilée par une question: quoi qu’il arrive, comment justifier sa présence ici ? Et pire encore, comment annoncer l’état de Sélim à sa famille sans rendre leur histoire publique ? Ni lui, ni elle ne peuvent se permettre une telle sortie. Le respect des apparences est fondamental pour que leur aventure continue.

J’ai peur. Mon ventre est noué de terreur. Cette sensation dépasse largement la douleur de mes côtes. Mes poumons sont-ils atteints ? Respirer est un cauchemar. Des élancements vrillent mon genou. Je ne parviens pas à bouger mes orteils. Ma tête bourdonne. Je respire de plus en plus mal. Je fais mentalement le décompte de toutes mes blessures, je réalise que je n’ai jamais eu peur auparavant. Je n’ai pas été élevé pour ça. Il fallait que je me batte malgré la douceur de la nounou et des draps de lin que ma mère importait de France. Les hommes ne pleurent pas, ou si peu. Se tenir droit quelles que soient les détresses, malgré la mort qui rôde et la douleur qui frappe. Cette nuit, je paye pour toutes les fois où j’ai fermé les yeux devant celles des autres. C’était un talisman, mon moyen de l’éviter à tout prix. J’ai mal. J’ai peur. Dans ma mâchoire inanimée, mes dents claquent. Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi ma femme n’est pas là? Je suis confus, mon énergie se délite. Par moments, j’ai l’impression de m’éloigner des vivants. Je me sens faiblir de minute en minute. Ah oui… Isabelle… les secours… vite.

J’ai repris connaissance. Que se passe-t-il ? Je ne suis plus seul. J’entends des voix d’hommes autour de moi. Elles sont trop brusques pour être humaines, ce ne sont pas des médecins. La peur qui revient violemment me broyer. Que veulent-ils ? Quelle langue parlent-ils ? Ils me sortent de la voiture et me traînent sur le sable. Mon corps n’est que douleur. Au secours... Aucun son ne sort de ma bouche. Ma tête est molle. Je me sens comme un pantin désarticulé.

-       « Eh raclure de Bicot, qu’est-ce que tu fous là ? » dit le major en balançant son pied botté dans l’épaule de Sélim.

-       « Fous lui la paix, il est déjà à moitié crevé, ça va… » intervient le sergent en lui posant la main sur le torse.

-       « Non, il va payer ce con… Pour tous les autres… Pour tous ceux qu’on ne peut pas dégommer tranquilles, ces ordures. Fais tourner le pétard, après on va pouvoir s’amuser. »

-       « Mais laisse-le, qu’est-ce que ça peut te foutre un Arabe qui traîne sur la base ? Il va crever j’t’dis. T’es relou. Viens on se casse… »

-       « Oh c’est quoi ton problème ? Depuis quand tu refuses d’éclater la tronche d’un pauv’ type. On s’est assez fait chier dans leur pays de merde à toutes ces saloperies de métèques. Ils ont qu’à rester chez eux, putain, avec leurs poufiasses emmaillotées sous des tapis. Quand on les saute, on sait même pas à quoi elles ressemblent. C’est comme baiser dans un parloir… »

-       « T’as trop fumé, mec. Tu dis n’importe quoi. Il va encore falloir que je te couvre, j’en ai marre…. Moi, je me barre » complète le sergent en prenant une fois de plus le bras du major. « Mais qu’est-ce que tu fous encore ? »

-       « Je mets le feu. Ça va être marrant ça, un feu de joie. On va le voir de loin. Les secours vont arriver. Ah. Il n’y aura plus rien, que des cendres. Comme un gros tas de merde. Un de moins sur Terre, c’est toujours ça de gagné. »

-       « Tu commences à m’emmerder avec tes délires…. » commente le sergent

-       « Toi ta gueule. T’es bien content que je la ferme sur tes manigances de tarlouze. J’fais ce que je veux et tu écrases. Point barre. »

Le major ramasse tout ce qu’il peut trouver pour allumer un brasier. Des pommes de pin, de feuilles des châtaignés avoisinants, des brindilles, des morceaux de bois sec. Il part dans sa voiture récupérer des journaux et s’attelle à sa tâche. Soudain, il grogne de colère. Ses allumettes s’éteignent les unes après les autres. Il est trop fait pour contrôler totalement ses gestes et multiplie les erreurs. Finalement, il retourne vers la Jeep du camp, prend un réservoir et verse de l’essence un peu partout sans trop regarder. Il est pris d’un rire hystérique. Le sergent affligé part s’asseoir derrière le volant, témoin volontairement passif des agissements de son supérieur.

J’ai encore perdu connaissance. Que se passe-t-il ? Qui sont ces types qui s’engueulent ? Ils feraient mieux de m’aider. Merde, je n’entends rien. Je ne comprends rien à ce qu’ils disent. Je suis sourd. Je suis devenu sourd, ce n’est pas possible. Quand ce cauchemar va-t-il finir ? Isabelle revient. Je souffre. J’ai mal. J’ai 8 ans, mon demi-frère a renversé une casserole d’eau bouillante sur moi. Il l’a fait exprès. J’en suis sûr. Il me déteste parce que ma mère m’adore et qu’il n’est que le bâtard de la maîtresse de mon père. Je vais m’en sortir. Des côtes cassées n’ont jamais tué personne. Ça sent le brûlé. Quelque chose crépite au-dessus de moi. Si seulement je pouvais me retourner, regarder ce qu’il se passe. Je n’entends rien, mais je vois encore. Enfin je n’en sais rien. Je vais essayer d’ouvrir les yeux. Tout tourne autour de moi. Non, je ne veux pas repartir dans les vapes. Allez, tiens le coup. Respire. Pense à Isabelle. Il n’y a qu’elle qui compte. C’est pour elle que je dois vivre, pour la regarder encore se baigner nue au coucher du soleil….

-       « Je t’ai bien eu le con. Ouais, ouais, tu croyais m’amadouer en gémissant. Crève. Et avant de crever, regarde ta belle grosse caisse de voleur cramer. Tiens tourne-toi donc… Allez, ouvre les yeux… Tu peux pas ?... Attends, je vais t’aider… Ouais, c’est beau non ?... » Le sergent est en transe. Il appuie du pied sur toutes les plaies de Sélim. Il le pétrit du genou. il le tord, il le presse, il le pince, il le secoue, le remue, tandis que les premières flammes jaillissent de la voiture. Son sourire en dit long sur son plaisir sans équivoque. Alors qu’il s’apprête à balancer des tisons sur son cobaye vivant, le bruit de la Jeep qui démarre lui fait tourner la tête.

-       « Qu’est-ce que tu fous, bordel ? » lance-t-il soudainement fou de rage au sergent qui fait demi-tour. « Woooh, reviens, déconne pas… » continue-t-il d’hurler en essayant de courir après le véhicule qui s’éloigne trop rapidement. « Merde ! » beugle-t-il en se jetant sur le corps de Sélim qu’il couvre de coups de poing rageurs.

-30-

Signaler ce texte