L'inspiration est une petite salope

Giorgio Buitoni

Pour changer, aujourd'hui, le génial Georges Procrastin n'a aucune inspiration pour son roman.

La page sur l'écran reste blanche. Blanche. Blanche. Béchamel, même.

Et donc, il est midi, je me faufile entre les portes coulissantes du Lidl, à deux pas de ma tanière, direction le rayon vin rouge. J'empile la bibine dans le panier en plastoc où traîne une feuille de salade ramollo. Ray-Ban sur le pif, cheveux gras, façon alcoolo en mission sous couverture et…

ELLE est là.

Elle pioche des poivrons au rayon bio, en face du présentoir à pinard où ton serviteur fait le plein d'anxiolytiques sans ordonnance.

Elle ne me reconnait pas.

J'abandonne mon empilage de bouteille de rouge à deux euros le litron. Les épaules rentrées, la tête basse, le pouls comme un battement épileptique d'ailes de colibri. Je roule mon chargement honteux fissa au rayon lessive. Je m'embusque. Un œil en coin. Par dessus le paquet de poudre estampillé Arial. Elle pousse son chariot. Majestueuse. Cléopâtre du caddy low cost. Ses cheveux bruns en houppelande de mannequin sur les épaules… Le verre teinté de mes Ray-ban fait comme un filtre Snapchat sur sa silhouette. Je sais pas. Elle semble plus belle que dans mes souvenirs.

Élisabeth Badam.

Mon ex.

Je pense aux caméra de surveillances, et je me dis que c'est pas bon que les gars devant leurs écrans me voient en noir et blanc à guetter une jolie fille par dessus un paquet de lessive.

Bouge, Georges.

Je roule mon panier en sifflotant au rayon laitage. Les mains moites. Résigné à une rencontre impromptue avec Lisa Badam. La défaite dans les veines. Je prépare le sourire faux-cul de circonstance. La surprise feinte. La gêne m'empoigne à l'encolure. J'anticipe le chagrin qui me remonte vers les yeux et qu'il faut stopper à la frontière, pour ne pas ajouter la honte à l'humiliation.

Je louche sur mes claquettes de maître nageur. Mes ongles sales. Je renifle mes aisselles.

Je déglutis.

Je réalise.

C'était quand, ta dernière douche, Georges Procrastin ?

Ta dernière lessive ?

Je fais halte devant les fromages blancs à 0%. Un froid polaire m'assaille. Je n'ose braquer mon panier à l'angle du rayon laitage de trouille d'y voir poindre le joli minois de Lisa. Je tremble.

Ok, c'est le froid du rayon réfrigérant.

Mais attends un peu…

Ou est ta fierté de génial écrivain, Georges Procrastin ? Pourquoi aurais-tu honte d'être un auteur maudit ? Qui t'a foutu dans ce guêpier littéraire ?

ELLE.

Qui t'a encouragé à participer à des concours de nouvelles ?

ELLE.

A qui dois-tu ton triomphe au salon du livre de Paris en 2016 ? La publication prochaine d'un de tes textes dans un recueil de nouvelle nommé : Raclette entre amis ?

Re-ELLE.

Alors quoi ?

C'est honteux de souffrir en oripeaux du dimanche, les cheveux gras avec la gueule de bois, un lundi midi à Lidl, à cause d'ELLE ?

La vérité m'oblige à te le dire, mon vieux Georges : tu n'es plus assez en colère. Plus assez pour écrire. Encore trop pour t'en contenter et t'y complaire. Tu ne l'écriras dans cet état, ce foutu bouquin. Tu glisses, mon ami. Vers le confort facile. La trouille. L'évitement. Direction la tombe avec une sucette amère dans le bec. La littérature n'aime pas les entre-deux. Sois grand. Sois noble. Pense à Michel Houellebecq.

Et puis, dis-moi, mon vieux, ça ferait ti pas une bonne scène pour un début de roman, ça, une petite engueulade avec ton ex chez Lidl ?

Pas con, ça, Georges Procrastin...

Voilà comment tu vas la trouver, l'inspiration. En l'affrontant, la Lisa Badam !

Vengeance mortelle chez Lidl, le nouveau roman triomphal de Georges Houellebicq, dans tous les bons Lidl.

Gonflé à bloc, je me soustrais à l'haleine glacée des pots de yaourt Danine. Le torse bombé. Fier comme un obélisque flambé au Grand Marnier. Je fais s'entrechoquer mes bouteilles de piquette bien fort dans le panier roulant pour qu'elle m'entende de loin, cette traitresse. Façon cor de Roland à Ronceveau. Amène toi, Élisabeth Badam. Je suis prêt. Autant que Jésus avant la crucifixion. Regarde l'épave que tu as fait du grand Procrastin. 

Je file direction le rayon boulangerie, le cœur brave. Caca au coin des yeux.

Personne.

Lisa n'avale plus de gluten, idiot. Souviens-toi des ignobles galettes de riz qu'elle t'obligeait à avaler. Roule ta piquette au rayon cosmétique plutôt.

Je trace.

Coup d'œil d'agent secret à droite, à gauche ; pas de Lisa Badam. Je dresse les narines ; aucune effluve de fragrance Givenchy dans l'air conditionné. L'odeur méphitique d'Élisabeth Badam.

La panique me prend.

Je la veux mon inspiration, moi. Elle va pas me le foutre en l'air, le premier chapitre de mon best seller, la Lisa Badam.

Demi-tour.

Je cavale vers les pizza surgelées au bout du rayon déodorants Varta, à côté d'une palette d'aspirateurs Phillops. Cling Clong chantent les bouteilles au fond du panier. Les sans dents en périmètre, mes frères de misère, m'observent telle une orchidée germant au pied de Fukushima.

Aucune crinière brune à l'horizon…

Les caisses !

Mes claquettes de piscine martèlent le carrelage blanc du rayon légumes Bio, elles slaloment entre les flaques de jus d'orange dégouttant d'une bouteille brisée, vers les tapis roulants. Le panier brinquebale à ma suite.

CLING CLONG.

Posté à l'entrée, le vigile, le Mike Toison de chez Lidl, me jette un regard à assommer un éléphant à cent mètres par grand vent.

Essoufflé, les poing serrés, je freine.

Clin Clong.

Clignement de paupières.

La voilà.

Au bout de la caisse numéro 2.

Belle comme un ange noir qu'on aurait envie d'avoir qu'en photo pour la regarder à volonté. Elle tend une carte Visa à la caissière. Sourire aux lèvres. Le sourire d'Élisabeth Badam. Si froid. Si beau. Cet attribut Badamien qui écourtait mes grasses matinées le dimanche matin, me contraignant avec délice à descendre acheter des croissants chauds avant son réveil. Le sourire des clopes partagées sur le balcon et de nos douches crapuleuses. Ma Lisa...

Je desserre les poings.

Les sacs de courses s'empilent dans son chariot comme au ralenti. Bio. Elle remercie. Puis le caddy roule vers les doubles portes. Flash – elle tourne la tête ; nos regards se croisent une fraction de seconde.

Je la salue de la main.

Pas elle.

Elle passe les portes automatiques vers le parking. Je la regarde tortiller du popotin derrière les vitres, sous le soleil.

Ça me fait comme des chauve-souris dans l'estomac.

Je sais pas.

J'ai juste envie de rester planté là pour toujours, d'arrêter le temps au rayon bio de chez Lidl. Vu que je vois pas ce que je pourrais faire de plus dans la vie, maintenant.

Et je la trouve.

C'est plutôt drôle de la trouver à Lidl, vu que tout est au rabais à Lidl. Mais bon.

Elle est là.

L'inspiration.

Elle jaillit de la silhouette minuscule d'Élisabeth Badam qui rétrécit sur le parking, derrière les vitres. Elle me mord l'estomac.  M'embue les yeux. Elle pond des idées de roman d'amour déçu dans mon cafard.

C'est une petite salope, l'inspiration.



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