Instinct de Chasse - Chapitre 11 : Vieille Boutique

Lynn Rénier

La rue est déserte, c'est presque trop calme. Lugh sait à quel point ça cache quelque chose. D'ordinaire la ville est un bouillon de culture où de nombreux badauds arpentent les rues et ruelles à toutes heures du jour et de la nuit. Mais pas ici.

Cette allée bordée de vieilles maisons est tellement calme que ça donne presque la chair de poule. Loréna est sur ses gardes, son regard méfiant scrutant la moindre parcelle d'ombre. Elle aussi a senti qu'il se tramait quelque chose.

La piste les mène au-devant d'une vieille boutique, au fond de la rue. On pourrait la penser abandonnée, la devanture laissant à désirer. Seulement, l'enseigne a été refaite et la peinture est encore belle.

"Antiquaire Willis", lisent-ils sur l'encart de bois. Les lettres jaunes tranchent sur le fond vert bouteille. Les anneaux qui maintiennent la pancarte grincent avec le vent du soir. De quoi ajouter un peu plus à cette ambiance sinistre.

— Tu crois que le monstre est là ? ose timidement la change-forme.

— Il n'y a qu'une seule façon de le savoir…

Et le chasseur pénètre dans la boutique.

 

L'obscurité est totale, pensante. Leurs yeux y voient pourtant comme en plein jour. D'anciens meubles défraichis sont éparpillés çà et là. Des bibelots sont disséminés un peu partout, pleins de poussières. Une odeur de vieux bois humide les prend au nez. Difficile de suivre une piste avec les narines embaumées…

Les doigts de Lugh se serrent un peu plus sur le manche de son arbalète. Son sabre le rassure à peine contre sa hanche. L'attitude méfiante et presque angoissée de sa partenaire ne fait rien pour le rasséréner vraiment non plus.

La femme-coyote se sent nauséeuse avec cette odeur prenante. Son flair est, à cet instant, bien handicapant. Elle se rabat alors sur ses autres sens. Son ouïe est aux aguets, sa vue aussi. Au moindre danger, elle se changera aussitôt. La présence du chasseur la rassure un peu. Elle se sent moins seule dans cet antre lugubre.

— Où sommes-nous, bon sang ?...

— est une brocante.

— Je n'ai jamais vu d'endroits comme celui-ci avant.

— Tu ne sais pas ce qu'est une brocante ?

— Si, évidemment. Mais pas dans un tel état de désordre poussiéreux. Cet endroit est une antichambre de l'horreur ! J'ai le poil tout hérissé.

— Je ne l'aime pas plus que toi… Il me file la chair de poule.

— Trouvons vite cette maudite créature et allons-nous-en.

— Je suis d'accord.

Ils avancent à pas feutrés entre les meubles. Le plancher grince sous leurs pieds. La discrétion n'est pas assurée. Si la bête les guette, elle sait exactement où ils sont et n'aura aucun mal à les surprendre.

Elle se fait pourtant désirée. Bientôt, un tapis couvre le bruit du parquet et le silence règne alors. Au milieu de tout ce bazar, difficile de distinguer une ombre d'une autre. Certains meubles sont imposants et leur forme met les deux associés en état d'alerte constant. Ils sont certains que la créature se cache là, mais impossible de la discerner de tout ce qui les entoure.

Jusqu'à ce qu'un crissement les fige. Loréna et Lugh tendent l'oreille, tentant de localiser la provenance du son.

— A deux heures, chuchote le chasseur à sa partenaire.

Elle lui adresse un mouvement de tête en confirmation et tous deux se dirigent vers la source du bruit.

Un second crissement résonne. Cette fois, plus proche. Un peu comme des griffes raclant le plancher. Pas de doute, c'est le monstre. Leur prudence s'accroit aussitôt. Le traqueur s'avance, signifiant à la change-forme de rester en arrière.

— Prends garde, lui dit-elle.

— Ne t'inquiète pas.

Le silence est retombé et ça ne rassure pas Loréna.

Des yeux, elle suit la progression du chasseur. Il se tient à côté d'une haute armoire au sommet arrondis. Il la dépasse bientôt. Rien. Il s'aventure un peu plus loin. Son pied butte sur une table basse mais il parvient à garder son équilibre. Il avance encore de quelques pas entre des fauteuils de style victorien et un buffet renaissance. Une lampe tinte à son passage, la pointe du fourreau de son sabre venant s'y cogner par inadvertance.

Quelques maladresses, largement excusables dans un environnement peu enclin à la discrétion. Et elle doit reconnaître que le chasseur est incroyablement discret malgré tout. Sa démarche est souple et silencieuse. Oui, il a tout d'un fauve en chasse. S'il ne tient peut-être pas beaucoup de sa garou de mère, il lui doit au moins ça : il se faufile entre les meubles comme un chat.

Loréna retient sa respiration. Où est cette maudite créature ? Elle pourrait surgir de n'importe où. Et se jeter sur Lugh, ou sur elle, sans prévenir. Cet amoncellement de meubles et autres objets en tout genre, dans cette obscurité, est un terrain idéal pour elle. Elle peut s'y cacher, rester à l'affut avant de frapper. Et cette idée, la change-forme ne l'aime pas.

Elle scrute la moindre ombre, craignant d'y voir du mouvement et surgir le monstre. Mais le silence demeure, pesant et bien trop calme à son goût.

— Lugh, sortons d'ici, je t'en prie, murmure-t-elle.

Elle ose un pas à sa suite, pour le rejoindre. La présence du chasseur la rassure. Quelle piètre change-forme fait-elle tout à coup ! Ça ne lui ressemble pas. Pourquoi a-t-elle si peur ?

Arrivant à sa hauteur, le chasseur lui intime doucement de ne pas faire de bruit. Elle se glisse dans son dos pour observer les environs. Aurait-il détecté quelque chose ?

— Qu'est-ce qui se passe ? chuchotte-t-elle.

— Elle est là, toute proche. Je peux presque la sentir.

— Lugh, je n'aime pas ça…

— Reste prêt de moi, Loréna, je…

Un grondement rauque les fait sursauter. Un meuble craque non loin et une forme sombre sort de l'obscurité pour se jeter sur eux.

Par instinct, la change-forme se métamorphose et montre les crocs, le poil hérissé et le dos rond. Mais avant que le monstre ne les atteigne, Lugh l'écarte de la trajectoire de la créature en la poussant sur le côté. Un bruit sourd résonne tandis qu'elle se remet sur ses pattes : le chasseur et la bête se sont percutés.

Une bagarre s'engage. Les meubles souffrent. Le bois se brise, offrant des éclats dangereux. Les objets tombent sur le parquet avec fracas. Les griffes du monstre labourent le plancher et ses grognements emplissent la pièce comme le grondement du tonnerre. Coincé entre la bête et le sol, Lugh peine à tenir les crocs à distance. S'il se relâche, s'en est terminé.

Il entend la change-forme faire claquer ses dents près d'eux. Elle veut lui prêter main forte. Mais il ne tient pas à ce qu'elle soit blessée.

— Non, Loréna ! lui crie-t-il. N'approche pas !

La coyote lui adresse un couinement qu'il tente d'ignorer.

Les mâchoires de la créature essayent de l'atteindre. Sans son sabre pour l'empêcher, il serait mort. Les crocs sont si proches de son visage qu'il sait que la moindre seconde de faiblesse lui coutera cher. L'haleine putride du monstre lui donne la nausée. Une bave gluante lui coule dans le cou. Les pattes meurtrières déchirent le plancher autour de lui. C'est un cauchemar !

Sa lame en rempart, Lugh sait qu'il ne tiendra pas longtemps. Il a beau tenir sa résistance de sa part garou, la bête a une puissance considérable et une position de force. Penchée sur lui, elle n'a qu'à tendre le cou pour l'atteindre. Lui ne peut compter que sur la force de ses bras et la solidité de son sabre pour tenir cette monstrueuse mâchoire éloignée. Et ce ne sera pas éternel. Ses muscles vont finir par se fatiguer, et là la créature n'aura plus qu'à se pencher un peu plus pour le dévorer.

Il doit se sortir de la prise du monstre avant que son corps ne le trahisse. Plus facile à dire qu'à faire. Sans relâcher la force qu'il exerce sur son sabre, il cherche à se glisser sous le monstre pour passer entre ses pattes. Mais les griffes de ce dernier se rapprochent dangereusement et toute fuite semble impossible.

Lugh serre les dents. Sa dernière rencontre avec ces serres meurtrières est encore douloureuse dans son épaule. S'il peut l'éviter, il ne tient pas à réitérer l'expérience.

Brusquement, la bête se redresse dans un râle de douleur. Le chasseur a tout juste le temps de s'extraire de son ombre pour apercevoir Loréna sur le dos du monstre, les dents enfoncées dans son épaisse nuque. La créature se débat et la coyote finit par lâcher prise pour sauter hors de portée des griffes assassines.

Folle de rage la bête se jette sur elle, mais la change-forme esquive. La créature glisse sur le parquet et se réceptionne maladroitement contre une commode avant de revenir à l'assaut. Profitant de la situation, Lugh arme son arbalète. Cette fois, il ne doit pas se tromper de cible, et encore moins la manquer.

Il prend le temps de viser, profite d'un dérapage du monstre au milieu de chaises en chêne et appuie sur la gâchette. Les deux carreaux sifflent et viennent se planter dans le cuir de la créature. Cette dernière rugit. De ses dents, elle arrache l'un des traits et braque sur le chasseur ses yeux assassins.

— Ça ne suffit pas, grommelle Lugh.

Le monstre se rue alors sur lui et le traqueur n'a pas le temps de lui échapper. Il est percuté de plein fouet par la masse énorme de la bête et projeté avec force dans une des armoires environnantes.

Le choc fait exploser le bois et le meuble s'affaisse, enfermant Lugh dans les débris. Ne le voyant pas en sortir, la change-forme s'alarme.

Lugh, est-ce que tout va bien ? Réponds-moi…

Mais seul le grognement du monstre lui parvient. Et ce dernier fonce à nouveau sur l'armoire, et le chasseur sur lequel elle s'est effondrée.

Non ! aboie Loréna. Ne le touche pas !

Elle tente alors de l'arrêter, lui enfonçant ses crocs dans le mollet.

Cela ne fait que distraire la créature l'espace d'une minute. Après un râle douloureux, elle lui assène un violent coup de pattes qui l'envoie valdinguer au sol sans que, par chance, cela ne la blesse.

Tandis que la change-forme se remet debout, un hurlement la tétanise.


© Lynn RÉNIER
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