Instinct de Chasse - Chapitre 17 : Capsules d'Elevage

Lynn Rénier

Ils sortent des souterrains, traversent une partie de la ville et gagnent un couloir dissimulé qui serpente sous le cœur de la cité, éclairé par des néons phosphorescents. Lugh tient ses côtes douloureuses d'une main, réprimant la souffrance qui tiraille son flanc pour suivre la vampire dans ce dédale.

Il n'en montre rien mais son métabolisme d'hybride fait doucement son œuvre. Ses blessures guérissent, moins vite que chez un garou ou un métamorphe mais beaucoup plus rapidement que chez un simple humain. Il joue de sa curiosité et sur le narcissisme de la buveuse de sang et ses pairs pour gagner un peu de temps.

Plus il la fait parler, plus il grignote quelques minutes. Minutes précieuses pour se rétablir et sortir Loréna de la prison de l'arène. Son esprit tourne à plein régime à la recherche d'une solution quand le couloir se termine en impasse sur une large porte métallique.

La vampire entre un code sur le panneau digital. Un grincement se fait entendre et l'accès pivote. La lourde porte, épaisse comme celle d'un coffre-fort blindé, laisse entrevoir une pièce immense plongée dans la pénombre. Une lueur diffuse et bleutée pour toute source de lumière donne à l'endroit une atmosphère médicale qui met Lugh très mal à l'aise.

La buveuse de sang l'invite à entrer. Il est réticent. L'odeur qui émane de cette pièce sans fond est proche de celle d'un hôpital. Il fronce le nez tant c'est insupportable pour lui. Le colosse qui l'accompagne le pousse à l'intérieur et il manque de trébucher. Sur ses pas, les vampires entrent à leur tour.

Ses yeux s'habituent à la pénombre et il discerne bientôt des formes, rangées en lignes. Il croit voir des silhouettes mais n'ai sûr de rien. Jusqu'à ce que la sangsue enclenche l'interrupteur. Les néons grésillent, libérant une lumière trop forte qui aveugle le chasseur l'espace d'une seconde.

En rouvrant les yeux, ce qu'il découvre alors le tétanise. Là, alignés sur des dizaines et des dizaines de rangs, ainsi que sur plusieurs étages jusqu'au plafond, des centaines de cylindres bullent d'un liquide bleuté.

Ils renferment tous un corps, plongé dans ce bain étrange et branché à plusieurs tuyaux. Comme des spationautes dans leur capsule cryogénique, ou des cobayes dans leur caisson d'expérimentation…

— Par les Dieux, parvient-il à siffler malgré son effroi. Ce sont…

— Des humains, lui confirme la buveuse de sang avec un sourire glaçant.

Lugh laisse son regard scruter le hangar, prenant l'ampleur du nombre de capsules présentes dans cet espace immense.

 

Les cylindres se comptent par centaine, à perte de vue, alignés à la verticale et superposés les uns aux autres. Alimentés par les tuyaux qui tombent du plafond, ils maintiennent les humains dans une forme de sommeil.

Hommes et femmes, adolescents ou enfants parfois ; tous baignent dans ces rouleaux comme des spécimens de laboratoire. Ou comme des candidats à la cryogénisation dans quelque film de science-fiction…

Les nombreuses tubulures, auxquelles chacun est branché, permettent d'alimenter poumons et estomac autant que d'évacuer les divers fluides corporels. Un petit écran, au côté de chaque tube, affiche rythme cardiaque et état de santé général de l'individu auquel il est relié, suggérant ainsi que ces gens sont en vie.

Une petite citerne accolée au cylindre contient un liquide rouge. La couleur du fluide permet à elle seule de savoir ce qu'elle renferme. Le chasseur en a presque le vertige. Il voudrait approcher, toucher et voir si tout ceci est bien réel, comme pour s'assurer qu'il ne rêve pas. Mais il en est incapable. Cette vision le tétanise.

 

Lugh frissonne malgré lui devant cette scène digne d'un film de science-fiction où un savant fou présenterait son atelier d'expérimentation sordide. En tant qu'hybride, il a consciemment gardé le secret sur sa nature par peur de devenir un sujet d'étude. Et, de voir ce semblant de laboratoire aux proportions démesurées, son angoisse grandit.

D'autant plus que les vampires s'adonnent à quelques expériences génétiques douteuses. Il ne tient pas à leur faire connaître sa particularité. Il ne veut pas finir comme ces pauvres gens… Il tait sa peur, que la sangsue ne la sente pas.

Il s'attache à enregistrer le plus de détails possibles. Un rapport à la Guilde autant qu'à la Ligue s'impose d'urgence. Il doit faire parler la suceuse de sang pour en savoir plus.

— Qui sont tous ces gens ? Où les trouvez-vous ?

— Ce sont des sans domiciles fixes, récupérés çà et là. Il n'y a personne pour les réclamer. Nous avons ouvert des centres d'accueil pour les attirer. Plutôt efficace. Et notre limier se charge de débusquer fugueurs et autres badauds. Il joue son rôle de rabatteur pour que notre banque de sang soit la plus diversifiée possible.

— Vous accordez donc de l'importance aux groupes sanguins.

— Bien évidemment. Comme les humains aiment différents cépages de vins, nous apprécions les différents typages sanguins.

— Évidemment…, soupire le chasseur.

De nombreuses hypothèses naissent dans son esprit sur la raison de ce système effrayant. Il fait mine de s'y intéresser, pour pousser la suceuse de sang à dévoiler davantage le plan de sa ruche.

 

La vampire mord à l'hameçon. Elle s'avance vers les cylindres, le dos droit et le regard fier. Elle lui présente le dispositif, comme elle le vendrait à des investisseurs. Le discours est bien rôdé et c'est d'autant plus terrifiant.

— Chasser les humains un par un est long, fastidieux, peu satisfaisant. En somme, ce n'est pas assez… efficace. Pourquoi tuer sa proie quand on peut la garder en vie, n'est-ce pas ? Dans des conditions optimales, nous récupérons entre vingt-cinq et cinquante litres par donneur et par mois, c'est extrêmement productif.

— Sont-ils… conscients ? Sont-ils toujours en vie ?

— Nous plongeons les humains dans un coma artificiel. Ils sont ainsi maintenus en vie par le système : mangent, boivent, respirent ; pour qu'ils continuent à produire du sang tout en nous permettant de leur en prélever quotidiennement. Mais ils sont pour ainsi dire cérébralement morts, ironise-t-elle.

— Un élevage… lâche Lugh.

— Une fabrique, plus exactement. Ainsi, nous ne manquerons pas de sang et n'aurons plus besoin de financer ces banques ridicules. Tout ceci serait resté secret si notre limier ne s'était pas échappé et avait commencé à tuer un peu plus que de raison. La Guilde et la Ligue n'auraient jamais été alerté et ne seraient pas venues enquêter.

— C'est pour cette raison que mon associée et moi ne sortirons pas d'ici, je présume.

— Exact. Tu comprends qu'on ne peut pas se permettre de vous laisser partir. Notre projet n'est qu'à ses prémices, il ne faudrait pas que vous ébruitiez tout avant que nous puissions le finaliser.

— Parce qu'il n'est pas achevé ?!

— Non, pas encore. Cette ferme n'est que la première du genre. Nous comptons en créer une par ruche, au minimum.

Lugh en est sidéré :

— Par les Dieux… jure-t-il malgré lui.

— Magnifique, n'est-ce pas ?

Il ne partage pas l'enthousiasme de la vampire.

— Morbide, corrige-t-il avec amertume.

— Quel rabat joie !

La suceuse de sang fait signe à ses acolytes de le faire sortir. Puis, elle leur emboita le pas.

— Tu en as assez vu, dit-elle. Il est temps de passer à des choses nettement plus… divertissantes. Allons retrouver ta partenaire. Notre limier attend.

Encore sous le choc de ce qu'il vient de découvrir, Lugh ne cherche pas à leur résister et laisse les vampires le reconduire aux cellules de l'amphithéâtre.

Il ignore s'il pourra informer la Guilde de ce que les Ailes d'Obscurité trament ici… et c'est ce qui l'inquiète le plus à cette l'heure.

© Lynn RÉNIER
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