Instinct de Chasse - Chapitre 5 : Odeur Ferrique

Lynn Rénier

Le jour pointe à peine quand il arrive enfin près de sa planque. La respiration habitée de la change-forme l'inquiète et le presse. Dans l'urgence, le premier lieu sûr qui lui est venu à l'esprit est le petit appartement dans lequel il loge depuis quelques jours. Il ne sait pas où l'emmener ailleurs. Les hôpitaux ne sont pas vraiment faits pour ces êtres-là.

L'apparence canine de la métamorphe transpire la force et la puissance, mais sa forme humaine est toute en finesse et en délicatesse. Elle lui paraît si fragile, qu'il veut subitement la protéger. Et sa planque lui paraît être l'endroit le plus sûr pour l'instant.

Tout en la tenant contre lui, emmitouflée dans son manteau, il ne peut s'empêcher de lui jeter un regard. Elle a de longs cheveux ondulés, une peau bronzée et un visage de jeune femme. Il lui donnerait trente ans, mais il sait que ce n'est que d'apparence. Car bien qu'elle paraisse jeune, il n'en est rien.

Il est presque mal à l'aise de tenir ce corps mince contre lui, avec pour seule barrière son long manteau de cuir noir. Mais la flèche plantée dans le flan de la métamorphe et ce sang qui glisse sous ses doigts le maintiennent lucide. Il doit lui prodiguer les premiers soins, arrêter l'hémorragie. Et vite !

Il a cassé la tige de la flèche, pour que la pointe ne bouge pas davantage dans les chairs tandis qu'il la transporte. Bien que ça saigne beaucoup, le sang ne coule pas à flot. Pourtant, il se dit que la blessure est importante. Il doit se dépêcher d'atteindre sa planque, pour lui prodiguer des soins. Il a fait l'erreur de la confondre avec le monstre qu'il pourchassait. C'est à cause de lui qu'elle est blessée. Il se doit de lui venir en aide.

De plus, elle fait partie de la Ligue, il ne peut pas la laisser mourir sans rien faire. Après tout, ils ont le même but. Ils sont dans le même camp. La Communauté des métamorphes lui en voudra de n'avoir pas agi. Ils sont très proches de tous leurs membres et tiennent à chacun d'eux. Comme une famille. Le chasseur le sait. Il en a parfaitement conscience. Il connaît bien la Communauté des Changes-Formes.

Par chance, il ne croise personne dans l'immeuble, ni dans l'ascenseur. Il est trop tôt. Tout le monde dort encore. Dans peu de temps, les couloirs seront bondés de badauds pressés d'aller travailler. Il préfère l'éviter. Au pire, si un voisin trop curieux serait venu lui poser la question, il aurait prétexté une soirée trop arrosée. Le manteau cache bien assez le corps nu de la métamorphe, ainsi que sa blessure. C'est son sabre, son arbalète et son carquois qui auraient posé plus problème…

 

Dans le couloir, il presse le pas. L'odeur ferrique du sang commence à le prendre au nez. Maudit soit parfois son flair plus fin que celui des simples humains ! Il atteint enfin la porte de sa planque, glisse la clé dans la serrure, s'apprêtant à ouvrir.

Soudain, des pas résonnent. Quelqu'un vient. Une ombre se dessine sur le mur à l'angle du couloir. Sa démarche tranquille est celle d'un voisin qui rentre chez lui ou part travailler de bonne heure. Inconsciemment, le chasseur sert un peu plus fort la change-forme contre lui. Elle gémit. Vite ! Il tourne la clé et se faufile dans l'entrebâillement. Juste à temps.

Il la pose délicatement sur le lit sitôt entré dans le petit appartement, et s'attèle immédiatement à soigner au mieux la blessure qu'il lui a causée. Par une incroyable chance, la flèche n'a fait que se planter dans le flan, sans blesser grièvement la métamorphe. Sa première impression était la bonne tout à l'heure : rien de grave. Aucun organe vital n'est touché, ce n'est qu'une plaie dans la chair. Il ne peut s'empêcher de lâcher un soupir de soulagement.

Ça saigne beaucoup, c'est tout. Il n'en espérait pas tant. Se lavant les mains, il prépare soigneusement ce dont il a besoin : compresse, pince, aiguille, fil, désinfectant et scalpel. Puis, il entreprend de désinfecter et nettoyer la plaie avant de retirer le carreau d'arbalète. Enfin, il s'attèle à recoudre, patiemment.

Il vérifie ensuite son état général. Sa respiration est calme, quelques égratignures çà et là dues à son combat avec le monstre. Hormis la blessure qu'il lui a causée, la change-forme va bien. Et sa capacité de régénération accélérée fera le reste.

 

Soignée et endormie, il la laisse se reposer, la couverture sur elle pour lui tenir chaud. Il fait un tour de clé dans la serrure de la porte d'entrée pour la verrouiller et gagne la salle de bain. Il a ses propres blessures à soigner. Son épaule lui fait un mal de chien. Il peine à se défaire de sa chemise, collante de sang sur la plaie à vif.

— Satanée bête, grommelle-t-il. Elle ne m'a pas raté !

Les griffes de la créature se sont profondément enfoncées dans la chair de son épaule et si elle avait forcé sur sa prise, la bête aurait presque pu lui briser la clavicule et l'omoplate. Par chance, elle n'en a pas eu le temps.

Il se passe de l'eau sur le visage puis, les mains posées de part et d'autre de la vasque, il se jette un œil dans le miroir. Un sourire faussement amusé se dessine sur son visage : de nouvelles cicatrices à ajouter à la collection, songe-t-il en regardant celles qu'il porte déjà sur le corps.

Ses bras, ses épaules, son dos et son torse sont parcourus de petites cicatrices çà et là, griffures et autres blessures laissés par ces monstres qu'il a traqués jusque-là. L'un d'eux a même réussi à le griffer dans le cou, lui laissant trois belles traces brunes qui commencent sur l'arrête de sa mâchoire avant de descendre sur le côté de son cou.

Il lui est arrivé quelquefois d'en venir aux mains pour mener à bien les missions qu'ils lui ont été confiés. Et il n'en est pas toujours ressorti totalement indemne…

 

Il se saisit d'une compresse imbibée d'alcool et siffle entre ses dents quand elle entre en contact avec la plaie. Avec un soupir, il saisit l'aiguille pour y faire passer le fil. Mais ne s'attaque pas tout de suite à recoudre. Il s'en va chercher une bouteille de vodka et en boit de longues gorgées avant de s'y mettre. Il en a besoin.

Patiemment, il recoud sa chair meurtrie, non sans serrer les dents. L'alcool l'étourdie mais pas assez pour que la douleur disparaisse. Et ça ne le soûle pas trop pour qu'il ne se massacre pas l'épaule avec l'aiguille. Il a l'habitude de se débrouiller seul pour ce genre de chose. Il a le coup de main aussi, à force. Pourtant, il ne s'habituera jamais à cette douleur brûlante…

 

***


Il fait passer le temps en nettoyant précautionneusement son sabre. Le sang du monstre est une vraie plaie ! Après toutes ces années de traque, son sabre est devenu son seul ami. Si l'on peut parler ainsi. C'est grâce à lui et à sa lame redoutable qu'il est toujours en vie. Alors il en prend le plus grand soin.

Mais à cet instant, il ne pense à autre chose qu'à la jeune femme qui se repose à côté. Il a nettoyé sa blessure, l'a désinfectée avant de la panser. La métamorphe ne s'est pas réveillée. Elle a simplement réagi avec douleur quand il lui a retiré le carreau de flèche. Depuis, elle reste inconsciente. Et ça l'angoisse.

Il espère qu'elle va se remettre. Ce n'est pas le moment de se mettre la Communauté des Changes-Formes à dos, et encore moins la Ligue dont elle fait visiblement partie. La femme-coyote est de ces clans lupins qui protègent leurs membres avec férocité.

S'il lui arrivait malheur, le chasseur serait aussitôt dans leur ligne de mire. Il en est parfaitement conscient. Et il passerait de traqueur à traqué. Une situation qui ne lui plait déjà pas d'avance. S'il peut l'éviter, ce serait tout aussi bien. Alors, il faut que la métamorphe se réveille…


***

© Lynn RÉNIER
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