Instinct de Chasse - Chapitre 6 : La Change-Forme

Lynn Rénier

La journée s'achève lorsque la change-forme reprend enfin conscience. L'esprit dans la brume, elle met un peu de temps à comprendre où elle se trouve. Le chasseur, lui, ne fait rien pour l'inquiéter et reste immobile dans son fauteuil. Elle ne le remarque pas. Pas tout de suite. Elle cherche d'abord à savoir où elle est.

Elle observe la pièce en cherchant à se redresser mais sa blessure la rappelle à l'ordre et la fait grimacer. Elle porte une main à la plaie, pour constater que quelqu'un l'a soigné. Le bandage est un peu rougi par le sang mais il est propre. Et l'odeur de l'alcool à désinfecter lui apprend que ça a été bien fait.

D'un regard emplit de questions, elle scrute cette pièce dans laquelle elle se trouve. Les ampoules sont éteintes, mais elle y voit bien assez. L'endroit lui est inconnu et cela la stresse un peu. Que fait-elle là ? Que s'est-il passé après que le monstre se soit enfui ? Elle ne se souvient pas. Enfin, c'est surtout que son esprit est tellement brumeux qu'elle n'arrive pas à se souvenir.

Elle est dans un petit appartement en L, à peine trente mètres carré. L'entrée donne sur un petit placard aux portes coulissantes et une petite cuisine d'appoint. Une desserte de bar sépare la pièce en deux avec ses tabourets. Le matelas sur lequel elle est couchée, calé contre la desserte en guise de tête de lit, occupe la pièce. Il n'y a guère de meubles. Juste une large étagère en face d'elle, parsemée de quelques livres et de curieuses fioles.

À côté, dans l'angle, un fauteuil en cuir. Dans ce qui reste de l'entrée, contre le mur, une table en guise de bureau, un stylo et un carnet qui traîne, beaucoup de paperasse, une tasse de café sale oubliée là. Elle remarque une valise dans un coin. Une plante verte aussi. Sur sa gauche, une table de nuit et une lampe de chevet.

Un intérieur modeste et sommaire. Comme le serait l'appartement d'un étudiant ou de quelqu'un qui est seulement là de passage. Une porte sur le côté doit certainement donner sur une salle d'eau. Une fenêtre sur sa gauche lui indique que le soleil se couche bientôt.

Puis, elle croise enfin le regard du chasseur, serein et tranquille, qui l'observe sans un mot, assis dans le fauteuil. Comment ne l'a-t-elle pas remarqué plus tôt ?! D'instinct, elle se recroqueville, agrippant la couverture pour la tenir devant elle, prête à se changer aussitôt. Elle montre les crocs, gronde. Et de ses cheveux dépassent ses oreilles devenues pointues et couvertes de fourrure.

Mais de nouveau, la plaie à son flan lui intime de se tenir tranquille. De même que le traqueur :

- Tu ne risques rien, n'aie pas peur. Je ne te veux aucun mal, lui dit-il doucement.

Pour lui prouver ses dires, il pose son sabre à côté de lui et se redresse.

La change-forme le suit des yeux, anxieuse, méfiante. Il ne fait rien pour l'attaquer et lui propose même un verre d'eau. La gorge sèche, elle ne sait refuser. Et accepte d'un simple signe de tête.

 

Tandis qu'il cherche un verre dans le placard haut de sa minuscule cuisine, elle l'observe et scrute le moindre de ses gestes. C'est un homme d'un bon mètre quatre-vingt-cinq, au moins. Il est élancé et musculeux, de longues jambes, de larges épaules et des hanches étroites.

Ses cheveux sont d'un brun très sombre presque noir. Coupés courts dans sa nuque, quelques mèches un peu trop longues viennent jouer devant ses yeux. Ses yeux d'un joli brun-vert rappellent une forêt boisée. Il semble avoir trente-cinq ans, tout juste, peut-être à peine trente-deux.

Son visage fin fait si jeune derrière son air ténébreux et distant. Il dégage une certaine aura, proche de celle d'un change-forme. Et la métamorphe comprend qu'elle n'a pas affaire à un simple humain: il a un petit quelque chose de surnaturelle lui aussi. Ce qui la rassure, en un sens.

Son regard se tourne ensuite sur le sabre posé contre le fauteuil. Une arme guère utilisée par les traqueurs de monstres aujourd'hui, qui préfèrent depuis longtemps les fusils et autres canons cracheurs de feu. Celui-ci serait-il donc plus vieux qu'il en a l'air pour utiliser des armes dont les chasseurs du début du siècle dernier se servaient ?

Puis, elle aperçoit l'arbalète posée sur la table, et la mémoire lui revient. Elle comprend qu'il est le chasseur du hangar. Son regard se durcit : quelques explications s'imposent semble-t-il.

- Vous traquiez la même bête que moi, n'est-ce-pas ? demande-t-elle alors qu'il revient avec un verre d'eau.

Il lui laisse le verre dans les mains, puis retourne s'installer dans son fauteuil, pour lui laisser de l'espace, qu'elle ne se sente pas acculée. Un chasseur qui sait à qui il a affaire, remarque-t-elle avec satisfaction. Il soupire :

- Oui, j'en ai bien peur. Cela fait plusieurs jours que je la suis.

- Il en va de même pour moi.

Il ne peut s'empêcher de remarquer combien elle parle d'une langue polie et courtoise, tout en respect et noblesse. De ce qu'il sait des métamorphes, elle est sans doute plus âgée qu'elle le semble. Elle a le visage d'une jeune femme d'une trentaine d'année avec les mots d'une femme du siècle passé. Si ce n'est d'avantage encore. Il ne saurait le dire.

- La Ligue est-elle sur l'affaire ? questionne-t-il à son tour.

- Oui, répond-t-elle simplement.

- Vous en faites partie ?

Il se surprend à la vouvoyer. Sans doute la politesse de la change-forme l'y a-t-il poussé. Une marque de politesse qu'elle semble apprécier, bien plus que son tutoiement sec quelques instants plus tôt. Peut-être gagne-t-il des points.

Il doit se faire pardonner de l'avoir prise pour la bête. Les changes-formes sont des êtres très respectueux, parfois bien plus vieux que les humains. Leur mémoire est millénaire et s'attirer leur foudre n'est pas judicieux. Le chasseur a déjà travaillé avec eux, il sait comment se comporter en leur présence.

- Je suis l'une des chasseuses du Clan du Désert. J'ai été envoyée ici par la Ligue pour arrêter le monstre qui sème la mort dans son sillage.

Le chasseur calcule : elle doit avoir un peu plus d'un siècle pour être envoyée sur une telle mission. La Communauté à confiance en elle et en ses talents. Son âge traduit son expérience et sa force.

- Je n'en ai pas été informé.

- La Guilde ne prend pas la peine de se tenir informée…

Il médite une minute. Il est vrai que les informations qu'il reçoit sont filtrées. On lui dit ce que ses employeurs veulent bien lui dire. Alors, que la Guilde ne cherche pas à connaître les actions de la Ligue ne l'étonne guère.

- Je vous prie de m'excuser, dit-il alors.

Elle darde sur lui un regard étonné.

- Pour la flèche, précise-t-il en désignant le carreau posé sur la table de chevet. Elle ne vous était pas destinée.

- J'espère bien, ironise-t-elle avec un sourire dévoilant de petits crocs.

Elle pose une main sur son flanc blessé, puis lui adresse un regard doux.

- Vous avez pris la peine de me soigner, quitte à laisser filer le monstre. Vous êtes pardonnés.

Il avait presque oublié que les changes-formes sont si indulgents face aux repentants. Voilà qui le change de ses relations avec la Guilde, ou avec les vampires et leur mafia… Ces suceurs de sang sont connus pour leur avidité de pouvoir autant que pour leur rancune tenace.

- Que comptez-vous faire ? questionne-t-elle alors qu'il se perd dans ses pensées.

- Je dois retrouver cette bête. Elle a tué cette nuit encore. Le compte est de douze victimes depuis que la Guilde est en charge de cette affaire.

- Dois-je comprendre que vous n'êtes pas le premier chasseur envoyé par la Guilde à traquer ce monstre ?

- Non, deux autres chasseurs ont tenté de l'arrêter avant moi. Et…

- Et ils l'ont payé de leur vie… finit-elle pour lui.

Il lit alors de la tristesse dans les yeux de la change-forme.

- Depuis quand la Ligue est-elle sur la piste?

- Cela fait trois jours, depuis que je suis arrivée en ville.

- Lorsque Régis est mort donc, conclut-il.

- Après que le second chasseur ait été tué. Oui.

- Pourquoi pas avant ?

- Demandez donc à la Guilde. C'est elle qui pensait pouvoir se passer de la Ligue et gérer ce monstre toute seule.

- Je n'étais pas au courant de cela non plus…

- Vous semblez ignorer bien des choses, Chasseur.

- Il faut croire. La Guide ne me fait suivre que les informations qu'elle veut bien me donner.

- Voilà une étrange façon de renseigner ses chasseurs, fait remarquer la change-forme avec justesse.

Le chasseur reste silencieux. Elle a raison. Lui-même constate souvent avec désarroi que la Guilde délivre les informations à sa convenance, après les avoir soigneusement triées au préalable. Quand elle veut bien les faire suivre, évidemment…

- Je ne comprends pas, reprend la métamorphe, pourquoi ne pas vous fournir les renseignements dans leur totalité ?

- Je crains de ne pas pouvoir vous répondre.

Elle a une moue dubitative qui le fait sourire. Puis, elle s'assoit en tailleur sur le lit, son verre d'eau dans les mains. Il ne peut s'empêcher de remarquer qu'elle est bien plus à l'aise que tout à l'heure: ses oreilles lupines ont disparu.

- Je suppose que la Ligue ne commet pas ce genre d'impers.

- Vous supposez bien. la Ligue est tenue par les chasseurs qui la composent, eux-mêmes. Il est important que toutes les informations soient connues. Cela peut parfois éviter des problèmes. Si ce n'est le pire…

- Si je comprends bien, vous êtes un membre de la Ligue. Enfin, je veux dire que vous êtes bien plus qu'une simple chasseuse.

- C'est cela.

- Dans ce cas, c'est un honneur de vous rencontrer. Il est si rare de croiser l'un des vôtres sur l'une de nos affaires.

- Nous sommes d'un naturel discret.

- Je m'en suis bien rendu compte, sourit-il. Et à qui ai-je l'honneur alors ?

Il a posé sa question avec tant de chaleur, presque de la douceur, qu'elle croit bien qu'elle en a rougit une seconde. Elle lui adresse un sourire presque gêné.

- Je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présentée : je m'appelle Loréna.

- Enchanté Loréna. Moi, c'est Lugh.

- Lugh… Lugh Hunter ?

- Heu… Oui.

- Vraiment ?!

Son étonnement le surprend. Il ne s'attendait pas à une telle réaction.

- Oui. Pourquoi ?

- Toute la Ligue connait votre nom. Vous êtes un chasseur émérite. Certains disent même le meilleur de toute la Guilde.

Ainsi toute la Ligue sait qui il est ? Il se sent un peu dépassé par les évènements tout à coup. Il en est presque mal à l'aise. Il ne peut s'empêcher de détourner les yeux, un peu embarrassé.

- C'est un peu vite dit. Je ne fais que ce pourquoi je suis engagé par la Guilde. Et ce soir, j'ai laissé échapper un monstre sans parvenir à le toucher d'une seule de mes flèches… Tu parles d'un chasseur émérite… marmonne-t-il pour lui-même.

- Et modeste en plus de ça, lui sourit-elle.

Pour couper court, il se lève, lui proposant un café.

- Je veux bien, oui, merci.

Elle lui rend le verre et le suit des yeux.

- Comment se fait-il que vous n'ayez pas déjà attrapé cette bête ?

- Je la piste depuis des jours. Elle a massacré deux de mes collègues, et amis. Je ne voulais pas me laisser avoir et ai donc commencé par me renseigner sur ses habitudes. Je ne suis passé à l'action que ce soir.

- Je vous ai empêché de finir votre chasse…

- Oh, non. Ne vous blâmez pas. Avec ou sans votre intervention, je ne l'aurais pas attrapé ce soir. J'aurais plutôt fini entre ses crocs.

- Je suis navrée pour vos amis.

- La Guilde ne les a pas assez informés sur le type de créature qu'ils devaient traquer. Trop d'inconnues pour qu'ils lui échappent. Cette bête est maligne. Elle sait que nous la suivons, ce que nous préparons. À croire parfois qu'elle connait nos actions avant même que nous y pensions.

- Je dois bien avouer que j'ai été surprise par sa réaction face à mon attaque. Elle est vive. Trop pour un simple monstre sanguinaire.

- Et mes flèches semblent parfois rebondir sur elle sans la toucher…

Il lui tend une tasse fumante. L'odeur est exaltante, elle l'adore ! Elle s'attend à ce qu'il regagne son fauteuil mais il se dirige vers un petit bureau au fond de la pièce. Parsemé de notes, photos, cartes et autres fiches en tout genre.

Doucement, elle le rejoint, la couverture autour d'elle et prenant garde à ne pas brusquer sa plaie douloureuse. Il lui montre alors la carte sur laquelle il a tracé le parcours du monstre, depuis les premiers meurtres jusqu'à celui de la veille. Chaque emplacement de cadavres est noté, les endroits où la bête se terre la journée aussi. Toutes les habitudes du monstre sont recensées.

- Je n'ai pu récolter que de maigres informations à son sujet, lui explique-t-il. Elle erre dans la ville une fois la nuit tombée pour chasser, disparait avec l'arrivée des premiers rayons de soleil. Elle aime tuer. Elle ne tue pas seulement pour se nourrir ou se régénérer. Non, elle tue principalement par plaisir en emportant sa part de pitance au passage. Je l'ai forcé à sortir hier, et elle doit être affamée à l'heure qu'il est. Ce soir, elle se mettra de nouveau en quête d'une proie. Il faut empêcher que quelqu'un d'autre se fasse tuer.

© Lynn RÉNIER
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