Instinct de Chasse - Chapitre 8 : Hybride

Lynn Rénier

Le chasseur reprend le chemin du hangar, et ce sans problème, son excellente mémoire spatiale autant que visuelle l'y aidant beaucoup. En arrivant sur les docks, la méfiance s'accroit. Loréna fait appel à son flair pour déceler la présence du monstre. Mais il n'est pas revenu par ici après le fiasco d'hier. Il va leur falloir remonter la piste qu'il a laissée en espérant qu'elle ne se perde pas dans les effluves de la ville.

En arrivant près du hangar, ils constatent que la police a fait son travail. Les lieux sont bouclés, interdits au public et délimités d'un ruban jaune. Depuis le toit d'où ils sont perchés pour observer, l'agent en faction ne les remarque pas. Mais le moindre bruit pourrait l'alerter. Ils descendent dans la rue loin du regard du vigile, pour gagner l'autre côté du bâtiment.

Là, ils décèlent sans mal la trace de la bête. Son sang a une odeur âcre que leur odorat sensible repère tout de suite.

- Tu as une bien piètre opinion de toi, murmure Loréna. Tu disais avoir raté ta cible mais ces gouttes de sang noirâtre prouvent que tu as réussi à la blesser.

- Une flèche dans l'aine, précise Lugh. Ça ne l'a pas arrêté.

La métamorphe s'accroupit pour toucher le sang du bout des doigts. Elle retient un sifflement de douleur quand, à son contact, le liquide sombre se met à fumer comme s'il était en ébullition.

- Un vampire ? suppose le chasseur.

Il sait d'expérience que vampires et changes-formes se repoussent. La réaction du sang au contact de la métamorphe pour preuve : les uns sont un poison pour les autres et leur sang agit un peu comme un acide. Mais Loréna en doute. Elle porte ses doigts devant son nez, flaire une seconde avant de lui répondre:

- Possible. Mais je perçois autre chose. Un vampire renégat ou rendu fou par la faim ne se transforme pas en un tel monstre. Son comportement pourrait être celui d'un suceur de sang. Seulement, sa forme ne le suggère pas et encore moins sa façon de se nourrir. Et son sang ne réagit qu'en partie à mon contact.

- Alors à quoi avons-nous affaire exactement ?

- Je ne sais pas. Et c'est ce qui m'inquiète. Toi qui l'a étudié, n'as-tu rien remarqué qui pourrait nous éclairer sur sa vraie nature ?

- Non, rien, malheureusement. Tout ce que j'ai pu apprendre concerne ses habitudes, très semblables à celles des vampires et des goules. Hormis cela, elle n'a rien de commun avec ce que je peux connaître.

- C'est d'autant plus inquiétant. Il ne peut pas s'agir d'une nouvelle race, nous en serions informés.

- A priori. Du moins, la Ligue le serait.

Le silence s'impose quelques minutes, chacun plongé dans ses réflexions sans vouloir vraiment en faire part à l'autre.

 

Lugh inspecte les lieux, suit les gouttes de sang sur quelques pas puis revient vers Loréna, songeur.

- La bête n'est pas revenue depuis hier. Ne nous reste plus qu'à remonter la piste qu'elle a laissée en espérant la retrouver au plus vite.

- Espérons.

Prenant la direction de l'Est, ils font appel à tous leurs sens pour suivre la piste laissée par la créature. Par chance, la blessure infligée par la flèche de Lugh la veille leur permet de rapidement remonter jusqu'à son antre. Comme ils s'y attendaient, Loréna et le chasseur trouvent l'endroit vide. Seule persiste une odeur âcre et nauséabonde de chair en putréfaction et de sang séché. Leur odorat ne le supporte pas bien longtemps et ils se voient obligés de sortir.

Évidemment la piste sanglante s'arrête là. La plaie a cicatrisé durant la journée et la bête est retournée chasser son futur repas sans être inquiétée par sa blessure. Une cicatrisation rapide dont est dotée la plupart des créatures de la nuit. C'était à prévoir.

Cependant, cela ne décourage pas les deux associés. Ils se mettent aussitôt à la recherche de la moindre trace qu'aurait pu laisser le monstre derrière lui, la moindre trace qui leur indiquerait le chemin à suivre.

Loréna fait appel à ses sens aigus de change-forme. Son odorat fin détecte très vite la piste de la créature. Son odeur est forte et particulière. Pas de doute quant à la suivre. Mais alors qu'elle se tourne vers Lugh pour lui faire part de sa découverte olfactive, elle constate qu'il adopte un comportement très proche du sien.

À l'image d'un canidé sur la piste de sa proie, il semble flairer les lieux à la recherche d'odeurs. L'obscurité de l'endroit ne le gêne pas, on croirait qu'il voit comme en plein jour. Devant ce curieux spectacle qu'elle n'aurait pas cru d'un humain, elle reste surprise une seconde jusqu'à oser l'interrompre.

- Lugh, puis-je te demander quelque chose…

- Quoi donc ?

- Puisque nous travaillons ensemble, je voudrais un peu de franchise entre nous.

Le chasseur ne s'offusque pas. Ce n'est pas un reproche, au contraire. Une invitation à se faire confiance mutuellement, plutôt. Et une question à venir, évidemment. Alors, Lugh se montre enclin à la discussion :

- Que veux-tu savoir ?

- Tu n'es pas tout à fait humain, n'est-ce-pas ?

Il se redresse un instant, un sourire en coin à la fois gêné et malicieux.

- On ne peut rien cacher au flair d'un change-forme, plaisante-t-il. En effet, tu as raison: je ne suis pas tout à fait humain.

- Qu'es-tu alors ?

- Je suis en partie humain, en partie créature de la nuit.

- Un hybride ?

- C'est cela.

- Je comprends mieux. Ça explique bien des choses. Ces incroyables capacités pour la chasse, par exemple.

- Oui. Entre-autres.

- Et de quel clan appartiens-tu pour partie ? Vampires, garous, changes-formes, gargouilles ?

- À celui des garous.

- Vraiment ? Lequel ?

- Je l'ignore. Ma mère a été forcée de m'abandonner à ma naissance de peur que je ne survive pas au milieu des siens.

- C'est donc ton père qui t'a élevé ?

- Exact.

- Si ta mère est garou, alors lui est humain.

Le chasseur confirme d'un léger hochement de tête.

- Ton père ne t'a-t-il jamais parlé de ta mère ? Ne savait-il ce qu'elle était ?

- C'est compliqué, soupire Lugh. Il connaissait sa nature mais n'a jamais évoqué le clan dont elle faisait partie. Il ne m'en a d'ailleurs jamais parlé plus que cela. Tout ce que je sais est qu'ils se sont connus au cours d'une traque. Ils ont eu une aventure, puis chacun est retourné dans son monde. Jusqu'au jour où ma mère est réapparue sur le seuil de sa porte, un nourrisson dans les bras.

- Toi.

- Moi. Elle m'a confié à lui en disant qu'auprès des siens, je ne serais pas en sécurité. Et elle est partie sans un mot. Il ne l'a jamais revue depuis.

Une minute de silence s'installe entre eux. Loréna ne saurait dire si cette histoire affecte le chasseur ou non. Il en parle avec un relatif détachement. Pourtant, ses yeux le trahissent un peu. Alors, elle cherche à chasser ces souvenirs sans pour autant dévier de sujet.

- Je ne savais pas qu'une créature de la nuit et un humain pouvaient se lier.

- C'est rare, mais ça peut arriver.

- Et de qui tiens-tu le plus ? Je suppose que si ta mère n'a pu te garder près d'elle, tu es plus humain que garou.

- En effet, je tiens plus de mon père.

- Cela veut-il dire que tu ne te transforme pas ?

- Je ne suis pas influencé par les phases de la lune. Enfin, disons que je ne subis pas de transformation aux périodes où elle est pleine. En revanche, mes sens sont quintuplés. Mon ouïe, mon odorat et ma vue sont proches de celles d'un prédateur.

- Ce qui fait de toi un excellent chasseur.

- Sans doute. C'est aussi grâce à l'enseignement de mon père. C'est lui qui m'a élevé et qui m'a tout appris. Il était chasseur avant moi au sein de la Guilde et j'ai suivi ses traces. J'ai simplement quelques capacités innées qu'il n'avait pas.

- A l'image des changes-formes, souffle Loréna. Qu'est-il devenu ? Je remarque que tu parles de lui au passé.

- Il est décédé.

- Une chasse qui se serait mal passée ?

- Oh, non. Il avait déjà pris sa retraite à l'époque. Il est mort paisiblement chez lui. Cela doit faire presque neuf ou dix ans.

- Tu étais très jeune.

- Quel âge me donnes-tu ?

- Je ne sais pas, environ trente ans.

Un sourire étire les lèvres du chasseur.

- Me tromperais-je ?

Il ne lui répond pas, gardant le mystère.

- Serais-tu également pourvu d'une longévité plus importante que la moyenne ?

- Qui sait. Visiblement, je ne fais pas mon âge.

Loréna remarque qu'il ne lui dit aucunement s'il est plus vieux ou plus jeune que ce qu'elle suppose. Une étrange curiosité la prend. Elle voudrait savoir. Ce personnage n'est réellement pas tel que tous le décrivent. Et cet air plein de mystère l'intrigue. Peut-être qu'à traquer le monstre à ses côtés lui permettra d'en apprendre d'avantage.

- En fin de compte, conclue-t-elle, nous sommes sans doute plus semblables que l'on pourrait le supposer.

Il ne sait pas pourquoi mais cette idée l'apaise.

- Tu es la première à me dire ça.

- Aurais-je dis quelque chose de mal ?

- Au contraire. C'est la première fois qu'on ne me considère pas comme un monstre.

- Un monstre ? Quelle idée !

- Eh bien, pour les humains, je suis trop garou à leur goût. Et pour les créatures de la nuit, je ne le suis pas assez. Alors, je n'appartiens ni aux uns, ni aux autres. J'erre entre les deux.

- Tu n'as pourtant rien qui trahisse ta part garou, constate la change-forme. Il faut être une créature de la nuit pour déceler cette partie de toi. Les humains ne sauraient la voir. Je ne comprends pas qu'ils puissent voir le garou en toi, d'autant plus si tu n'es pas influencé par l'astre blanc.

- Pourtant, certains l'ont vu. Ou leur semblais-je trop étrange peut-être. Alors, enfant, j'ai vite été mis sur le côté.

- Quoi qu'il en soit, m'est avis que si ta mère a quitté son territoire pour trouver un humain, qui plus est un chasseur, c'est certainement pour une bonne raison. Et il n'y a rien de contre nature à cela. Sans est-ce parce que ni les humains ni les créatures de la nuit ne comprennent vraiment les hybrides qu'ils sont si craintifs à ton égard. Au fond, nous ignorons ce que tu es vraiment. Je dis "nous" car je m'inclus dans le lot. Tu es le premier du genre que je rencontre.

- Les hybrides ne courent pas les rues.

- Vous êtes plutôt rares, admet Loréna. De mémoire de changes-formes, il n'y en a eu que deux avant toi. Alors, cette méfiance des uns et des autres à ton égard est dû à leur ignorance. Il faut les excuser.

- Tu ne sembles pas partager cette aversion.

- Non. Je devrais ? s'amuse-t-elle. Pourquoi te craindrais-je ? Et en ce qui te concerne, du peu que j'ai vu de toi, il n'y a aucune raison que je m'inquiète. J'ai foi en tes capacités, que tu sois hybride n'y change rien. Tu aurais pu me laisser sur place hier soir. Tu ne l'as pourtant pas fait et as même pris la peine de me soigner en prenant le risque de perdre la trace de la bête que nous chassons. Tu n'es pas un monstre.

Ils échangent un regard et Loréna lit beaucoup de reconnaissance dans les yeux de Lugh. Elle lui adresse un sourire sincère, presque timide aussi.

- Au fond, nous autres changes-formes sommes un peu hybrides aussi puisque nous adoptons la forme animal autant que la forme humaine. Nous sommes un peu comme des garous, à la seule différence que notre métamorphose est un choix et qu'elle n'est pas influencée et forcée par l'astre blanc. Et qui sait si notre sang n'est pas mélangé avec celui d'autres êtres ?

- J'aime ta philosophie, sourit Lugh.

- Je suis ouverte d'esprit, précise Loréna. Cependant, ce n'est pas le cas de tous les changes-formes et des autres créatures de la nuit. Et j'ai tendance à faire tâche parfois lors des réunions de la Ligue.

- Nous sommes deux, dans ce cas.

Ils échangent un regard presque complice, un sourire amusé sur les lèvres.

- Nous formons un sacré duo. Si nos pairs nous voyaient.

- Ils n'approuveraient peut-être pas notre alliance sur cette traque.

- Peu importe. La situation exige de nous que nous joignions nos forces, c'est ce que nous faisons. Quand nous leur présenterons la bête, ils ne pourront qu'admettre que nous avons pris la bonne décision et fait ce qu'il fallait.

- J'espère que tu as raison, Loréna.

- Je l'espère aussi. Pour commencer, il nous faut retrouver cette créature avant qu'elle ne fasse une nouvelle victime. Afin de justifier notre entraide, nous devons mener cette traque à bien.

Sans s'épancher d'avantage en bavardages, la change-forme lui signale la trace qu'elle a trouvée et ils se mettent aussitôt sur la piste olfactive de la bête.

© Lynn RÉNIER
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