Intérieur.Femme en bleu fouillant dans une armoire.Autour d'une chanson
katondutick
Alexandra Varelli -Graham vient de jeter les télégrammes sur le sol, sans même les chiffonner. Pas un regard pour les robes de gala posées près du lit. Pas un mot pour l'océan qui luit, splendide derrière les larges fenêtres. Pas un sourire pour les fleurs blanches-sa couleur fétiche - accumulées sur les meubles en acajou .
Son fidèle pianiste, Marcello, compare le visage radieux popularisé par les affiches et celui de la femme à ses côtés. Les traits tirés, le chignon mal agencé, elle ne cesse de manipuler son collier rutilant .La voix d'Alexandra a retenti , des heures durant, sans élan. Marcello , perplexe ,pose néanmoins depuis des heures les doigts sur les touches du Bösendorfer, spécialement convoyé de la capitale . Délicate, la mélodie s'élève tel un pollen dans la pièce étouffante, malgré la climatisation, où chacun retient désormais son souffle.
Alexandra, les yeux fermés ,se laisse aller au cadencement des notes.Elle suit la partition. Hélas, malgré ses efforts, avant le refrain elle se trouve encore en retard d'un quart de ton. Marcello a ralenti le délié de ses phalanges , pour suivre la voix qui chante si mal .Effaré, il perçoit les aigus plus assez tendus. En l’espace de quelques secondes, les vocalises se bousculent à une allure insolite. En dépit de la musique , le phrasé s’échappe , englué dans la mollesse. La soprano ne peut assumer un tel désastre plus longtemps.
Alexandra au bord de la détresse, du chagrin, s'assoit sur le pouf en cuir blanc. Elle murmure: "Depuis ce matin , je n'y parviens toujours pas." Elle fixe les parois de la pièce.
La porte donnant sur le jardin en contrebas est entr’ouverte. La chanteuse tente de chasser son inquiétude profonde, funeste, en s’approchant de la vitre.
La piscine brille comme une lame froide qui s’aiguise. La pelouse est surmontée d'un groupe de bambous. Ils montrent des troncs guère plus gros qu'une vipère. Cette verdure porte un ennui complet. Le peuple de l’herbe vit depuis l’éternité dans le théâtre d'un monde souple où le vent fait vivre sa loi. A quoi bon s’en soucier quand on passe sa vie entre Monteverdi et Purcell ? Le téléphone vient tirer l’interprète de sa rêverie sans âme .
Marcello prend la communication. Il note quelques lignes avant de tendre le papier. Il y a là, résumé, un article à paraître dans le journal le plus lu à Sydney et qui est moins élogieux que d’ordinaire . Alexandra découvre le texte, se sent soudain la bouche sèche, hésite, écrit à son tour frénétiquement dans la marge.
" J’ai peur .J’ai peur ! " . L’écriture est tremblée, acérée . Elle a même froissé la feuille tels des sanglots. Le pianiste chuchote dans le combiné et raccroche, le visage grave.
La nuque de la chanteuse est lourde à force d'essais infructueux. Effrayée, elle a cru ressentir les craquements du mur de l'hôtel où elle séjourne depuis dix jours . Ceux des ses propres membres ? Alexandra consulte l'horloge avec inquiétude. Elle devine la tempête prête à se ruer contre sa raison. Va-t-elle sombrer dans deux heures ? Au milieu de cette foule élégante, qui l’attendra encore ? L’artiste commence à voir le monde en noir comme le poulpe blessé par le harpon …
Alexandra énumère, à une vitesse énorme, les étapes probables de sa chute. Décommander les journalistes ? Annuler tous les récitals ? Fuir par une porte dérobée vers l’aéroport ! Le regard vide, elle cherche quelque chose à affronter, à briser… La secrétaire , prudente, a rangé les récipients, les bibelots fragiles.
Soudain, la chanteuse regarde une reproduction de tableau accrochée au-dessus d’un vase en argent à tête de fauve .C’est " Intérieur, la femme en bleu fouillant dans une armoire ", tableau de Félix Valloton. Une jeune femme vêtue d’une chemise de nuit inspecte un meuble. Elle semble porter toute la détresse de ses jeunes années et tourne le dos réfugiée dans sa nuée de bleu , conforme à la tradition.
Alexandra serre les poings à s’en meurtrir la chair délicate . Assise dans un large fauteuil, devant la mer elle se souvient alors … C’est cet après-midi qui a décidé de tout.
La chevauchée dans la forêt sur son alezan avait été un vrai plaisir . La halte dans la maison au bord de l’eau s’imposait pour un repos mérité.. . Le palefrenier, caché derrière la porte, veut l’embrasser de force !Elle refuse de crier ,par orgueil. S’ensuit un corps à corps de meute avec un gibier .Il y a les vêtements déchirés. La force, la pointe, de cet étrier asséné en plein front de l’agresseur tombé ensuite sur le plancher .La gourde de l’homme se renverse . Un secours ! N’importe lequel !Le vin est avalé ! Aigre comme du sel, le liquide irrite sa gorge. L’individu revient à lui. La cravache sifflante ploie ses épaules juvéniles ! Le regard de l’autre annonce des coups abominables…Elle tient bon, ne prononce pas un mot ! Les membres violentés bleuissent, la peau saccagée , griffée, luit comme du feu . Le lien de cuir , inutile, finit jeté au sol. L’étreinte ensuite avec celui qu’elle a vaincu par sa volonté formidable.. Seule, hébétée, les habits défaits, elle part vite se changer dans sa chambre pour ôter de sa mémoire l’odeur de suint du viol. Pour dérober son corps sali à son propre regard, elle enfile le vêtement de nuit qui attend d’être repassé dans le coffre à linge.
Alexandra ,encore troublée, regarde vers une étagère. Marcello, se promet de congédier le chauffeur négligent . D’un bond, elle s'est levée ! Trop tard. La soprano déchiffre l'étiquette de la bouteille entamée . C'est un Bordeaux , un Léoville-Poyferré, 1989.
Elle réclame un verre, insiste. L'assistance panique car on n’a jamais vu l’artiste absorber une goutte d'alcool ! La chanteuse ,pâle comme la nacre, les larmes aux yeux, implore presque. Empressée, la femme de chambre tend une tasse. Vive, Alexandra , avec un rire étrange, la saisit avant de la remplir à ras bord . Le nectar qu'elle contemple enchevêtre des reflets tantôt diaphanes, tantôt ténébreux.Surgissent des visions grouillant de stupres, , de caresses sur des corps , de fêtes farouches. La chanteuse ressent la sueur s’insinuer sur ses tempes. Elle esquisse quelques pas de valse comme ensorcelée.Elle défait sa chevelure en un mouvement hardi. D'un trait, en grimaçant, elle avale le contenu du récipient avant de le brandir haut vers le plafond .
Sans se soucier de son chemisier constellé de taches écarlates, Alexandra demande, la voix plus douce :"Musique, s'il vous plaît."
Les lèvres encore humides, elle se dirige vers la fenêtre, libère sa poitrine d’un geste sec qui arrache son col de dentelle . Marcello attrape au vol un collier d’émeraudes , dont elle vient de se défaire comme on ferait d’une entrave. Le pianiste s’asseoit . Plus gourd qu’un automate, il effleure les touches ,s’installe dans son supplice. Il ourle la mélodie baroque pour la dernière fois et il le sait. Après, viendont le renoncement, le sentiment d’échec…
Alexandra sent le moment décisif advenu. Le piano libère la musique sous les doigts d’un forçat. La soprano se campe face à son auditoire incrédule Elle déroule les sonorités d 'une voix ample, conserve la rondeur des voyelles .Les ellipses sont modulées.La voix ménage des pauses pour le crescendo dramatique. Elle se rapproche de la respiration palpitante de la reine de Purcell, sans une seule fausse note. Sublime , tel un archange sur des décombres fumants, elle enchaîne la fin de l'aria. Ses seins se meuvent comme des voiles sous l’alizé. Ces minutes magiques, intenses, menacées s’imposent pures comme du givre. Elles ravissent les oreilles. Le pianiste évolue quasiment au bord de la syncope tant son cœur vit ce tumulte intense .Les ultimes mesures résonnent . Le silence retombe comme une fourrure .
La voix d'Alexandra vient de vibrer à l’instar un pinceau sur les surfaces d’une toile sacrée . Le ciel lui-même qui ne paraît plus peser s’accompagne de nuages tout ronds .L’interprète resplendit, en route vers sans doute vers l'inaccessible transparence. Devant l'assistance accourue de tout l’étage , applaudie frénétiquement, Alexandra salue avec grâce. Elle crie alors ces mots, par deux fois :"A boire pour tous! C'est la reine des fées qui l’ordonne!"
endormant, manque de rythme et d'acuité.
· Il y a environ 11 ans ·Sylviane Blineau