Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire - La mort du Verbe

pichouboy

Nous rentrions de Venise par train de nuit. La neige sale recouvrait les trottoirs parisiens. Je dus partir à mon bureau régler une affaire urgente et ma fiancée sortit pour faire quelques courses. Les bureaux étaient vides en ce samedi après-midi. Je travaillai sur un dossier que je devais boucler pour le lundi matin. Lorsque je rejoignis ma fiancée à l’appartement, elle ne répondit pas à mon salut. Elle était pâle comme jamais et tremblotait dans un fauteuil. Elle se mit à sangloter. Ses mots se mêlèrent à ses larmes : « Les gens dehors, ils parlent tous bouchnouk. » Je ne comprenais pas ; elle répéta : « Ils parlent bouchnouk. Le bouchnouk, tu sais, cette langue imaginaire que nous avions inventée… »

Je me souvenais en effet d’une langue totalement fictive que nous utilisions pour jouer, aux premières heures de notre relation. Dénué de syntaxe et de vocabulaire, ce langage prenait son sens dans la sonorité exotique des syllabes. C’était la langue de notre insouciance. C’était le Verbe de notre commencement. Nous parlions bouchnouk pour montrer notre singularité, notre détachement. Je crus comprendre que notre séjour vénitien avait éveillé une certaine nostalgie dans le cœur de ma fiancée. Pour elle, nous avions définitivement abandonné le statut de jeunes amants pour celui de couple bien établi : nous avions cessé de « parler bouchnouk ». Je me trouvai donc très subtil lorsque je déclarai : « Il n’y a pas que les autres qui s’aiment, tu sais ? Moi aussi je t’aime comme aux premiers jours. » Mais ses sanglots redoublèrent : « Tu ne comprends pas. Il ne s’agit pas de cela… Les gens… Ils parlent vraiment bouchnouk ! Ou du moins une sorte de bouchnouk. C’est leur nouveau langage, leur mode de communication… Et je ne comprends rien à ce qu’ils racontent. Pire encore, ils ne me comprennent pas quand je leur parle en français. En rentrant, j’ai téléphoné à ma mère et je suis tombée sur son répondeur… Elle a modifié son message : il est incompréhensible ! Mais tu ne me crois pas… Je le vois bien. Tu penses que je suis folle. Comment n’as-tu pas remarqué ? N’as-tu donc parlé à personne cet après-midi ? » Je dus reconnaître que non. « Alors je vais te prouver que je ne suis pas folle. »

Elle alluma la télé et mit la première chaîne. Je ne comprenais rien ; je lui demandai de monter le son, ce qu’elle fit. Je crus à un canular. Je lui retirai la télécommande des mains et zappai frénétiquement : toutes les chaînes étaient diffusées en une langue étrange et inconnue. J’éteignis la télé, tâchai de reprendre mon calme. J’étais nécessairement victime d’une énorme mystification. Il y avait forcément, cachée dans un coin du salon, une caméra qui enregistrait mes moindres émotions – et des gens qui riaient quelque part. J’accusai ma fiancée, qui ne riait pas le moins du monde. Consciente de mon propre désarroi, elle sombra dans une détresse plus grande encore.

Nous nous réveillâmes tard ce dimanche, après une mauvaise nuit. Je téléphonai à tous mes proches sans succès : on ne me comprenait pas et on me raccrochait au nez. De son côté, ma fiancée essuya la même série d’échecs. Le monde s’était retourné sur nous comme une chaussette sale.

Le lundi matin, je partis travailler, tandis que ma fiancée se rendait en train chez ses parents. Je tenais mon dossier sous le bras, bien conscient qu’il représentait sans doute des heures d’efforts inutiles. A mon arrivée, je ne fus même pas surpris de constater que tous mes collègues communiquaient exclusivement en bouchnouk. A l’entrée des bureaux, s’empilaient des dizaines de cartons, remplis de paperasse rédigée en français. On s’apprêtait à tout jeter, à tout détruire. Il fallait reprendre à zéro les activités de l’entreprise. On devait se plier à une vie en bouchnouk. Une note de service avait été déposée sur mon bureau et je la parcourus avec attention. On avait conservé l’alphabet latin et les mots restaient lisibles ; mais leur sens m’échappait. Je me mis à les prononcer à voix basse, lentement d’abord, puis à un flux régulier. Au fil de ma lecture, les sons commencèrent à danser en désordre dans ma tête. Je sentais vibrer quelque chose – comme une couche de glace qui se craquelait superficiellement. Je rassemblai les journaux de la veille, tous publiés en bouchnouk, et je m’efforçai d’en déchiffrer le contenu. Dans mon cerveau, la danse des sons se faisait plus ordonnée. Je sentais que je n’étais pas loin de comprendre. Je lisais, je lisais… Et sensiblement, les sons prenaient une direction particulière, les syllabes devenaient réconfortantes. Le bouchnouk m’apparaissait dans son éclatante simplicité : celle d’une langue limpide, parfaitement accessible, vers laquelle on aime se laisser glisser. Et je me suis senti glisser.

En regagnant notre appartement, je ne pensais pas y trouver ma fiancée, partie chez ses parents pour plusieurs jours. Et pourtant elle m’attendait au salon, la mine ravagée par la peine. Elle avait vu ses parents, mais elle n’avait rien pu partager avec eux. Elle avait parlé lentement, chanté, hurlé ; elle avait écouté ; elle avait brandi des dictionnaires, de vieilles lettres ; elle avait pointé des mots, des images, et les avait prononcés en français. Mais rien à faire : ils n’étaient pas parvenus à communiquer. Ma fiancée n’était restée que quelques heures et avait tenté d’appeler un taxi, en vain. Elle avait dû marcher sous la neige jusqu’à la gare, où elle avait pris le premier train pour Paris.

Croyant atténuer sa peine, je lui annonçai que je comprenais le bouchnouk. Elle se leva en sursaut :

–  Comment ? Tu comprends ce qu’ils disent ?

–  Tout à fait, répondis-je. J’ai passé la journée à m’imprégner de la langue. Il ne m’a fallu que quelques heures pour la comprendre pleinement. J’arrive à la lire, à l’écrire, à la parler. C’est formidable, n’est-ce pas ?

–  Tu parles leur langue ?

–  Oui.

–  Tu parles leur langue !

–  Oui, oui. Je peux te montrer si tu veux…

–  Oh non, surtout pas ! Epargne-moi cela, je t’en prie.

Je devins très vite un élément majeur de mon entreprise. On me nomma directeur des ressources bibliographiques, un titre pompeux qui avait été créé tout spécialement pour moi et qui prenait en bouchnouk une tonalité grave et mélodieuse. On m’attribua un nouveau bureau, très vaste et isolé des autres, au dernier étage de l’immeuble. Les chefs de service montaient l’un après l’autre pour s’adresser à moi ; ils se succédaient sans interruption. Dans les premiers temps, le directeur ne prenait jamais une décision sans m’avoir consulté. Je passais mes journées à transformer des mots qui avaient pour moi un arrière-goût matriciel. Je les transformais en des sons cotonneux et vibrants. L’air de rien, je trahissais mes origines. Ma vie était honteusement simple et gratifiante. Je ne m’étais jamais senti aussi bien.

Ma fiancée, en revanche, n’avait quasiment plus goût à rien. En décidant de ne jamais apprendre le bouchnouk, elle avait délibérément tourné le dos à la vie. Ses journées se limitaient à deux activités principales : la quête de documents en français – livres, films, disques – désormais obsolètes ; et la consommation boulimique de ces nourritures culturelles. Elle les dénichait dans des cartons qui s’entassaient devant les halls d’immeubles. Sa passion devint si dévorante que sa collection occupa rapidement plus de la moitié de l’appartement. Elle errait en robe de chambre, le cheveu gras, fouillant compulsivement dans ses armoires remplis de documents. Je la voyais au bord du gouffre ; je ne tenais pas à exhaler le souffle qui la ferait basculer.

Un soir, je lui fis couler un bain moussant, espérant qu’elle pourrait y noyer sa neurasthénie. Je déshabillai ma compagne affaiblie, la pris dans mes bras et la déposai dans l’eau chaude et savonneuse, avec d’infinies précautions. Je caressai son front de mes lèvres, prononçai quelques mots qui se voulaient rassurants, et m’éloignai à reculons, en fixant des yeux les deux petites masses rondes de ses seins qui flottaient au milieu de la mousse.

On sonna à la porte ; j’ouvris. Ils étaient venus pour elle. Je ne protestai pas. Je ne tentai rien pour les empêcher de l’emmener. Elle eut à peine le temps de se rhabiller. Ils ne donnèrent pas d’explication et l’embarquèrent.

Elle n’avait pas pleuré, elle n’avait pas crié, elle n’avait pas contesté. Elle ne s’était pas agenouillée pour me supplier de l’aider. Elle s’était gentiment laissée emporter.

Lorsque la porte fut close, je retournai à la salle de bains et me tins face au miroir. Il y avait de la buée sur la glace. Ma fiancée y avait tracé un message avec ses doigts. Je parcourus les mots sans les comprendre. Les secondes d’impuissance s’écoulèrent et la fureur monta. De mes mains, j’essuyai le verre mouillé et me frottai le visage pour y répandre des semblants de larmes.

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