Itinéraire bis

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Itinéraire bis

Sophie Adriansen

Articulation

Episode 1 : La disparition

Sur l’aire d’autoroute où la famille s’est arrêtée pour déjeuner (avec des vacanciers aussi divers qu’un groupe de gothiques), Mamy ne réapparaît plus après être allée aux toilettes. Inquiète, la famille se lance à sa recherche. Personne ne l’a vue, et la police ne semble pas décidée à coopérer.

Episode 2 : Dans le bus

On retrouve la grand-mère dans un bus. Il s’agit du van des gothiques. Mamy est assise entre deux d’entre eux et papote gaiement. Ils se rendent à un grand rassemblement de gens qui, comme eux, portent des croix…

Episode 3 : L’arrivée au festival.

Etonnée, Mamy interroge ses acolytes : à quelle heure est la première messe ? Et où est la chapelle ? Le rassemblement est loin de ressembler à ce qu’elle avait imaginé…

Episode 4: Famille en panique

Pendant ce temps-là, la famille inquiète arrive au camping. Au directeur et à leurs nouveaux voisins, ils expliquent la situation. Ils osent à peine s’installer, même si Daniel, le père, trop heureux d’être enfin arrivé, répète que Mamy est une grande fille. Lorraine envisage de fabriquer elle-même des avis de disparitions à placarder un peu partout.

Episode 5 : Micheline du passé

Au beau milieu du festival, Gervaise tombe sur Micheline, une ancienne camarade de sa pension de jeunes filles. Celle-ci, septuagénaire gothico-rock, participe chaque année au rassemblement. Gervaise et Micheline, chacune à sa manière, mesurent le chemin parcouru et tout ce qui sépare aujourd’hui les anciennes amies. Et puis Micheline propose à Gervaise, qui n’a rien bu depuis des heures, de gouter à ce qu’elle a dans sa gourde…

Episode 6 : On stage

La gourde a un effet étonnant sur Mamy. Alors qu’un chanteur aux cheveux longs invite quelques spectateurs à le rejoindre sur scène, Mamy, comme poussée par une force qui la dépasse, s’entend dire « Moi ! ». Elle se retrouve aux côtés du chanteur, devant un parterre d’amateurs de death métal en délire.

Episode 7 : After show

Après le show, Mamy est acclamée de toutes parts. La tentation de s’amuser un peu avec ces gens qui l’admirent est trop grande ; elle finit par y céder.

Episode 8 : Reprenons nos esprits

Les effets de la boisson contenue dans la gourde s’estompent peu à peu.

Mamy quitte le festival et entreprend de retrouver la famille. Elle fait du stop jusqu’à « La Mare au diable » - un nom comme ça, ça ne s’oublie pas !

Episode 9 : Stop

Mamy retrouve enfin la famille au camping. Après presque douze heures d’inquiétude, le soulagement est intense pour les parents et les enfants. Trop fatiguée, Mamy va se coucher sans donner plus d’explications.

Episode 10 : De retour

La grand-mère s’explique enfin. Retour en arrière, dans les toilettes du restoroute : la scène qui a tout provoqué… et surtout la conversation avec deux jeunes femmes gothiques.

Son récit achevé (Mamy a passé sous silences ses exploits scéniques), Daniel déplie le journal local. En une, l’article sur le festival est illustré d’une photo de Mamy sur scène.

Episode 1: La disparition 

- C'est les vacances, nous partons en voyage

Deux heures d'avance et beaucoup de bagages

Le cœur qui bat, les sandwichs en plastique

L'été est là, c'est vraiment fantastique

Assis sur le siège du milieu, coincé entre sa sœur et sa grand-mère endormie, Martin s’époumonait avec un enthousiasme qui ne ravissait que lui. Dans l’effusion des préparatifs, Daphné avait oublié de recharger son lecteur mp3. Elle s’en voulait à mort. Elle avait beau mâcher son chewing-gum avec vigueur, le bruit de la mastication ne parvenait pas à couvrir la voix stridente de son petit frère.

- Elle est naze, ta chanson.

- C’est toi qu’es naze. Et puis on t’a pas demandé ton avis.

Martin regarda sa sœur d’aussi haut que le permettaient sa petite taille et son rehausseur avant de reprendre :

- C'est les vacances, c'est les vacances en Italie

C'est les vacances, pizzas, klaxons et spaghetti

C'est les vacances, c'est les vacances en Italie

- Et puis c’est n’importe quoi, on ne va pas du tout en Italie.

- Et alors ? Quand toi tu chantes J’aimerais trop qu’elle m’aime, mademoiselle Valérie, c’est vrai peut-être ?

Daphné fusilla son frère du regard.

- Ca n’a rien à voir, tu peux pas comprendre.

- C’est pas bientôt fini, vos chamailleries ? Vous allez finir par réveiller Mamy.

- Aucune chance, elle est sourde comme un pot.

- De toute façon, on va bientôt déjeuner. On change d’autoroute et on s’arrête - d’ici quoi, Daniel ? Quinze, vingt minutes ?

- Ah, saleté de technique ! répondit celui-ci.

Il tapotait nerveusement le GPS d’une main, tentant de l’autre de maintenir son véhicule au milieu de sa voie. Le petit écran venait de s’éteindre.

Son épouse eut la présence d’esprit de regarder le panneau sous lequel ils passaient.

- C’est la prochaine bretelle, là, autoroute A666, le rassura-t-elle.

GPS ou pas GPS, Daniel n’avait jamais accordé une grande confiance à sa femme pour ce qui concernait l’orientation et la conduite.

- A666, tu es sûre, Lorraine ?

- Certaine.

A l’arrière, la grand-mère ouvrit un œil. La première chose qu’elle vit fut le panneau en question - et elle en frissonna d’effroi. Avait-elle bien lu ? Son gendre tourna le volant et confirma ses doutes. Mamy tripota la croix qu’elle portait en pendentif comme on se raccroche à une branche et murmura quelques mots inintelligibles.

- Et voilà ! s’exclama le patriarche en tirant le frein à main un quart d’heure plus tard. Je ne suis pas fâché de faire une pause, moi.

Il sortit de la voiture et s’étira bruyamment. La famille avait roulé toute la matinée ; la pause était bienvenue. L’arrêt sur cette petite aire - « Aire de La Fourche » - lui donnerait l’énergie nécessaire pour terminer le voyage. L’objectif était d’arriver au camping pour 16h, histoire d’avoir le temps de s’installer tranquillement avant le dîner.

Avec une galanterie forcée, il aida sa belle-mère à descendre du véhicule.

- On a fait un petit somme, Mamy ? hurla-t-il.

Mamy lui avait dit des dizaines de fois qu’elle comprenait parfaitement quand on parlait face à elle - avec le temps, elle avait appris à lire sur les lèvres pour pallier aux déficiences de ses oreilles - mais son gendre s’évertuait à crier lorsqu’il s’adressait à elle.

Martin bondit à la suite de son père. Daphné, elle, n’avait pas bougé d’un pouce.

- On n’est pas au drive, ici, fit remarquer son père. Si tu veux manger, tu dois venir avec nous.

- ‘Pas faim, marmonna Daphné.

Elle était désespérée. Cela faisait seulement quelques jours que les grandes vacances avaient commencé, et déjà elle se morfondait. Dire qu’il lui restait encore deux mois à supporter son frère et ses parents à longueur de journées avant de retrouver les copines…

- Comme tu veux. Mais pour moi, ce sera steak-frites.

- Ah non, pas comme elle veut, corrigea sa femme. Allez Daphné, sors d’ici, et en vitesse !

Une friteuse géante. Voilà ce qu’évoquait à Daphné l’intérieur du restoroute - et pas seulement à cause des frites qu’ils avaient tous dans leur assiette. L’odeur de friture lui avait sauté au nez dès qu’elle avait franchi les portes du lieu. Le soleil inondait la grande salle d’une lumière jaune, dardant avec détermination ses rayons au travers des vitres grasses. Il faisait atrocement chaud. L’atmosphère était poisseuse. Et les vacanciers, ruisselant de transpiration quand ils ne luisaient pas de crème solaire, frétillaient comme des bâtonnets de pomme de terre trempés dans l’huile.

- Les prochaines saucisses, on les fera au barbecue ! claironna Daniel en désignant l’assiette de son fils, dans laquelle gisaient deux parenthèses d’un orange douteux.

C’était un de ses plaisirs estivaux : lui qui ne cuisinait jamais habituellement n’aimait rien tant que de préparer chipos et grillades en plein air, les narines excitées par l’odeur de la viande se pliant à l’injonction du grill et le gosier apaisé par la bière légère, après une journée d’excursion ou de plongeons dans la piscine. Et en juin, profitant d’une promotion exceptionnelle au magasin de bricolage, les parents avaient fait l’acquisition d’un barbecue nouvelle génération. Celui-ci prenait une place conséquente dans le coffre de la voiture - au détriment des jeux de Martin dont la quantité avait dû être revue à la baisse. Daniel avait hâte de le sortir de son emballage.

- On sera au même bungalow que l’année dernière ? s’enquit Martin.

Implanté au cœur d’une verte campagne, le camping de « La Mare au diable », à Sainte-Maure-les-Poêles, était divisé en deux parties, l’une accueillant les tentes et les caravanes des campeurs à l’ancienne, l’autre fleurie de bungalows imitation bois pour ceux des vacanciers qui n’étaient prêts à vivre dehors qu’à condition de dormir sous un toit résistant aux intempéries et de ne pas partager leur douche avec les microbes des autres. Les deux catégories se retrouvaient autour de la piscine et à la salle d’animation qui faisait la part belle aux soirées dansantes et aux spectacles de cabaret participatifs. Après des années à louer un minuscule appartement sur la côte atlantique, la famille avait eu l’année précédente un véritable coup de foudre pour cet endroit préservé de l’agitation des stations balnéaires. Elle y avait passé « des vacances d’enfer », conformément à ce que promettait le panneau planté à l’entrée du camping, à côté des barrières automatiques.

- Non, car cette année on a Mamy ! insista le père en souriant faussement à sa belle-mère.

Mamy s’était laissé convaincre par l’insistance de ses petits-enfants, trop contents d’emmener avec eux leur bouclier favori contre les tempêtes parentales - car en réalité, il ne lui disait rien de bon, ce camping. Faire la danse des canards sur un terrain de volley-ball, applaudir une course en sac ou partager sa salade de riz avec ses voisins, très peu pour elle. Et puis, elle avait passé l’âge des vacances en bungalow. Mais surtout, même si elle avait lu le roman de George Sand lorsqu’elle était jeune fille, le nom de l’endroit l’inquiétait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

- Si vous m’aviez laissé mettre ma tente à côté du bungalow, y aurait pas eu besoin de changer ! grogna Daphné.

L’adolescente n’avait été autorisée à dormir dans sa canadienne qu’un samedi soir dans le jardin de la maison. Rassurés par la présence de la clôture qui encerclait la maison, les parents avaient consenti à laisser exceptionnellement s’exprimer le besoin d’isolement de leur fille.

- Je t’ai déjà dit, Daphné, que je préfère t’avoir avec nous, soupira sa mère.

La chambre que Daphné avait partagée avec son petit frère l’été précédent comptait deux lits simples, ce qui était toujours mieux que les lits superposés de l’appartement au bord de l’océan. Mais cette maigre consolation n’offrait nullement la tranquillité solitaire à laquelle aspirait la future lycéenne.

- Un mètre de plus ou un mètre de moins, ça change rien ! De toute façon, la seule chose qui vous intéresse c’est de me fliquer.

- Laisse-moi réfléchir… Dormir d’un seul œil depuis quinze ans, se faire constamment du souci pour ses petits, veiller à ce qu’ils grandissent dans les meilleures conditions… Je croyais que ça s’appelait élever des enfants, mais tu as raison, le mot juste est fliquer.

Daphné fit la grimace mais, ne trouvant rien à répondre, elle se contenta de tourner la tête. Elle se perdit dans la contemplation du parking. Le ballet de véhicules était incessant. Des gens de toutes sortes en descendaient, qui se dirigeaient tous sans exception vers le restoroute, semblables à des abeilles aimantées par la ruche-friteuse.

Son regard fut attiré par un van de couleur noire qui venait de stationner entre deux longs bus bariolés. Daphné observa ses occupants en sortir : leurs vêtements, leurs chaussures et même leurs cheveux étaient, pour la plupart, assortis au véhicule. Leur petit groupe contrastait avec les autres vacanciers, court vêtus - et souvent de teintes gaies.

« Des gothiques, songea-t-elle. Il faut être complètement malade pour porter du noir, des caleçons longs et des gros godillots par cette chaleur ! » Dans son collège, quelques garçons et filles s’affublaient ainsi de frusques sombres et d’énormes croix. Ils se regroupaient à la récré et écoutaient ensemble de la musique flippante, vaguement punk, en secouant la tête en mesure. Ils se maquillaient aussi à la truelle - même les garçons - et Daphné était convaincue que leur accoutrement avait avant tout vocation à attirer l’attention. Sinon, à quoi bon décorer tous ses cahiers de chauves-souris baveuses, ainsi que le faisait cette fille, Mina ?

Comme les autres silhouettes sur le parking, les hommes et les femmes en noir convergèrent vers le restoroute. Daphné les regarda entrer dans la station, accompagnés du souffle ininterrompu des portes automatiques. Certains prirent la direction des toilettes, d’autres celles des frigos, dont les assortiments de cônes glacés et autres boissons fraîches étaient autant de promesses de parades temporaires à la chaleur ambiante. Personne ne semblait décidé à s’aventurer du côté du restaurant.

Tout en triturant les aliments qui composaient son assiette avec le bout de sa fourchette, Daphné reporta son attention sur la tablée familiale.

Martin venait de se ficher deux frites sur les canines.

- Ve fuis le vampire de l’autoroute ! tenta-t-il d’articuler.

Mamy ferma les yeux et fit une muette prière. Un vampire, même imaginaire, sur l’A666 menant au camping de La Mare au diable à Sainte-Maure-les-Poêles, cela commençait à faire beaucoup.

- Tout va bien, Maman ? s’inquiéta sa fille.

Mamy rouvrit les yeux comme si elle avait entendu.

- Je vais faire un tour aux toilettes. J’ai besoin de me rafraîchir.

Mamy se leva. Elle était à peine plus haute debout qu’assise. Mais, en dépit de ses difficultés auditives, elle n’avait rien perdu de sa vivacité d’antan.

- Veux-tu que je t’accompagne ? s’empressa de proposer Lorraine.

Mamy releva le menton avec mépris. Elle était vexée.

- Enfin ! Je suis encore capable de me rendre seule aux commodités !

A petits pas, elle traversa la salle sans se retourner.

Occupée à détailler le contenu d’un grand sac qu’un passager avait fait tomber dans une flaque d’huile en ouvrant la portière de sa voiture, juste de l’autre côté de la vitre, Daphné remarqua à peine les gothiques qui avaient reformé leur groupe et quittaient l’espace pour regagner leur véhicule. Celui-ci fut aussitôt remplacé par un autre : à l’heure du déjeuner, les places de stationnement sur l’autoroute des vacances étaient rares et chères.

- Visiblement, ta mère est tombée dans le trou ! fit remarquer Daniel au bout d’un temps.

- C’est vrai, ça fait un moment qu’elle est partie. Je vais voir ce qu’elle fabrique, dit Lorraine en repoussant son assiette.

Elle disparut derrière les portes battantes à la suite d’une flopée d’enfants portant tous la même casquette bleue rayée de jaune.

Lorsqu’elle réapparut enfin, son visage avait totalement changé d’expression.

- Elle n’y est pas, affirma-t-elle. Vous avez vu Maman sortir ?

Devant la mine sérieuse - et inquiétante - de son épouse, son mari n’osa pas plaisanter.

- Non ! Mais tu as regardé dans tous les compartiments des toilettes ?

- Oui, et chez les hommes aussi - et même dans la pièce pour changer les bébés, précisa Lorraine en balayant le restoroute du regard.

- Je la cherche ! déclara Martin, pas affolé pour deux sous.

Joignant le geste à la parole, il se mit à courir dans tout le restaurant, avant de passer à la partie boutique.

Sa mère passa de l’inquiétude à la panique.

- Allons voir à l’extérieur.

Il n’y avait qu’une issue à la station, aussi Lorraine chargea-t-elle les enfants de monter la garde à l’intérieur tandis qu’elle contournait le bâtiment par la droite et que Daniel partait à gauche. Pendant ce temps, Martin initia une enquête selon la méthode récemment découverte dans son roman policier. Il interrogea l’homme qui nettoyait le sol des toilettes, la femme qui tenait la caisse de la boutique, celle qui servait au restaurant et même l’homme qui, à l’arrière, faisait griller les steaks - mais personne n’avait remarqué Mamy.

- Pourquoi on n’a pas emporté une photo d’elle ? râla-t-il.

- T’as pas ton kit à empreintes digitales ? se moqua Daphné, peu concernée par l’affolement général.

- Pfff, j’ai même plus besoin de kit maintenant, je sais les relever avec seulement du scotch, se vanta son frère.

Au dehors, ses parents se rejoignirent après avoir fouillé les deux parkings que comptait l’aire. Daniel s’était même engagé à pied sur la voie d’insertion dans l’espoir d’apercevoir sa belle-mère marchant sur le bas-côté. En vain. Il avait regardé trop de road movies.

Les parents reprirent la direction de la station-service.

- J’appelle la police ! annonça Lorraine après que ses enfants lui eurent confirmé qu’il n’y avait pas trace de Mamy à l’intérieur, et qu’elle et son mari l’eurent vérifié par eux-mêmes.

Le disque d’attente avait mis ses nerfs à rude épreuve pendant près de trois minutes, aussi, c’est avec une rage insolite que la mère de famille aboya dans le combiné lorsqu’enfin une voix non enregistrée se fit entendre.

- Ma mère a disparu ! Nous sommes sur une aire d’autoroute - nous partons en vacances -, elle est allée aux toilettes à la station-service et puis pof ! Disparue ! Il faut mobiliser vos troupes, faire paraître un avis de disparition, lancer une alerte enlèvement, diffuser son signalement dans les médias !

L’homme à l’autre bout du fil lâcha un bref soupire avant de répondre.

- On se calme. Quel âge à votre mère, madame ?

- 69 ans.

Des excitées dans le genre, il en avait déjà eu sa dose dans la matinée. Ses concitoyens étaient des ingrats : ils décriaient les hommes en uniforme à longueur d’année, se tassaient sur leur siège de voiture à leur approche, mais lorsqu’ils étaient en vacances ils leur prêtaient soudain tous les pouvoirs - y compris celui de résoudre les problèmes familiaux. Heureusement, l’expérience lui avait appris à désamorcer les ébullitions de ce genre.

- Souffre-t-elle de troubles psychologiques ? Perd-elle la mémoire ? Est-elle sous tutelle ?

- Non, rien de tout ça, elle a parfois des difficultés à entendre, c’est l’âge qui veut ça, mais pour le reste elle a toute sa tête - et bon pied bon œil, avec ça.

Les gens ne se rendaient pas compte que le temps passé à gérer des broutilles était autant de perdu pour des affaires qui en valaient vraiment la peine. Des affaires graves - et Dieu sait qu’il y en avait.

- Ecoutez, elle s’est sans doute attardée à la boutique en revenant des toilettes, du côté… je ne sais pas, moi, des ouvrages de tricot, par exemple ! Ou au comptoir des produits régionaux !

Lorraine bouillonnait. Se moquait-on d’elle ? Pourquoi diable ce policier ne la prenait-il pas au sérieux ?

- Nous avons fouillé partout, monsieur. Vous croyez que je m’amuserais à vous déranger si ça n’était pas le cas ?

Il n’aimait pas le ton autoritaire que prenait cette femme. Elle méritait une petite leçon. Ne savait-elle pas qu’il ne faut pas crier au loup sans raison ? Il allait lui apprendre qu’on ne lance pas une alerte enlèvement pour si peu.

- A-t-elle récemment reçu des menaces, est-elle impliquée dans un trafic ou un conflit, peut-elle faire l’objet d’un règlement de comptes ?

Lorraine se représenta sa mère, haute comme trois pommes et se tenant toujours très dignement, vêtue de chemisiers qu’elle assortissait à ses éternelles jupes plissées, qui menait depuis tant d’années sa barque sans faire de vagues. Gervaise avait bien dû chaparder quelques bonbons chez l’épicier quand elle était jeune, comme tous les enfants, mais aucun acte répréhensible n’avait été mis à son débit depuis - sa bonne morale chrétienne l’empêchait de sortir du droit chemin. L’imaginer associée aux mots menaces, trafic, conflit et règlement de comptes, c’était proprement ridicule.

- Mais euh… non ! Maman ne ferait pas de mal à une mouche !

Le policier fut tenté de rire au nez de son interlocutrice mais il se retint par peur que la femme ne rappelle juste après en demandant à parler à quelqu’un d’autre. Autant régler la question une fois pour toutes.

- A-t-elle l’habitude de fuguer ?

- De fuguer ? répéta Lorraine. Mais absolument pas ! Ca ne lui est jamais arrivé de toute sa vie ! C’est bien pour ça que c’est inquiétant !

L’homme regarda l’heure qui clignotait sur l’écran face à lui. Plus que quelques heures et il serait lui aussi en vacances.

- Alors nous n’allons rien pouvoir faire, madame. Votre maman a très bien pu changer d’avis et renoncer aux vacances, ou rencontrer une connaissance, ou encore décider de continuer en stop. En tout cas, quoi qu’elle ait fait, c’est de façon délibérée, d’après ce que vous me dites.

- Oui mais…

- Et c’est un week-end de grands départs, alors entre les accidents et les infractions, les malaises dus à la chaleur et les cambriolages, vous imaginez bien qu’on n’a pas de temps à perdre avec une vieille dame en vadrouille ! Si encore il s’agissait d’un enfant…

Lorraine raccrocha, dépitée. « Si encore il s’agissait d’un enfant… » C’était elle, l’enfant, et c’était elle que sa mère avait abandonnée sur une aire d’autoroute. N’était-ce pas plutôt le lot des chiens, d’ordinaire, que d’être laissés derrière soi au début des grandes vacances ?

Il fallait qu’elle se ressaisisse. Elle n’avait pas le droit de gémir sur son sort alors qu’il était peut-être arrivé à sa mère quelque chose de grave. Lorraine avisa le panneau qui, contre un mur d’arbustes, indiquait la sortie de l’aire de repos de La Fourche. « Vers l’autoroute 666 ». Il n’y avait pas de temps à perdre.

- Les enfants, Daniel, allez ! ordonna-t-elle. En voiture !

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