sur l'autoroute

thisbee

Episode 1

Canicule. On suit le point de vue d'Angèle, quatorze ans, adolescente rêveuse est passionnée de cheval malgré des problèmes de dos chroniques. Présentation des autres personnages, un accident survient.

Episode 2

Point de vue de Thomas, le fils. C'est un cauchemar qu'a fait sa sœur, qui souffre du dos. La voiture s'arrête en catastrophe. La mère part, le père essaye de téléphoner pour trouver un médecin pour Angèle. Thomas sort de la voiture pour rejoindre sa mère, il laisse la porte ouverte.

Episode 3

Le père découvre des vestiges datant de la guerre de cent ans, une grande bataille a eu lieu. Quand il revient, il découvre qu'un des chatons a réussi à sortir de son panier. Le père demande à Angèle où est Thomas. La chaleur est écrasante, et devient de plus en plus étouffante au fil des épisodes.

Episode 4

Angèle va mieux, elle part chercher sa mère mais elle ne la trouve pas, il n'y a personne aux toilettes. Elle trouve le chaton près d'un soupirail, elle manque de tomber en tentant de l'atteindre, parce qu'une grosse voix derrière elle dit « Besoin d'un coup de main ? »

Episode 5

Point de vue de Thomas. Il est revenu à la voiture. Lui et son père cherchent le chat autour de la station. Thomas a comme un mauvais pressentiment. Ils voient arriver Angèle avec le chaton, et elle explique sa rencontre avec Noé qui l'a aidée à attraper le chat. Ou est maman ? Demande le père.

Episode 6

Point de vue d'Angèle. Les heures ont passé et la mère n'est pas revenue. Noé parle du camp des gens du voyage, un peu plus loin, et des curieux événements qui se passent sur cette aire d'autoroute depuis toujours. Son groupe est là pour la cueillette des abricots comme tous les ans. Angèle veut aller voir les chevaux.

Episode 7

Point de vue du père qui reste pragmatique. Un policier l'interroge sur sa femme, on découvre qu'elle a fait fréquemment des séjours en HP. Le policier laisse entendre qu'elle s'est peut-être enfuie. Il promet de mettre une patrouille sur le coup.Les enfants ont disparu.

Episode 8

Le père va chercher ses enfants chez les roms et en profite pour mener l'enquête. Un enfant déclare qu'il a vu une femme sur un sentier qui mène à une chapelle.

Episode 9

Point de vue de la mère, qui fait progressivement une crise de démence. On découvre tout le passif de sa vie, elle est responsable de l'accident de cheval de sa fille, elle est responsable de la noirceur de son fils, elle a tenté à plusieurs reprises de les tuer et son mari l'a toujours couverte. Lutte intérieure, elle sent que cela la submerge, dédoublement de personnalité, peur de ses propres enfants. Sa famille la retrouve dans la chapelle.

Episode 10

Point de vue de Thomas, la mère ne veut pas les rejoindre, elle est perturbée. Une voix intérieure qu'ils n'entendent pas leur dit qu'elle n'est pas elle-même. Thomas sait mais il ne dit rien. Ils repartent comme ils étaient partis, unis et heureux. Elle regarde le volant.

Episode 1

Une aube pâle se levait dans la brume de la nuit, révélant la clarté encore grise d'un soleil dont on présumait l'ardeur future. Depuis quelques jours déjà, on crevait littéralement de chaleur, et ça allait durer, disait la météo. C'est pour ça que le père d'Angèle avait décidé de partir tôt, avant l'aube, pour leur départ annuel des vacances estivales direction Aigues-Mortes, tout là-bas, à l'autre bout de la France, au pays des chevaux. Il fallait en avaler, des kilomètres, mais papa aimait bien rouler, tout en écoutant la play-list qu'il avait composée pour l'occasion, faite de vieux tubes ringards, de morceaux de jazz sirupeux, et de pièces classiques qui déroulaient leur mélancolique mélodie.

Le regard dans le vague, entre le sommeil et le réveil, Angèle contemplait de ses yeux entrouverts la lente coulée de la route noire, qui courait sous les roues. Elle bâilla, se frotta les yeux, regarda en soupirant l'heure matinale, trop loin encore de l'heure prévue pour leur arrivée. Ce qu'elle avait hâte ! peut-être aurait-elle le temps, s'ils arrivaient assez tôt, de voir le centre équestre à quelques kilomètres de la ville fortifiée, près duquel se situait leur camping. C'est Benjamin, le fils du propriétaire du club où elle montait, qui lui avait parlé de cet endroit, où on proposait des stages pendant les vacances. Il y était lui-même depuis une semaine, et il y avait donc une double raison à vouloir arriver vite. Benjamin était le plus beau garçon qu'elle avait jamais connu. Il était blond, avec des yeux bleus, un visage de poupée. Dès qu'elle le voyait, son cœur battait à grands coups, et elle ne savait plus quoi dire. Et pourtant, elle n'avait qu'une idée en tête, le voir le plus possible !

Angèle avait donc eu gain de cause avec papa. Quand il avait proposé au début du printemps de changer de destination, Angèle avait pâli. Quoi ? Ne plus aller à Javols, où elle retrouvait tous les ans ses amis qui avaient deux chevaux et dont elle s'occupait avec eux tout l'été? Et pour aller où ? Au bord de la mer, pour aller s'ennuyer sur la plage ? Hors de question. Elle ne pouvait pas abandonner le cheval pendant tout un mois...C'est une question de vie ou de mort, avait-elle clamé à son père, avec sa petite moue boudeuse à laquelle il n'avait jamais pu résister. De cela, au moins, il était sûr, et ne dérogeait pas à la règle depuis son accident, quand à six ans elle avait failli se casser la colonne vertébrale. Elle n'était bien qu'avec un dos de cheval sous ses fesses. Aussi, quand on lui avait parlé du centre équestre situé au nord d'Aigues Mortes, elle avait supplié, même si papa n'aimait pas trop les alentours de Narbonne, et il avait fini par dégoter un camping à la ferme, à une vingtaine de kilomètres, à Vauvert, précisément, en plein milieu de la Camargue, se régalant d'avance des grandes balades qu'ils pourraient faire en famille au milieu des Marais. Angèle se promettait déjà de grandes chevauchées sur la plage, aspirant entre ses lèvres le vent salé de la mer.

On n'était encore qu'à Limoges. Au-delà de l'autoroute, le paysage devenait moins monotone, révélant des vallons et des plaines dans la lumière brouillée de ce début de journée.

« Regardez ! Un cheval ! »

Papa avait doublé une voiture qui remorquait un van où on pouvait deviner la croupe d'un cheval blanc. Angèle imaginait qu'elle aussi, un jour, elle aurait son cheval à elle, une jument qu'elle installerait dans un joli pré à côté de sa maison. Elle aurait aussi un mari et des enfants, et tous les dimanches elle irait promener sa jument pendant que son mari emmènerait ses enfants au tennis. Angèle regardait le cœur gonflé le soleil se lever à l'horizon, éclairant la ligne ondulée des plaines où se tassaient des bosquets en touffes sombres. Son mari ce serait peut-être Benjamin, peu importe qu'il ne soit pas encore au courant. Elle vivrait quelque part dans un pays de forêt, où on peut pêcher des poissons dans des rivières, ramasser des myrtilles, elle chevaucherait sur les petits chemins de son parc, s'arrêtant au bord de l'étang pour reposer sa jument, avant de repartir au galop à travers champs. Elle vivrait dans une félicité permanente, et les jours se succèderaient dans une parfaite harmonie. Elle ferait du cheval, malgré ses douleurs dans le dos qui ne feraient qu'empirer, disaient les médecins, ces espèces de vautours de mauvais augure, qui voulaient l'empêcher de monter. Heureusement que papa était plus conciliant qu'eux. Plus conciliant, ou trop occupé pour écouter leurs recommandations. Et puis, comme elle disait, la chute était loin maintenant, elle n'avait qu'une méchante scoliose qui parfois lui tordait la colonne et lui balançait des décharges électriques dans toute la moelle épinière, mais elle avait confiance en l'avenir, elle guérirait... d'ailleurs, cela faisait un moment qu'elle n'avait pas eu de crise, elle disait à papa, en s'en convainquant à moitié, qu'elle était sans doute guérie, malgré ce que disaient les médecins, qui ne savaient pas comment elle souffrait, qui ne savaient pas non plus ce que c'était que d'être passionné par quelque chose, et qui se contentaient de répéter comme des perroquets qu'entre deux crises elle n'était qu'en sursis. Ils n'y comprenaient rien, les médecins. C'est les médecins, aussi, qui avaient dit que maman était folle.

Près d'elle, elle vit Thomas ouvrir un œil. Il avait son nez tout renfrogné, et quand il bâilla lui aussi, elle sentit son haleine viciée empuantir l'air de la voiture. Contrairement à elle, qui était blonde comme maman, il avait une grosse tignasse de cheveux noirs et épais qui poussaient comme de la mauvaise herbe.

« Tu veux un bonbon à la menthe ? Lui demanda-t-elle alors qu'il bâillait une deuxième fois. »

Sans rien répondre, la mine de travers, il observa avec des yeux vitreux le paquet de tic-tac que lui tendait sa sœur avec dégoût, puis tendit sa main ouverte en se frottant les yeux de l'autre. Tout en mâchant les bonbons qui craquaient sous ses dents, il observa le paysage lui aussi, avant de jeter un œil au cadran de la voiture qui indiquait l'heure. Il ne dit rien, mais Angèle sentit dans son regard une pointe de déception.

« Ouais, répondit-elle à son silence expressif, on n'est pas arrivés. Encore au moins huit heures de route. Tu peux te rendormir, gros bébé. »

Thomas n'avait jamais été très bavard, et carrément muet à l'école, ce qui faisait qu'on l'avait traîné lui aussi chez les médecins, des spécialistes en pédopsychiatrie depuis l'âge de trois ans. A la maison, il ne disait jamais un mot de trop, mais Angèle l'avait déjà surpris en train de parler aux chatons. C'était son petit secret, et Angèle lui avait promis de garder ça pour elle, parce qu'après tout, il n'avait jamais révélé aux parents son petit secret à elle. Il voyait bien qu'elle pleurait souvent dans son lit, la nuit, parce qu'elle avait trop mal au dos. C'était toujours la nuit que ça arrivait. Elle faisait un cauchemar affreux, souvent avec sa mère et des chevaux, du feu et des cris. Et puis après le cauchemar la douleur arrivait, sournoise, folle, fulgurante comme une gifle. Thomas était le seul à être au courant de ces douleurs nocturnes, il se contentait de se lever en silence et de lui préparer un anti inflammatoire, se faufilant dans la cuisine aussi silencieux qu'un chat, la regardant boire avec intérêt, grave et tendre à la fois.

Thomas, après avoir vérifié l'heure, se penchait déjà vers ses pieds pour observer le sac rouge qui contenait ses nouveaux trésors, deux petits chats noirs âgés de six mois aussi placides que des tortues, qui le suivaient comme des toutous. Depuis qu'ils étaient là, Thomas était presque gai, c'était appréciable, mais ces chats fichaient la trouille à Angèle. Un jour, maman avait dû en frapper un avec une chaussure parce qu'il avait fait pipi sur son lit, et le chat s'était mis, après la raclée de maman, sous la commode, et on voyait ses yeux jaunes dans les ténèbres, et on entendait son grognement de bête haineuse. Diabolique !

Les chevaux, eux, étaient plus doux que des moutons, quand ils étaient bien dressés. Ils étaient plus puissants que ces pauvres boules de poil courtes sur pattes qui ressemblaient à des démons. Les chevaux étaient nobles, fiers et royaux, à la fois dociles et nerveux, tout en muscle et en nerfs. Ils vous emportaient loin, c'étaient des bêtes du paradis, et quand on savait les prendre ils devenaient même une continuité de leur cavalier. Il y avait des relations, comme ça, entre des cavaliers et des chevaux, Angèle les connaissait par cœur, Brocéliande, Roan Barbary, Bucéphale, ces grands chevaux qui avaient marqué l'histoire, par leur endurance et leur loyauté, et décoraient les murs de sa chambre. Bientôt, elle aussi aurait sa jument ; si elle s'accrochait, si elle continuait à progresser, elle gagnerait suffisamment d'argent dans les concours hippiques pour s'en acheter une et louer un box dans un haras. Et toutes les deux elles seraient inséparables. Comme elle avait hâte ! La vie est courte, parfois.

Thomas regardait ses chats avec attention, inquiet comme une mère, pendant que sa sœur se moquait de lui.

« Ils vont bien les démons ? Quand ils vont se transformer en sorcières, ce soir, à la pleine lune, tu vas faire comment pour les conserver dans leur sac ?

« Vous êtes déjà réveillés, les enfants ?Il est encore tôt... dit papa qui avait entendu Angèle, derrière les notes sirupeuses de la quarante-et-unième de Mozart. »

Papa avait un joli visage et des cheveux bruns en bataille, et derrière ses lunettes en écaille il arborait le regard lumineux des hommes toujours enthousiastes. Par le rétroviseur, il souriait à Angèle, déjà désolé de lui annoncer qu'il fallait encore patienter un peu pour le petit déjeuner. Maman à côté était invisible, la tête penchée contre la fenêtre, encore endormie.

« Ne parlez pas trop fort, maman dort encore.

-A qui veux-tu que je parle ? Thomas est pire qu'un mur de prison...

-Vous voulez des gâteaux ? Demanda-t-il, sans faire attention à sa remarque.

-Non, papa, tu nous as promis des croissants, on veut nos croissants !

-Alors il faut attendre encore un peu.

Le temps passe lentement en voiture. Angèle essaie de se rendormir, tout comme son frère qui a discrètement passé la main dans le sac des chats avant de refermer sans bruit la fermeture éclair. Difficile de dormir maintenant que le soleil brille juste devant leur nez, mais Angèle essaie de trouver le sommeil, se pelotonnant dans un oreiller improvisé avec son gilet, qui lui est déjà inutile. Papa a allumé la clim, mais la chaleur est déjà intense. Autour de la voiture les autres voitures sont de plus en plus nombreuses, comme une longue file qui ne cesse de les doubler. Angèle sombre petit à petit dans le sommeil, repensant comme on peaufine un tableau à la petite histoire qu'elle s'est racontée. Des grandes allées, des feuilles qui tombent, un cheval qui galope, ses sabots s'enfonçant dans le sol mouillé, comme chez sa grand-mère, où elle a laissé Pamplemousse, le gros percheron jaune et barbu presque plus vieux que les chênes qui entourent son enclos. Elle revoit la chute, c'est comme ça qu'elle s'endort maintenant, la chute qui la projète de son cheval au sol dur, où les cailloux s'enfoncent dans son dos, et elle entend encore le craquement des côtes sous le coup, pendant que son cheval, qui rue toujours, manque de lui enfoncer ses sabots dans le ventre. Elle se souvient alors que, tout jeune qu'elle soit, elle n'a pas peur à ce moment-là. Elle avait accueilli le danger sans terreur, sans sentir la douleur qui l'entraînait dans l'inconscience. D'autres qu'elle auraient refusé de remonter à cheval, on avait dit que c'était un miracle qu'elle s'en soit sortie. Sa convalescence avait duré longtemps, et quand elle fut terminée, les médecins lui avaient formellement interdit de monter à cheval. Folle de tristesse, elle s'était d'abord pliée à la décision des adultes, des médecins, de ses parents. Mais elle avait perdu goût à la vie, se laissant dépérir, rejetant toute nourriture. Au bout de deux mois, elle n'était qu'une petite chose sans couleur. Il avait fallu la déscolariser, et maman incapable de s'en occuper l'avait envoyée chez la mamie, où elle passait ses journées à regarder Pamplemousse, qui courait dans un pré à côté de la propriété familiale, lui parlant, le caressant en pleurant, s'occupant quand on lui donnait la permission de lui faire sa toilette. Et puis cela n'avait pas suffi, elle avait dû, trop faible, rester alitée. On craignait pour sa vie. Son dos allant mieux, cependant, mamie avait insisté pour qu'elle remonte à cheval. Et elle avait, sitôt cette décision prise, repris pied, comme un ressort.

Depuis, elle ne souffrait plus que de son dos. Au moins elle savait quel mal elle devait affronter dans la vie. Le reste, l'école, les proches, la famille, même gérer sa mère, c'était facile pour elle. Elle avait des bonnes notes, des tas d'amis, elle serait sans doute avocate, comme sa tante, épouserait le beau Benjamin, et son père l'adorait. On la traitait parfois de snob, à l'école, parce qu'elle avait souvent des grands airs, c'est vrai que ses douleurs la rendaient souvent nerveuse et impatiente, voire agressive, mais on l'aimait bien dans l'ensemble, parce qu'elle aimait la vie. Oui, la vie suivrait son cours, tout tranquillement, il fallait juste gérer cette douleur latente, qui réapparaissait comme une vieille amie sans qu'on l'invite. La douleur, qui n'était pas la mort... la vie est une étrange chose, qui s'écoule vite ou parfois lentement, comme ce jour de voyage sur la route qui fuit derrière, avalée et recommencée... Comme c'est long, d'aller dans le pays des chevaux...

A moitié endormie, Angèle voit soudain le long corps maigre de sa mère se décoller du siège, laissant apparaître un bras osseux, puis une épaule, et une masse de cheveux raides emmêlés comme du crin. Un visage pâle et creusé, aux yeux à demi-ouverts, se penche vers elle sans sourire.

« Vous êtes déjà réveillés, les enfants ? Angèle, tu es réveillée depuis longtemps ? je dormais profondément... »

Maman... toujours aussi insaisissable. Papa lui prend le bras, souriant avec inquiétude et tendresse. Elle le regarde et s'étire comme une chatte, le laissant caresser sa cuisse maigre et nue, sans attendre d'Angèle une quelconque réponse, qu'elle ne fait pas l'effort de fournir. Leur relation est plus que cordiale. Comment pourrait-il en être autrement ? Sa mère l'avait toujours traitée avec indifférence, se préoccupant peu de ses douleurs, même au plus fort des crises. Maman ne manifestait son attention qu'à Thomas, et maintenant aux chatons, qu'elle supportait difficilement, et à qui elle s'obstinait à prodiguer des attentions, pour se rapprocher de son fils chéri. Ils faisaient la paire tous les deux. Ils restaient parfois des heures ensemble, dans une même pièce, sans se parler. Angèle et papa, souvent, partaient en promenade, à cheval ou à vélo, dans la forêt de Rambouillet, qui bordait leur ville. Systématiquement, ces deux ours refusaient de les accompagner. Quand ils rentraient, les joues roses, et riant aux éclats, ils les trouvaient dans le salon, Thomas assis par terre avec un livre parlant de monstres et de fantômes, et elle, assise sur le canapé, mains et jambes tendues, sans rien faire, le regard dans le vague, alors que la lumière du jour descendante aurait nécessité une lampe de chevet. Depuis sa plus tendre enfance, Angèle avait ressenti une gêne avec sa mère, qui ne lui manifestait aucun signe d'affection. Les anniversaires, les succès scolaires, les trophées d'équitation, c'était toujours son père qui les mettait en avant, organisant des fêtes où elle ne faisait que paraître, vite fatiguée, ennuyée qu'on ne pense pas à elle. Maman. Il fallait toujours qu'on se préoccupe de maman... Maman est fatiguée, maman est nerveuse en ce moment, ne cessait de répéter papa. Angèle essayait de comprendre cette femme fragile qu'il avait toujours fallu ménager, même si elle, elle n'avait pas eu de chute de cheval, pas de souffrance à combattre, si ce n'est celle de sa seule vie qui se déroulait avec une tristesse accablante qui semblait sans début ni fin.

Après avoir bu quelques gorgées d'eau, elle tourna la tête vers la route. Parfois, un tic nerveux la secouait, un soupir profond émanait de derrière le siège, où elle avait disparu de nouveau. Dans le rétroviseur, Angèle pouvait voir un morceau de son visage impassible, ne manifestant aucune émotion. Ses yeux vides avalaient la route, et dans son regard on ne pouvait lire que de la détresse, vivante et inquiétante, une peur de tout qui ne la quittait jamais. Sa bouche se pinçait par moments, son cou se tendait. Parfois, dans ses cauchemars, Angèle revoyait ce regard perdu où se devinait une lueur inquiète et inquiétante, pleine de méchanceté dissimulée. Angèle avait hâte d'arriver pour cette autre raison, fuir le plus souvent possible cette présence néfaste qui finalement lui donnait souvent envie de pleurer. Comme elle aurait voulu avoir une maman comme sa mamie, la mère de son père, qui la prenne dans ses bras quand elle souffrait, lui caresse les cheveux pendant qu'elle pleurait doucement. Angèle pensait avec amertume à cela, regardant elle aussi sans émotion la route et les vallons plus jaunes qui se succédaient.

Mais soudain le bruit d'un crissement de pneu la fait sursauter. Avec inquiétude, lâchant un cri étouffé, elle voit leur voiture faire un écart et foncer sur la voiture d'à côté. Elle ne comprend pas trop ce qui se passe, ballotée dans tous les coins, la tête en bas puis en haut, sauf que son dos lui fait horriblement mal, mal comme jamais, et soudain, après un temps indéfinissable, la chute s'arrête, la voiture de travers... devant elle, elle voit papa penché contre la fenêtre, immobile, et dehors l'horizon est tordu. On n'entend que le bruit des roues qui tournent dans le vide en grinçant, et soudain sa mère qui devant elle, toujours cachée à moitié par le dossier du siège, se met à crier avec fureur. Elle s'est tournée vers elle après s'être agitée dans tous les sens, et la regarde avec des yeux terrifiants, lui tendant une main dégoulinante de sang.

« Aide-moi ! Crie-t-elle d'une voix stridente, le visage grimaçant de douleur, les yeux injectés de sang, aide-moi, Angèle, je t'en prie... Ma jambe est coincée entre le siège et la portière. J'ai très mal.»

Mais Angèle ne peut pas l'aider. Respirant comme elle peut, elle sent un grand poids sur son thorax. Malgré les commandes qu'elle impose à son cerveau, elle ne peut plus bouger. Elle essaie juste de balbutier, les lèvres immobiles Je ne peux plus bouger. Dans son dos, une douleur atroce lui donne envie de vomir. Près d'elle, la tête sur ses genoux, Thomas semble mort, ou inconscient. Sa mère la regarde encore avec un regard suppliant. Des flammes illuminent son visage déformé par la peur, l'entourent d'une auréole de lumière, comme une crinière dorée, et ses yeux grand ouverts brillent d'une flamme furieuse.

« Aide-moi, dit-elle encore, le moteur prend feu ! je suis en train de mourir et tu ne fais rien pour m'aider. »

Mais Angèle ne peut pas bouger. Et son dos la fait souffrir de plus en plus. Des larmes de rage et de terreur coulent sur ses joues, pendant que sa mère sous ses yeux se transforme en torche humaine, et au milieu des flammes qui la dévorent elle croit entendre le hennissement d'un cheval, et croit voir à la place de sa mère une jument souple et farouche, aux yeux affolés par les flammes qui l'entourent, et qui se cabre devant elle dans les flammes, lui plaquant sur le thorax ses deux puissants sabots. Angèle tousse et étouffe, cherchant au milieu de la fumée un air respirable. Je suis en train de mourir, se dit-elle en pleurant. Je ne verrai jamais le pays des chevaux.

Signaler ce texte