Ivre, ivre mort, mort

Eddy G.N. Lane

je suis allé me planter devant eux, devant les trois croque-morts qui regardaient à travers moi, à travers le mur, à travers le temps.
 

Il y a des jours, quand la nuit n'apporte pas le sommeil. C'est, les jours après les nuits comme ça qu'on sent le besoin irrésistible d'aller boire un coup au bistrot derrière le vieux pont. D'une traite depuis son lit, longeant la rivière on y allait et poussait la porte.

L'auberge derrière le vieux pont a toujours existé. Tout le monde connait cette auberge derrière le vieux pont. Tous les hommes y vont, mais nul n'en parle. Personne n'a jamais entendu, quelqu'un dire d'y avoir été, d'avoir rencontré un ami là-bas, d'avoir bien rigolé au comptoir, d'avoir bu un vert offert ou bien d'avoir offert un bon coup de vin aux copains.

Le nom d'aubergiste était Arton qui en était le patron depuis toujours. Même les plus âgés en n'ont jamais connu d'autres. Il portait sa stature de géant avec une souplesse qui frôlait l'élégance. Sa voix était basse et le sourire, ni amical ni froid ne quittait jamais son visage sans âge.

Le comptoir chez Arton était toujours très propre. Sa surface de bois noble bien astiquée reflétait la lumière. Le même bois et la même propreté ornaient les trois tables dans la petite sale au fond du café. Deux des trois tables étaient toujours libre, la troisième jamais . Cette troisième table, la plus longue, très longue était toujours occupée. Trois personnes étaient toujours assises là ! Personne ne les a vus venir au bistrot ou en sortir.Ils s'y trouvaient tout simplement.

En arrivant, ce jour-là, le jour de mon anniversaire, j'ai vu, sur le comptoir deux demis, un Ricard, trois canonnets, un café avec un calva dedans, on ne sait jamais et un café, un café nature, celui du patron. Il était, donc 11 h 30. Chez Arton cette constellation des verres et des tasses sur le comptoir indique l'heure exacte. L'ordre et le contenu des verres et des tasses donnent l'heure précise comme un horloge suisse.

J'ai pris la place entre deux demies, entre Sylvain et Marc le Lynx. Les trois petits vieux vidèrent rapidement leurs verres de rouge. Le calva dans le café, le cantonnier Gilbert fit signe, un autre.

— Bonjour tout le monde, un whisky s'il te plait Arton. Et puis, la même chose pour les anciens et un café de son choix pour Gilbert. Sylvain et Marc le Lynx tenaient beaucoup à être demandés avant qu'on leur offrit un demie.

— Encore un verre ? Sylvain ? Toi, Lynx ?

Sylvain et Marc le Lynx tenaient beaucoup à ne jamais refuser un verre offert.

Jacky, le plus âgé des trois retraités posa ses yeux délavés, métalliques sur moi. Son regard s'adoucit.

—Tu dois t'aguerrir. Tu me fais penser à mon fils qui braillait à la rentrée des classes.

—Tu as un fils ?

— De quatorze ans oui… Mais il est mort.

— Désolé.

—Il ne faut pas, il est en zone paradis maintenant. J'en suis sûr. Il a choisi de se pendre dans sa chambre…

—Ah …

— Il est mort quand ?

— Qui est mort ?

— Le fils de Jacky, tu écoutes ou pas ?

— Je savais pas qu'il avait un fils.

— Oui et il est mort .

— Il est mort quand ?

— Putain t'es chiant! Tu veux pas écouter ! Et puis c'est toujours la même chose. J'ai levé mon verre ainsi que le son de ma voix. On ne parle que de la mort ici ! Trêve de parler de ça ! Regardez nos trois buveurs silencieux avec leurs verres noirs, regardez les siroter dans leur coin sans prononcer un seul mot. Ils ne parlent jamais.

— Et toi, tu parles trop, je sens que tu vas te mêler de ce qui ne te regarde pas.

— Pourquoi ? T'as peur d'eux ? J'ai posé ma main sur l'épaule de Sylvain. Faut pas avoir peur. Arton, une tournée générale s'il te plait. Tu sers à boire à ces messieurs-là aussi.

Arton ne dit rien. Il quitta le comptoir, alla vers les trois hommes assis comme les ombres à leur table et leurs remplaça les verres noirs avec des plains, noirs aussi.

J'ai pris ma boisson et le meilleur sourire séduction ironique que j'ai pu coller sur mes lèvres je suis allé me planter devant eux, devant les trois croque-morts qui regardaient à travers moi, à travers le mur, à travers le temps.

Le vieux Jacky me fit signe arrête, décolla son coud du comptoir, fit deux, trois pas mal assurés vers moi, vers nous, les croque-morts assis et moi debout tel un monument ridicule installé quelque part où il n'est pas à sa place.

—Arrête, laisse tomber, viens boire un coup avec nous.

—Jacky, je l'ai accompagné vers la place qu'il avait abandonné à côté de ses compagnons et voisin dans la vie ainsi qu'au comptoir, reste ici, reprends ton vin et écoute-moi !

Rapidement, presque en courant je suis revenu à la table des trois.

— Faut pas avoir peur. Dis-moi Gilbert, ou toi Marc, ou n'importe qui parmi vous, dites-moi comment avez-vous dormi cette nuit. Avez-vous encore vu les loups danser la ronde autour de vous, dans vos rêves cette nuit? Était-ce, encore, une nuit, une de celles qui aux matins deviennent un insupportable besoin de venir ici. Pourquoi et pour quoi faire ? Parler de la mort, parler de nos morts en présence de ces messieurs, en présence des croque-morts. Nous quittons le village et son surplus de la vie pour venir ici se partager le surplus de la mort.

— Jacky a raison, la voix basse d'Arton était calme, tu parles trop aujourd'hui. Ici, on peut parler de ce qu'on veut, du mauvais et du beau temps, des gonzesses, même de la mort. Et puis, ici ces messieurs devant toi sont les clients comme les autres . Ils exercent leur métier comme toi, tu fais le tien, ou comme n'importe qui d'autre fait le sien et d'ailleurs il faut que quelqu'un le fasse, non ?

— Non, il faut qu'ils arrêtent ! Je levai mon bras, oui, oui, je sais, tu vas me dire, mais si c'est pas eux quelqu'un d'autre le ferait.

— Exactement !

— Et pour le bourreau, pareil ?

— Exactement !

— Ainsi que pour le gardien de la prison, le vendeur d'armes, le chasseur …

— Exactement !

— Bon, j'abandonne, je regardai dans les verres des croque-mort, avez-vous terminé messieurs ? Au fait, c'est quoi que vous buvez ? Je vois que c'est rouge. C'est pas du sang, quand même ? Je rigole, bien sûr que non, c'est du bon vin d'Arton.

J'ai réussi de réveiller l'apparition d'un sourire lugubre sur leurs visages.

— Bon, Arton, une deuxième tournée générale, du rouge de ta propre réserve, du meilleur pour mes amis au comptoir et ici pour mes trois hôtes et moi-même tu vas nous servir deux mètres et demi du rouge, de ta propre réserve, du meilleur vin que tu as.

Une rigolade étouffée traversa l'auberge. Je ne rigolais pas. Arton non plus . En trois voyages il apporta ses verres noirs sur un grand plateau . Il les rangea l'un à côté de l'autre en ligne d'une longueur d'à peu près deux mètres au milieu de la longue table des croque-morts . Il me regarda. Je lui montrai, avec mon index, à quelle hauteur couper cette colonne des verres en y rangeant d'autres en ligne transversale, longue de soixante, soixante-dix centimètres. Puis il est parti, on l'entendit descendre dans la cave, on le vit revenir portant deux bidons de vin. Sans rien dire il remplit tous les verres. Sans rien dire tous les présents me regardaient, même les croque-morts.

— Merci Arton.

Je prends un verre, je sens le vin, je bois une gorgée,

—Sublime ton rouge patron. Excellent. On a constaté, tout à l'heure, chers amis, pourquoi on vient ici. Bien sûr, on vient pour boire et parler, le thème, voue le connaissez, mais à l'origine c'est un piège, le piège qui se crée à notre naissance et qui vie avec nous en permanence. La vie nous à posé un piège par la mort, par la conscience de notre propre mort. On restera piégés à tout jamais, même si on se cache dans des églises, même si on ouvre des auberges près des ponts. Regardez les verres sur la table des croque-morts. Ils forment un symbole, leur logo, la croix ! Venez, mes amis, prenez un verre, videz-le.

Je porte le verre noir à mes lèvres.

— A la santé !

Je vide mon verre.

Mes invités, les croque-morts firent la même chose avec les leurs. J'en prends un autre.

— À la santé !

Je le vide et suis les gestes des autres qui boivent à leur tour et reposent les verres à leur place dans la colonne .

— À la santé !

On continue . Les verres vides sont rangés à côté des plaines que l'on porte aussitôt vers nos gorges.

— À la santé !

— À la santé, on entendit même les voix sombres des croque-morts.

— Mes amis, les croque-mort boivent à notre santé, vous avez entendu ? Que veut le peuple alors ?

Je lève mon verre

— Buvons encore ! Vous rendez-vous compte, Sylvain, toi le lynx, les anciens, vous tous, on boit avec les agents de la mort, avez-vous entendu à la santé exprimée d'une voix dont la beauté dépasse la splendeur du marbre des sarcophages. Les représentants de la mort boivent à notre santé, on boit avec la mort, elle-même, Le piège est masqué par la position des verres en forme de croix, ce symbole magique qui nous protège de la peur.

Les croque-morts se sont levés pour boire avec moi. C'était bien la première fois que je les voyais debout. Ou bien c'était moi qui suis tombé et qui les regardais étant allongé par terre.

Ivre mort. Mort. Ivre.









Signaler ce texte