Ivresses

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Lucile est fatiguée, en ce moment.


Elle ne travaille plus, et les journées lui sont très longues.

Ce matin, elle est restée scotchée à son écran de télévision vantant le dernier gadget minceur à la mode. Elle ne pouvait plus décoller son regard des mannequins filiformes qui l'essayaient devant la caméra, tout sourire, honteuse d'être encore en pyjama, honteuse de ses cernes et de son ventre. Elle a craqué. Et a commandé ce nouveau remède minceur, un de plus, un parmi tant d'autres. Et l'espace d'une seconde, elle s'est sentie mieux. Apaisée.

Face au miroir, Lucile grimace de plus en plus. Elle tire sa peau trop pâle lui donnant un air maladif, tente de nouvelles couleurs sur ses lèvres, coiffe différemment ses cheveux. Cependant, jamais rien n'est assez beau, jamais rien n'est ne serait-ce que passable.

Elle applique des huiles, des crèmes, des masques. Elle lisse, elle maquillage, elle sublime. En vain.

Ses cheveux ont de ces ondulations sauvages et naturelles qu'aucun lisseur ne sait dompter. Et ses yeux, ses yeux ! Ils tombent, pense-t-elle en se fixant d'un air maussade. Le fard à paupière orangé n'y changera rien, pas plus que le mascara effet faux-cils. Se prenant le visage entre les mains, Lucile rêve d'un scalpel affûté pour la changer irrémédiablement. Faire d'elle une autre. N'importe qui d'autre.


L'appartement est si silencieux ces derniers temps. Trop, peut-être. Alors la télévision reste allumée, ça donne l'impression à Lucile de ne pas être si seule que ça.


Sur son vélo elliptique, Lucile s'épuise tous les matins pendant deux heures. Elle souffle comme un bœuf, épuisée, accrochée pour ne pas s'effondrer, gardant la tête haute en pédalant. Elle court et court dans sa tête, elle court à perdre haleine, cherchant à annihiler son corps trop flasque.

C'est difficile à trente-cinq ans de ne pas se sentir en train de pourrir. En train de périmer. Sur son petit écran, alors que Lucile s'acharne, les mannequins à peine majeures tournoient sur elles-mêmes, le sourire immaculé et le corps androgyne. Elles narguent Lucile, qui pourrait fondre en larmes, là, tout de suite, sans crier gare. Fondre en larmes de perdre sa jeunesse, fondre en larmes dans un monde où l'on nous sous-entend que là est l'essentiel.

Devant sa garde-robe, Lucile analyse et décortique. Elle essaie, méticuleusement, ses pantalons noirs et ses jeans, ses robes et ses jupes à hauteur du genou. Elle s'observe, l'œil critique, elle jette et trie, obsessionnelle. Ses fesses sont trop imposantes, ses cuisses trop épaisses, sa poitrine terriblement banale. Lucile se déteste de plus en plus au fil des secondes, des heures, des jours. Elle sent sa peau qui se détend, ses rides naître et s'installer définitivement. Elle sent les barreaux de sa prison se rapprocher. Et ça la rend malade.


Le soir, Lucile sort souvent.

Elle enfile une de ses robes sans passer devant son miroir, ainsi qu'une petite veste à cause des jours qui raccourcissent. Elle ne se rend pas compte de ces hommes qui la dévorent du regard alors qu'elle s'élance sur le trottoir dans ses collants noirs et ses longues jambes. Elle s'assoit souvent à la même table, au bar à l'angle de la rue. Et boit le même vin, depuis plusieurs semaines déjà. On l'observe avec envie ou jalousie selon le sexe, on la désire du regard, on l'imagine inaccessible tant émane une froideur sourde, une distance que nul n'ose franchir, tandis qu'elle se noie dans les méandres des alcools plus forts en fin de soirée.


Elle se noie, persuadée d'être invisible, moindre, rapetissée.

Sous les projecteurs, elle se noie, aveuglée mais aveuglante.

Les hommes se retournent, mais Lucile n'a que son verre en vue, ce verre qu'elle somme au serveur de remplir trop souvent, jusqu'à l'ivresse.

Lucile se noie dans un monde où vieillir n'est plus autorisé. Elle se noie complètement depuis que son mari est parti pour une fille plus jeune.



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