J COMME JOUR, J COMME JOIE
Valérie Beauvois
J-10 : de l'importance de certaines choses qui ne sont pas toujours, et finalement pas souvent, celles qu'on croit…
Excitée, je suis ! Le départ, c'est pour bientôt. Est-ce une raison pour mettre un adjectif et un mot en avant ? Oui ! Car on m'a appris qu'il faut toujours commencer par ce qui est important : respirer en se réveillant, goûter un plat avant d'y ajouter du sel, essayer ses vêtements avant de les acheter… D'ailleurs, cela me rappelle tout ce que je dois encore faire avant le départ. Il faudra que je me prépare bien la veille, que je passe une bonne nuit pour être en forme. Je ne dis pas « pour être reposée » car il me semble que j'aurai du temps pour me reposer, après. Il faudra aussi que je déjeune avec mes amies : quel restaurant choisir ? Qui inviter ? Que raconter ? Je suis vite débordée par les questions existentielles. On ne se refait pas. Je suis capable de gérer des situations difficiles, voire paroxystiques (et je suis d'ailleurs payée pour ça) mais le moindre petit souci quotidien me bouleverse et m'envoie valdinguer cul par-dessus tête dans les méandres de mes pires angoisses. Bizarre, quand on y pense. Mais c'est incontrôlable, comme le vertige. Il ne faut pas non plus que j'oublie le mot : très important le mot… C'est ce qui reste quand on a tout oublié. Non, c'est la culture. Enfin, les mots, c'est important. Les adjectifs aussi. Tendue, je suis ! La quille, c'est dans 10 jours.
J-9 : trois mille six cent fois par heure, la seconde chuchote : souviens-toi.
9 jours ! Une semaine et deux jours, ça semble déjà plus court, surtout écrit en lettres… ça passe presque inaperçu. Ramené en jours ouvrés, c'est tout de suite un timing très serré : 7 jours ! Ben oui, je ne travaille pas le week-end… Enfin, je ne travaille plus le week-end. Car il m'est arrivé d'être en déplacement les samedis et dimanches et parfois aussi de me « mettre en avance » sur des dossiers certains dimanches après-midi. Mais cela fait bien longtemps que je ne le fais plus... J'ai appris à me ménager et à ménager ma famille, faute de monture.
J-8 : voyage, voyage…
J'aime voyager léger. Au sens concret du terme : je déteste avoir des tonnes de bagages. Je suis une spécialiste du rangement, jusqu'à la folie. Rien ne traîne, tout est à sa place car tout a une place. Je suis hyper douée pour faire les valises : je case tout, j'emmène le strict nécessaire, à une ou deux bricoles près. J'adore revenir de voyage avec une chemise et un t-shirt propres en me disant que finalement, c'était juste en trop mais que ça aurait pu être juste pas assez. J'aime aussi voyager le cœur léger. En me disant que je n'ai rien oublié, que j'ai tout organisé avant de partir, que j'ai pensé à tout. Control freak ? Oui, j'avoue. Mais cela a des avantages : les billets d'avion sont toujours à leur place, les hôtels toujours réservés et le gaz fermé. Il va quand même falloir que je range tout avant de partir car j'ai accumulé pas mal de choses depuis un certain temps. Je ne peux pas partir comme ça quand même. Nettoyage de printemps ? J'adore !
J-7 : mais qu'est-ce qui fait que je suis bien comme ça ?
Aujourd'hui, j'ai 7 ans ! J'ai l'impression de revivre ma rentrée de 1976 ! J'ai le look de l'époque : jean flare et blouse baba chic et je suis super contente de retrouver mes amis… C'est vraiment l'état d'esprit dans lequel je suis : j'ai retrouvé ma jeunesse et mon insouciance ! Mieux qu'une crème anti-âge ou qu'une formation gestion du stress. La seule question que je me pose c'est : « Comment je vais m'habiller ? ». J'avoue : j'ai quand même jeté un œil sur mes mails (c'est vraiment une belle idée ces téléphones pros). Rien d'urgent, rien de grave : ce n'est que le boulot, tout de même. J'ai vu que la secrétaire attendait une réponse pour jeudi dernier sur un sujet… On est dimanche. Et d'abord moi lundi j'ai pleiiiiiin de trucs à faire : ranger mon bureau, trouver une idée de resto pour le midi, prendre rendez-vous chez l'esthéticienne… Non, pas de stress. Il fut un temps où j'aurais regardé heure par heure les messages s'afficher sur l'écran et où je me serais astreinte à répondre / répondre à tous / transférer afin que chacun et/ou tout le monde ait l'info, digère l'info, partage l'info… Demain, je vais mettre une jolie jupe.
J-6 : j'ai bien mangé, j'ai bien bu.
Le déjeuner avec mes amies ne s'est pas très bien passé. Tout d'abord il y avait un monde de dingue au restaurant. J'avais choisi celui-là car je suis une habituée et je pensais que nous allions passer un bon moment autour d'un petit repas un-peu-arrosé-mais-pas-trop-quand-même. Le niveau sonore était élevé, très élevé. Une grande table de profs était installée à côté de nous et elle faisait un bruit de fou (enfin, les profs, pas la table). Je les reconnais bien là : toujours à discutailler, à hausser le ton, à se plaindre… Pourtant, ils parlent toute la journée, ils pourraient un peu se détendre et faire silence le midi pour se changer les idées et nous reposer les tympans. C'est la même chose dans la salle des profs. Je le sais, j'ai été prof. Cela remonte à bien longtemps. Mais je pense que rien n'a changé. C'était donc très bruyant… sans doute comme d'habitude mais cette fois-ci c'était différent car on avait vraiment du mal à s'entendre… et à vrai dire, on ne s'est pas entendues. Il y en avait une qui faisait la gueule et qui ne disait quasiment rien. Une autre qui ne voulait pas boire. Et une autre qui était limite agressive avec moi. J'avais imaginé qu'on parlerait de voyages, de week-ends, de bouquins, de cuisine… Nous n'avons parlé que de boulot. C'est vrai que d'habitude, ça ne me dérangeait pas et j'étais même souvent la première à lancer les débats. Je pense que ces déjeuners me servaient d'exutoire. J'avais pensé les inviter mais finalement, vue la soupe à la grimace, je n'ai payé que ma part. Cela n'a pas arrangé les humeurs mais au moins je savais pourquoi ça n'allait pas. Je me suis sentie rassurée, un peu déçue mais au fond, confortée dans ma décision.
J-5 : ça plane pour moi, moi, moi…
Aujourd'hui j'ai vécu une expérience étrange… Je suis sortie de mon corps. Je vous rassure tout de suite, même si je suis fan de films d'horreur, je ne crois pas à tout ça. Je veux dire : l'âme, l'esprit qui sort du corps juste avant le dernier souffle. Je suis plutôt du genre cartésienne. Je ne suis pas revenue du monde des morts, rien de tout cela. Je n'ai pas fait de malaise vagal, ni de crise de spasmophilie… j'avais peut-être juste une petite hypoglycémie qui pointait. Il faut dire que j'étais encore en réunion à 13h30. Peut-être que c'est cet état proche du jeûne, qui m'a aidée à voir clairement tout ce qui se passait autour de cette table de réunion. J'y ai vu des têtes que je n'avais encore jamais vues, enfin pas sous cet angle en tout cas, et entendu des phrases dont je n'avais jamais remarqué le non-sens. J'ai remarqué les tics de langage de chacun, toutes les fautes de syntaxe, toutes les liaisons mal à propos, toutes les redondances, toutes les incohérences de raisonnement… En soi, rien de très oppressant. Sauf qu'au final tout cela décrédibilisait complètement la teneur des messages. Je ne sais même plus quel était le sujet de la réunion mais je me suis dit que je n'avais pas grand-chose à y faire. C'est la première fois de ma vie que je suis partie avant la fin… Comme au cinéma, sauf que là, c'était quand même la vraie vie (si on peut considérer le boulot comme la vraie vie). Je me suis dit que j'aurais dû faire ça plus souvent : non pas sortir de mon corps, car finalement c'est assez désagréable de prendre conscience de la bêtise humaine, mais lancer à la cantonade : « Bon, écoutez, je suis désolée mais j'ai un rendez-vous chez le gynéco, là, il faut vraiment que j'y aille ». Le coup du spécialiste, ça marche toujours.
J-4 : à franchement parler…
J'ai toujours été une salariée tranquille. Honnête. Loyale. Dévouée ? Il ne faut pas pousser quand même. Hier, pour la première fois de ma vie professionnelle, j'ai menti : je n'avais pas de rendez-vous chez le gynéco. Cela m'a donné envie de recommencer, après toutes ces années de franchise désinvolte : « Tu veux qu'on se voie à 19h ? Pas de souci, j'y serai. De toute façon je n'ai rien de prévu ce soir », « Je suis en congés mais je reste dans le coin, vous pouvez me joindre en cas de problème, ça ne me dérange pas ». Je pensais que c'était une façon de parler, une politesse en quelque sorte… sauf que les autres prennent cela au premier degré et qu'ils vous emmerdent donc pendant vos vacances et qu'ils ne se gênent pas pour vous envoyer des mails, voire vous téléphoner si vous ne répondez pas aux mails dans la minute… Je me doutais bien qu'on ne comprenait pas toujours mon second degré. Peut-on rire de tout ? Oui mais pas avec n'importe qui ! Merci Monsieur Desproges, j'aurais dû penser plus souvent à vous… « Je suis là pendant tout le mois d'août ». Attention, c'est la phrase à ne pas prononcer ! Parce que tout le monde part au mois d'août et que personne n'a finalisé ses dossiers. « Ok, je serai ton back up ». C'est une notion assez floue, en fait, mais qui devient tout de suite très claire quand on se retrouve à gérer des dossiers complets dont on ne connaît rien… Ce qui est sympa quand on est « back up » du mois d'août, c'est qu'on rencontre de nouvelles personnes… dont on n'avait jamais imaginé le boulot (et dont on ne comprend pas toujours bien ce qu'elles font)… Elles non plus, d'ailleurs, elles n'imaginaient pas leur boulot comme ça car au mois d'août, on est toujours le back up de quelqu'un. Ça crée des liens : les victimes sont souvent solidaires contre les abuseurs. L'année prochaine, je prends mes congés au mois d'août. J'ai une grande réunion de famille : ma sœur se marie en Australie. Deuxième mensonge de ma vie professionnelle ! J'y prendrais presque goût. Il faudra que je pense à m'acheter un guide sur Sydney.
J-3 : merci, patron !
Dans ma boîte, ça va mal. Certains partent, d'autres sont virés. Mon directeur a été dégagé pour insuffisance de résultats. Je ne savais pas que cela pouvait être une cause de licenciement. Mais quelqu'un m'a dit que cela ne concernait que les gros salaires : personnellement, je me sens super protégée, c'est déjà ça. J'ai appris, de source sûre, que mon directeur allait être remplacé par deux personnes. Je vais me récupérer un nouveau N+1 et je ne serai plus que le N-2 de mon actuel responsable. Vous suivez ? C'est un peu comme l'histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein. Personnellement, le verre, je préfère le boire directement. Comme ça, il a été plein avant d'être vide : c'est peut-être un peu simpliste mais ça évite de se poser trop de questions. C'est presque une philosophie de la vie mais en plus cool. En attendant, dans ma société, il est aujourd'hui plus facile d'avoir deux chefs qu'une seule assistante. C'est à ça que je me dis que la boîte va vraiment mal.
J-2 : oh j'cours tout seul, je cours et j'me sens toujours tout seul.
On me dit souvent : « on est tous ensemble ! ». Moi, je dis : « oui mais pas avec tout le monde ». On me dit aussi : « on est toujours plus intelligent à plusieurs ! ». Moi, je dis : « oui mais ça dépend avec qui ». Je commence à énerver tout le monde avec mes « oui mais ». Moi, ça me plaît. On ne pourra pas dire que je suis négative : je n'ai pas dit non ! Mais, mais, mais… il y a ce « mais » : conjonction de coordination. Mot invariable (donc stable), qui sert (donc utile) à mettre en relation des mots ou des groupes de mots (bon sens du relationnel, donc). Si on prenait le temps d'analyser deux secondes mes phrases, on comprendrait que je la joue tranquille, efficace et collectif !
J-1 : vot'monde ne tient pas debout : changez tout, changez tout, changez tout.
Tout le monde veut que ça change, c'est certain. Mais personne ne veut changer. Ce n'est pas pour rien que la RH organise des stages d'accompagnement au changement… Si c'était si facile que ça de changer, on n'aurait pas besoin qu'on nous explique la courbe de deuil : ce n'est pas rien ! Changer, c'est mourir un peu ? Combien de vies professionnelles avons-nous ? 7 vies, comme les chats ? Sans blague, il faudrait quand même qu'un jour quelqu'un se préoccupe de cette force d'inertie. Personnellement j'ai eu un peu de mal à comprendre comment ça fonctionnait mais quand je me suis retrouvée dans un canoë kayak et qu'il m'a fallu prendre un virage, j'ai compris un peu mieux ce que c'était… Eh bien, je peux vous dire que ce n'est pas évident et que ça fait mal aux bras ! Toute cette force, il faudrait vraiment qu'on en fasse quelque chose. A l'époque du tout recyclable, du tout récupérable, il serait quand même dommage que ça ne soit pas utilisé, transformé en belle énergie pure !
LE JOUR J : je suis venu te dire que je m'en vais…
Je suis devant un public d'une trentaine de personnes, je monte sur une estrade, je sors un mot (LE mot !) de ma poche et je lis :
« Je dois bien vous avouer quelque chose, je ne voulais pas faire de pot de départ… C'était sans compter l'intervention de Paul, mon directeur, qui m'a fortement suggéré/conseillé de faire quelque chose pour mon départ. Je vous laisse imaginer Paul suggérant fortement de faire quelque chose. J'avoue : j'ai cédé… Oui, chef ! Jusqu'au bout, il m'aura impressionnée. Nous y voilà donc ! Je ne vais pas vous faire un discours mais par contre je vais vous lire le mail que je comptais vous envoyer si je n'avais pas fait de pot. Ben oui, quand même, on peut être un peu originale sur certains points mais pas mal élevée. Soyez juste un peu indulgents car ce mail n'était qu'un brouillon que je n'ai pas vraiment retravaillé.
Alors, mon mail aurait eu pour titre « PAS DE POT ! ». Je voulais tout de suite marquer les esprits avec un jeu de mots, certes un peu facile. En même temps, sur le coup, je l'ai trouvé très bien ce titre : il interpelle ! C'est vrai que j'ai pris un risque : il aurait pu passer dans la catégorie des mails « indésirables ». Quand je relis ce mail, je me rends compte que je n'ai même pas commencé avec un « bonjour ! » ou un « bonsoir » car je ne savais pas vraiment à quelle heure je l'aurais envoyé et encore moins à quelle heure vous l'auriez lu… « hello ! » me semblait un peu trop basique, pas assez solennel, limite trop professionnel… vous avez d'ailleurs peut-être remarqué que pas mal de mails commencent par « hello ! » et finissent par « merci de régler ce problème au plus vite » : ce n'est donc pas forcément bon signe. En plus, si notre Directeur Général faisait partie des destinataires, c'était un peu moyen : « hello Gérard » !
J'attaquais donc tout de suite mon mail avec : « Ne soyez pas étonnés de ne me plus me voir car j'ai quitté la société aujourd'hui… ».
Quand je le dis comme ça, je me rends compte que c'est un peu brutal… Au début, je voulais mettre : « Ne soyez pas étonnés de ne plus me croiser dans les couloirs » mais ça faisait un peu la fille qui se balade : pas une bonne idée. « …à la machine à café » non plus… donc, j'ai fait simple.
« Ne cherchez pas dans vos mails : vous n'avez pas reçu d'invitation pour un pot. Non, je ne suis pas non plus passée dans les bureaux pour vous dire au revoir. Je sais, je suis une fille décevante. » Eh oui, j'avais bien l'intention de partir en catimini. Passer dans les bureaux ? Vous imaginez : douze étages en long et en large… impossible !
« Franchement, vous me voyez faire un discours devant une foule (25 ans de boîte quand même !), oublier de citer LA personne qu'il ne faut pas oublier, zapper L'AUTRE personne dans la liste d'invités et verser des larmes en lisant mon papier ? Je ne suis même pas adepte du mascara waterproof… »
Alors, deux ou trois choses : le discours, j'en ai parlé au début (pour ceux qui suivent), la foule, ben, c'est vous. Oublier quelqu'un : ça, c'est sans doute fait. Je compte sur vous pour en parler aux personnes concernées qui ne sont pas venues car elles sont bien élevées et qu'elles ne seraient jamais venues sans invitation. Le passage sur le mascara waterproof, c'est juste pour donner une petite touche de légèreté au blabla et vous rappeler que sous mes grands airs, je peux aussi être une fille très superficielle.
« Non, je ne suis pas cette fille-là. Ceux qui me connaissent me comprendront et ne m'en voudront pas, je l'espère. Les autres garderont un mauvais souvenir ou pas de souvenir du tout et c'est bien ainsi. ». Je suis donc cette fille-là : moi-même je me déçois ! Ceux qui me connaissent comprendront toujours : j'ai foi en l'amitié ! C'est vrai aussi qu'on ne peut pas plaire à tout le monde… Le principal, c'est de ne pas déplaire à ceux qu'on apprécie.
« Oui, j'ai voulu quitter la boîte comme j'y suis arrivée : le pas léger, le cœur un peu serré, sans trop savoir ce qui m'attendrait derrière la porte d'entrée (ou de sortie : c'est une façon de voir les choses) ». J'aimais bien le « oui » qui démarre la phrase après le « non » qui démarrait la précédente… On est en pleine explication de texte, là ! Je vais peut-être songer à redonner des cours de français… Entrée/sortie : vous suivez ?
« Je n'ai qu'un seul regret... mon cadeau de départ ! Car, j'avoue, un voyage à Hawaï (ah non, ça, je l'ai barré : vous avez beau être nombreux, il ne faut pas déconner…) donc un voyage à Leffrinckoucke m'aurait bien plu quand même : en plus, je n'y suis jamais allée. Choisir, c'est renoncer. » Ma phrase fétiche ! Celle-là, je voulais vraiment la caser… Ceux qui me connaissent comprendront.
« En bon (hum, hum) manager, je vous souhaite une bonne continuation. Et comme disait l'autre (j'ai toujours rêvé de dire un jour cette phrase) : good night and good luck ! » En étant bien consciente que vous ne liriez sans doute pas ce mail le soir mais plutôt le matin… En même temps « good morning and good luck » ça sonne moins bien !
Voilà ! Je n'ai pas eu le temps de finaliser le mail car j'ai croisé Paul… Vous connaissez la suite. J'avais prévu une dernière phrase mais je ne suis pas sûre que je doive vous la lire… Non, non je ne céderai pas cette fois, Paul. Je concluais juste en disant « décevante, jusqu'au bout ! ». Comme ça, vous auriez peut-être un peu moins de regret de me voir partir. Maintenant, si tout cela ne vous semble pas très clair, je peux vous faire un résumé du discours ou vous lire le mail que j'avais préparé d'une seule traite ! ».
Applaudissements.
JOUR J + 1 heure : ailleurs les quartiers changent d'odeur et l'air est meilleur à l'heure où toute la ville change de couleur.
Cette fois, c'est bon : je suis partie, après 25 ans passés dans cette boîte, je m'en suis sortie. Parce que c'est quand même l'impression que cela me donne : avoir réussi à sauver ma peau, à être sortie d'un mauvais pas, à me tirer de là, comme d'une prison ou d'une quarantaine. Je ne pars pas fâchée, je ne pars pas déçue, je ne pars pas aigrie. Je passe à autre chose, avec la sensation d'avoir fait ce qu'il fallait et d'être heureuse de ne pas avoir à faire qu'il aurait fallu faire. Car je sais ce qu'ils attendaient de moi. J'ai conscience que je les aurais déçus et que je me serais fourvoyée dans mes choix, que je me serais perdue. Choisir, c'est renoncer… pour une fois, je ne suis plus trop sûre de la pertinence de cette phrase. En fait, elle fonctionnait bien là-bas, cette maxime, uniquement là-bas. A cet instant précis, j'envisage que mon choix va m'ouvrir de nouvelles perspectives : choisir, c'est désobéir aussi. Depuis plusieurs jours, je me sentais mieux et je me suis fait la réflexion qu'on devrait aller bosser tous les jours en se disant qu'on allait quitter sa boîte le lendemain. Curieusement, depuis que j'ai franchi la porte, je respire mieux et je ne sens plus cette boule au sein qui m'a tant angoissée il y a six mois. Guérie, je suis ! La vie, c'est maintenant.