Ainsi va la vie de Jessie

stonemarten

« La plupart des hommes font du bonheur une condition. Mais le bonheur ne se rencontre que lorsqu'on ne pose pas de condition. » Arthur Rubinstein

6h56… non, non, s'il te plaît…6h58… 6h59… ne sonne pas, ne sonne pas…

Bbbbzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzz !

Le volume excessif de la sonnerie de son réveil lui fait presque exploser les tympans. Elle l'entend hurler cet abruti :

-          Soooors de ton lit Jessiiiiieee, une journée pourriiiiee commmenncceeeeuuhh !

Elle lui claque le sommet du crâne, lui enfonçant son buzzer jusque dans la gorge (en tout cas c'est l'image qu'elle se fait chaque matin quand elle éteint son réveil).

Une clope…elle tâtonne dans le noir, s'assoit au bord du lit, ses pieds glissent sur le parquet froid et filent se réfugier dans des chaussons léopard très 80's. Elle trouve enfin l'interrupteur de la lumière (elle soupçonne qu'il se déplace régulièrement dans la pièce dès lors qu'elle ferme les yeux), et s'en suivent 45 minutes de préparation matinale. Sa clope, toujours sa clope en premier, puis la douche, le maquillage, (très léger bien sûr, elle est persuadé que le quotient intellectuel s'amenuise à mesure qu'on rajoute des couches de fond de teint et de mascara) son chignon, elle enfile une petite robe aux motifs fleuris, des ballerines. Une autre clope et elle file s'engouffrer dans le métro. Elle se fond dans la masse, du moins c'est ce qu'elle pense. Pourtant la douceur de son parfum et les couleurs du printemps qui courent sur le tissu de sa robe enivrent les hommes, même les femmes à vrai dire. Et les enfants l'observent, fascinés. Ils la pensent tout droit sortie du magasin de poupées. Elle descend, 800 mètres à pied depuis cet arrêt jusqu'à son travail.

800 mètres pour continuer de colorer Paris.

Elle vit la 10 739ème  journée de sa vie, elle ne sait pas encore que c'est de celles qui vous marquent pour toujours.

Elle passe finalement la porte du travail, direction son bureau, elle enfile sa blouse blanche qui traîne sur le dossier de sa chaise, allume son ordinateur, quelqu'un frappe à la porte (même pas eu le temps de boire un café…). C'est Alexandra, une infirmière du service.

-          Jessie ? Tu as cinq minutes, les nouveaux internes sont arrivés.

-          J'arrive tout de suite Alex.

Elle remonte le long couloir du service d'oncologie qu'elle dirige, un homme arrive en face, il se plante devant elle. Alex débarque derrière son dos et lui chuchote en étouffant un gloussement pré pubère :

-          Julien, un des nouveaux internes…

-          Bonjour Mlle Joye

-        Appelez-moi Jessie. Nous avons une réunion de service à neuf heures, j'en profiterai pour vous présenter à l'équipe. Donc vous pouvez m'appeler Jessie (tu lui as déjà dit idiote), je suis la Cadre infirmière pour le service, si vous avez la moindre question, vous pouvez venir me voir, n'hésitez pas. On se voit à neuf heures pour la réunion de service… (ça aussi tu lui as déjà dit…)

Jessie tourne les talons, puis finalement se retourne, puis recule. Merde, elle allait où..? Ah oui, salle de pause, café. Alex lui colle aux baskets.

Elle s'entend déjà lui répondre :

-      Oui, oui Alex l'interne est mignon. Non je ne suis pas intéressée pour autant (bordel, pourquoi 90% des internes sont des caricatures de Dr Mamour, ils recrutent au physique à la fac de médecine ???).

 Alex continue de lui piailler dans les oreilles. Jessie ravale sa réponse toute faite. Elle se dit pour la centième fois depuis qu'Alex a débarqué dans son service six mois plus tôt que cette fille souffre de logorrhée et elle s'imagine une fois de plus lui enfourner un demi-kilo de Smecta au fond du gosier espérant ainsi stopper sa diarrhée verbale. Jessie n'écoute plus, elle est dans sa bulle. Elle planifie son mariage imaginaire avec Julien, choisit le prénom de leurs enfants, deux, un garçon et une fille. Juliette fera du piano et Louis…c'est quoi ce liquide chaud sur sa main, chaud, trop chaud ! Eh merde, elle vient de renverser la moitié de sa tasse sur sa manche pendant que son inconscient lui jouait « I will always love you » de Whitney Houston pour son ouverture de bal.

-          Oh la ferme !

Cinq internes, trois chirurgiens, deux infirmières, (dont Alex qui s'interroge depuis un moment sur la santé mentale de sa cadre mais reste persuadée que personne dans l'équipe n'a détecté sa bipolarité, ses troubles obsessionnels compulsifs et qui s'interroge à cet instant sur le destinataire de ce retentissant et inattendu « Oh la ferme ! ») et le médecin du service l'observent médusés.

-          Tout va bien Jessie ?

-        Oui, oui Dr Fourré, pardon, Fournier. On peut commencer si vous le voulez bien…

-          Commencer quoi ?

-     La réunion, on peut commencer la réunion ! Je vous retrouve en salle de réunion dans cinq minutes.

Jessie entame donc sa réunion vingt minutes plus tard, les joues écarlates. (Oui, vous avez bien lu, vingt minutes. Entre temps elle s'est battue avec un demi-rouleau de papier toilette pour tenter d'estomper la tâche de café qui s'est étalée un peu plus, a trempé sa manche jusqu'au coude et elle a décidé qu'il était plus sage d'abandonner lorsque dans un accès de colère elle a fini par décrocher du mur le distributeur de savon.)

Et voilà Jessie plantée là devant tout le staff et ces cinq nouveaux internes qui l'observent comme un insecte étrange pris au piège dans un bocal. Elle sent ses longues mèches brunes s'échapper de son chignon, ça l'agace. Julien l'observe, amusé. Il s'attarde sur son petit nez qui se fronce chaque fois qu'une nouvelle mèche s'échappe. Elle finit par tirer sur quelques épingles et ses boucles se libèrent enfin et viennent s'étaler sur sa nuque. Julien sourit bêtement.

La réunion se termine.

La salle se vide, elle reste seule avec sa manche droite humide et caféinée et –ah tiens, manquait plus que ça – son stylo à bille qui a fui dans sa poche. Elle se dit qu'elle se fatigue tant elle se sent maladroite. Elle se dit qu'en même temps pour le stylo, elle n'y est pour rien. Elle se demande avec quoi on détache l'encre. Elle se dit qu'elle demandera à sa mère. Elle se dit que Julien va la prendre pour une cinglée, c'est sûr.

-          Jessie ?

Elle détache le regard de sa tâche de stylo bille qui commence étrangement à prendre la forme d'un papillon ou d'une chauve-souris peut-être...

Le docteur Fournier l'attend dans l'embrasure de la porte.

-          On peut commencer le tour du service ?

-          Oui, oui Docteur Fournier, bien sûr.

Les internes et titulaires en chirurgie les suivent, Dr Mamour …enfin Julien pardon, lui emboîte le pas. Jessie reprend le suivi de chaque patient, vingt - sept exactement, et récite le diagnostic de chacun comme une poésie qu'elle maîtrise à la perfection. Les patients attendent le laïus du lundi matin comme ils attendraient le messie. Quel espoir leur reste-t-il ? A quelle phase en sont-ils ? Quelle solution ? Pour combien de temps ?

Jessie trouve toujours les mots pour les rassurer Pour ceux qui savent que même avant Noël ça risque de sentir le sapin, ils attendent que les robes et les mèches folles de Jessie viennent danser dans leur chambre.

 

La 10 739ème journée de sa vie s'égrène à une vitesse folle. L'heure du déjeuner arrive. A la cantine de l'hôpital, elle s'installe seule. Elle a un peu de retard sur certains dossiers, des plannings à terminer, elle a besoin de calme pour avancer. Une voix lui fait lever les yeux de sa paperasse.

-          Vous permettez que je mange avec vous ?

-          Oui, oui je vous en prie, installez-vous Julien.

Tout bien réfléchi, elle n'a pas tant de retard que ça sur ces dossiers…

Il parle (beaucoup…) de lui. Il vient du sud, il veut se spécialiser dans la chirurgie plastique (superficiel…), il se bat avec son steak depuis un quart d'heure (oublie la chirurgie par pitié…).

Jessie se dit qu'elle est trop exigeante. Julien lui dit qu'il pourrait prendre son numéro au cas où « il aurait des questions et puis parce que il ne connaît pas vraiment Paris alors ça serait sympa si elle avait quelques endroits à lui faire découvrir »(le coup du petit garçon perdu dans une grande ville loin de maman, ça va trop loin…) et Jessie accepte au cas où elle finirait par oublier la façon dont il a massacré ce pauvre morceau de viande juste sous ses yeux.

Elle jette le vingtième coup d'œil à sa montre depuis le début du repas. Mince, il va peut-être penser qu'elle s'ennuie. A vrai dire peu importe, après tout, elle s'ennuie vraiment. Il est presque quatorze heures. Elle s'excuse auprès de Julien en lui expliquant qu'elle a encore un tas de choses à faire. Julien se dit que peut - être elle s'ennuie... Elle traverse l'allée de la cafétéria, glisse sur un peu d'eau renversé quelques secondes plus tôt, s'étale de tout son long entre les rangées de table et se retrouve le nez collé aux chaussures du Docteur Fournier. Il la relève, elle est rouge, de nouveau. Elle entend les rires étouffés, elle a envie de leur planter une fourchette entre les deux yeux. Des larmes lui nouent la gorge. Elle remonte dans son bureau précipitamment, se dit que finalement, si, elle a vraiment beaucoup de retard et qu'elle aurait mieux fait de ne pas perdre son temps avec l'autre Ken en plastique des blocs opératoires.

Elle s'attaque à sa pile de dossiers qui dansent autour d'elles en lui chantant qu'elle n'aura jamais le temps de les terminer. Deux heures et trente-neuf minutes plus tard, tout est bouclé. Mya Frye peut remballer sa chorégraphie des dossiers endiablés.

Le septième café de la journée serait le bienvenu. Elle sent la migraine qui l'attaque. Elle a des fourmis dans les jambes, elle se lève, s'étire…

-          Laissez moiiiiii crrevveeerrr !

Qui doit laisser crever qui ?

Elle se précipite dans le couloir. Alex est en larmes, hystérique, maintenue tant bien que mal par le docteur Fournier et Julien. Ils la trainent jusque dans la salle de repos, à l'abri des curieux. Jessie les suit. Alex s'est taillé les veines. Enfin Alex s'est égratigné le poignet avec un scalpel. Quelques gouttes de sang, même pas de quoi procéder à une transfusion. Pathétique…

-          Qu'est-ce qu'il t'arrive Alex ?

-          Il m'a quiiitttéééé !

-          Qui ça ?

-          Antttoiiinnneee.

-          Euh, Antoine, Antoine ? Le pompier avec qui tu b…sors depuis une semaine ?

-          Ouiiiii !

-          Putain Alex, c'est bon pas ça quoi, pas à moi. On est lundi, je viens de passer presque 3 heures enfermée dans mon bureau pour terminer vos foutus plannings. J'ai encore le planning pour le mois prochain a bouclé. Merde, suicide-toi un mardi ou un jeudi ou fais ça chez toi mais par pitié pas ici, pas aujourd'hui !

Jessie est à bout de nerf, elle se dirige vers la machine à café, un expresso sans sucre. Elle le siffle en 5 minutes et quitte la pièce sans ajouter un mot. Alex sanglote comme une gamine dans les bras de Julien abasourdie par les propos de Jessie. Docteur Fournier retourne vaquer à ses occupations, on vous l'a dit même pas de quoi faire un point de suture, ça ne l'intéresse pas.

C'en est trop pour Jessie. Elle retire sa blouse, prend son sac, fonce à la station de métro la plus proche. Direction Montmartre. L'été semble éternel en plein mois d'août. Jessie adore Montmartre, elle se perd dans les dédales de ses pavés chahutés. Inconnue parmi la foule. Elle met les oreillettes de son smartphone pour écouter un peu de musique. Francis Cabrel lui chante « qu'il faudrait qu'elle arrive à en parler au passé, qu'elle arrive à ne plus penser à ça » puis il lui explique que si « elle pleure pour un garçon, elle sera pas la dernière… » Elle ne se rend pas compte qu'elle chante à voix haute. Un passant l'observe amusé, il se retourne sur elle pour garder en mémoire un peu plus longtemps les reflets du soleil qui viennent se perdre au fond de ses yeux noisettes. Il se dit qu'elle ressemble à une héroïne de roman de Candace Bushnell. Elle ne le voit même pas. Jessie ne voit jamais le vrai héros de l'histoire, elle s'attarde trop sur les personnages secondaires.

Elle finit par se convaincre de rentrer. La nuit commence doucement à tomber et puis elle a faim. Sur son téléphone, un nouveau message reçu s'affiche. Julien lui demande si elle connait un endroit sympa où manger, si elle accepterait éventuellement de l'y accompagner. Elle hésite puis se dit que finalement, elle n'a pas envie de rentrer. Elle accepte.

Une heure plus tard, ils se retrouvent de nouveau autour d'un repas, italien cette fois et contrairement aux repas de la cantine de l'hôpital, comestible. Elle espère qu'il ne commandera pas de viande. Il commande des lasagnes. Elle parle d'elle (beaucoup…), elle lui raconte sa passion pour son métier, sa vie de parisienne (superficiel…), pourquoi et comment une gamine de la campagne perdue au milieu d'une famille parfois un peu envahissante a fini par atterrir là. Il la regarde se débattre avec ses spaghettis bolognaise (chacun sa bête noire culinaire…°).

Elle lui demande pourquoi cette invitation à dîner. Il lui explique qu'après son départ précipité tout à l'heure et sa journée qui semblait un peu difficile, il s'était dit que peut-être elle aurait besoin de se changer les idées. Elle lui dit que c'est très gentil et qu'à vrai dire, il a vu juste. Elle justifie son départ précipité, lui raconte sa promenade à Montmartre. Il lui répond qu'il sait, qu'il était lui aussi à Montmartre, qu'il l'a aperçu et qu'elle chante incroyablement faux…

C'est à cet instant-là je suppose que vous attendez le dénouement magique de cette histoire, le « happy end », le fameux « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». Enfin, à noter tout de même que si on prend en considération le taux de natalité actuel en France qui est descendu sous le seuil de 2 enfants par femme en 2014, nous nous accorderons sur le fait que le concept du prince charmant, de la princesse et des dix mouflets est quelque peu obsolète ! Mais qu'importe, revenons à nos moutons. Je préfère vous prévenir maintenant concernant cette incroyable et non moins irréaliste fin heureuse, il n'y en aura pas. Je sais, c'est une réelle déception mais croyez – moi, c'est un peu comme la première bande de cire chez l'esthéticienne : au début c'est douloureux puis finalement on s'y fait.

Parce que tout à fait entre nous, Les « happy ends » c'est tout juste supportable dans le dernier navet de Jenifer Aniston avec un pot de Ben & Jerry's en intraveineuse après s'être fait salement larguer par le neuvième homme de notre vie. Une heure et demi d'ode à l'amour édulcorée et indigeste juste pour nous redonner un peu d'espoir et survivre à cette tragique rupture.

Non,  dans la vraie vie, Jessie enivre le métro et s'y perd de temps en temps. Elle vit des journées pleines de drame et d'autres un peu plus douces et supportables. Elle croise les héros de son histoire mais leur laisse parfois un rôle de figurant et offre un premier rôle à certains figurants sans le moindre talent. Elle n'attend pas de fin heureuse, parce que si c'est déjà la fin quel intérêt aurait-elle de commencer quelque chose ? Jessie vit sa vie, quelles qu'en soient les couleurs, quelles qu'en soient les nuances, du noir au rose en passant par le gris et que ça plaise ou non, voyez-vous ainsi va la vie de Jessie…

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