j'ai peur des fantômes

Marie Eve Brassard

T’as envie d’aller boire un verre cette semaine ?
- Hum… Cette semaine c’est plus difficile mais n’importe quand la semaine prochaine.
- Ok. Euh… mercredi ?
- Non. Mercredi j’peux pas.
- Jeudi alors ?
- Ok. Va pour jeudi. Après le boulot ?
- Oui c’est bon. Je t’appelle jeudi prochain et on verra où on a envie d’aller.
- Parfait. C’est parfait.

Non jeudi je ne peux pas. Et vendredi non plus. Et je suis prise tout le week-end. Et la semaine suivante également. Non. Pas lundi. Pas mardi. Pas mercredi. Non. Non. Je ne peux pas. Impossible. Je vois ton nom sur le téléphone et la tête me tourne. J’étouffe. Je manque d’air. Je ne peux pas. Je ne veux pas te voir. Ne pas te considérer toi aussi comme un château de sable. Ne pas sauter dessus à pieds joints. Ne pas encore une fois faire de la bouette avec quelque chose de beau. Faire de la bouette avec mes souvenirs. Avec mes quelques beaux souvenirs.
J’ai peur. J’ai peur des fantômes. J’ai peur de te revoir. J’ai peur de faire de la marde. Ou de la bouette qui sent la marde. C’est pareil. J’ai peur de toi. J’ai peur de ta p’tite crisse de face. J’ai peur d’être transpercée par tes yeux bleus. Et que ça saigne. J’ai peur d’avoir envie de revenir en arrière. J’ai peur d’avoir envie de partir. J’ai peur d’avoir envie de rester. Toujours. Toujours. Rester là, assise en face de toi, dans mon beau château de bouette. Dans mon château de marde. Et s’il n’y avait plus rien d’autre qui comptait ? Et si j’étais toute seule assise là, à ne plus vouloir être ailleurs ? Et si je manquais d’air et que j’aimais ça ?
Et si je manquais d’air. Et que j’aimais ça.
Et j’ai peur que tu ressentes la même chose. Autant que j’ai la chienne que tu ne ressentes rien. Et s’il était préférable de laisser le passé où il est ? Loin derrière. Et s’il était préférable de laisser notre amitié là-bas ? Et s’il était préférable de laisser tes yeux bleus où ils sont ? Loin derrière.
Je n’ai pas envie de te voir. Je ne veux plus que tu m’appelles. Cesse de m’appeler. Je ne veux pas qu’on se donne rendez-vous. Je n’ai pas envie de te rejoindre dans un bar quelconque ni de m’asseoir sur une chaise quelconque. Face à face avec un fantôme.


- Parfait ça me va.
- À jeudi !
- À jeudi.

Jeudi. Jeudi c’est comme demain. Jeudi je serai morte.


Le reste de la semaine ressembla un peu à l’enfer. L’enfer de l’angoisse. L’enfer de l’attente. L’enfer du cœur qui bat trop fort pour rien sans qu’on puisse le ralentir. L’enfer de l’insomnie. L’enfer de la perte d’appétit. L’enfer de la peur. Trop présente. Trop forte. Trop toute. Et quand cette semaine-là fut enfin terminée, il en restait une autre ! « Cette semaine c’est plus difficile mais n’importe quand la semaine prochaine». Espèce de conne.
J’ai passé la soirée du samedi chez moi, tranquille, à essayer de respirer normalement. La tête sur son épaule, je regardais nos glorieux se faire laver en imaginant ce que pouvait goûter ta bouche. Ce que pouvait goûter tes lèvres. Et ta salive. Est-ce que ta salive était sucrée ? Je fermais les yeux et je te voyais debout face à moi, les mains dans les poches. J’imaginais nos corps qui se rapprochaient guidés par l’odeur, guidés par le sentiment d’être enfin là où ils devaient être. Un à côté de l’autre. J’imaginais ta main droite déplaçant doucement une mèche de cheveux égarée devant mon œil, le bout de tes doigts frôlant mon front. J’ouvrais les yeux et tu me regardais. En souriant. Et je me demandais ce que pouvait bien goûter ton sourire. J’imaginais ma tête qui se penchait doucement. Mon nez qui approchait ton cou et qui prenait une grande bouffée d’air enfin pur. Nos joues gauches et nos fronts s’embrassant si doucement qu’on pouvait presque les entendre. Les entendre chuchoter. J’imaginais tes bras se refermant autour de ma taille dans une étreinte si douce qu’elle faisait mal.  Et ton souffle dans mon oreille qui me rappelait de respirer moi aussi. Entendre ton souffle, sentir ton souffle, frissonner ton souffle. Embrasse-moi. Embrasse-moi. Ma bouche te supplie. Ma langue te supplie. Tout mon corps te supplie. Je veux tes lèvres. Je veux approcher mon visage si près du tien. Si près que j’y touche.  Je veux lécher tes lèvres. Et coller ensuite mon front sur le tien. Coller mes lèvres sur les tiennes et te goûter enfin. Te goûter. Enfin. Et mourir.

Est-ce que c’est ça l’amour ? Non. Ça c’est trop d’imagination. Trop d’imagination et une mauvaise game.

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