Jardin de l'artiste

Perrine Piat

Il était assis sur son banc, comme chaque jour, mais pour une fois il ne peignait pas, sa toile restait blanche.  Je m'approchai de Basile et m'assis à côté de lui. Le vieil homme ne sentait pas très bon, sa barbe était toute sale et ses ongles tout noirs, comme d'habitude. Je lui demandai pourquoi il ne peignait pas. Depuis six mois que je vivais ici, avec mes parents, il ne s'était pas passé un jour sans que je ne le voie peindre, toujours le même paysage, toujours les arbres.

« Ils ont perdu toutes leurs feuilles, il n'y a plus de couleurs à peindre ! ». Je ne compris pas tout de suite mais il m'expliqua que d'après lui, un arbre n'avait d'intérêt pour un peintre que s'il avait des feuilles et lui, il se refusait à peindre un tronc sans vie autour. Il paraissait triste, ses mains toutes ridées tremblaient un peu et sa tête bougeait toute seule de droite à gauche, tout doucement.

« Je peux t'aider à retrouver les couleurs moi » dis-je alors. Il me sourit et dût lire dans mes yeux d'enfant de cinq ans que rien ne pourrait m'arrêter. Il était peintre, je devais trouver une solution et l'aider à barbouiller cette toile blanche. C'est ainsi que ma vie prit un tout autre sens. Alors que je vivais avec mes parents et grands-parents dans la morne campagne avoisinant le Havre, je découvrais là une nouvelle énergie et une nouvelle façon d'occuper mon temps libre. J'allais redonner à ces arbres, la couleur dont le vieux Basile avait besoin.

 

Chaque matin, après ma toilette, je retrouvais Basile sur son banc en bois qui me paraissait aussi vieux que lui. Du haut de mes cinq ans, je développais nombre d'idées pour que les arbres reprennent vie.


 Je me proposais d'abord de leur donner de l'eau, persuadé qu'ils étaient en train de mourir. En ce froid mois de novembre, mon eau se transformait de plus en plus fréquemment en glace et, avec Basile, nous convînmes d'oublier cette solution. Je me décidai alors à leur apporter de la nourriture. Ainsi le soir, je gardais dans ma serviette un peu de pain ou de viande, et déposais cette offrande salvatrice au pied de chaque arbre le matin. Tous les matins je venais nourrir mes arbres, et tous les matins, la nourriture de la veille avait été avalée. J'en conclus donc que mon idée fonctionnait et je restais des heures à côté de Basile, sur son vieux banc qui paraissait aussi vieux que lui, à voir au bout des branches les effets de notre bienveillance, ou non. J'effectuais ce manège durant quelques semaines. Basile, lui, ne ramenait jamais rien mais arrivait chaque matin avant moi. Il était très pauvre mais il ne me demandait jamais rien. Et il trouvait intelligente mon idée de nourriture. Mais un jour, aux alentours du mois de décembre ou janvier, quand il faisait encore plus froid, il me dit : « Arrête d'apporter de la nourriture, avec ce froid c'est tout gelé et je ne peux plus la manger. Non, les arbres ne peuvent plus la manger ».

Il était drôle Basile car il se trompait souvent dans les mots. Maman disait qu'il était fou, ce à quoi Papa répondait toujours que ce n'était pas vrai, qu'il était juste vieux et commençait à perdre la tête. Je ne comprenais pas pourquoi il pensait cela car moi, j'avais toujours vu la tête de Basile à sa place, exactement comme nous.

Quand il faisait très froid, au mois de février, j'ai eu une idée à proposer au vieux Basile. Dans la vieille grange où il dormait, il y avait tout un tas de feuilles d'arbres.


Quand il m'avait montré ça, j'avais dit « c'est quoi ? » et il m'avait simplement répondu « c'est l'automne » et je n'avais rien compris. Le monsieur qui louait cette grange à Basile avait ramassé toutes ces feuilles dans son champ, pour que celui-ci soit propre, le plus propre de la région. J'ai proposé à Basile de ranger les feuilles par couleur, en faisant des petits tas pour qu'ensuite on puisse, à l'aide d'une ficelle, les accrocher aux arbres et qu'ainsi, ils retrouvent leur couleur. Basile a rigolé mais a finalement trouvé que c'était une bonne idée. Et il m'a aidé. On a passé des jours à trier, ranger, classer. Basile allait très lentement, il regardait chaque feuille avec attention. Il me parlait tout le temps de peinture, m'expliquait l'importance des couleurs, de la lumière. Il peignait tous ses arbres avec des pinceaux très fins. Il appliquait de la peinture par petites touches et il me montrait tout cela sur ses tableaux, dans la grange. Une immense collection d'arbres.

J'avais vraiment l'impression d'être dans une forêt car nous étions entourés par des centaines de toiles d'arbres divers.

 

Quand je venais le voir, tous les matins, j'apportais un casse-croûte dans ma poche mais je finissais toujours par le lui donner car j'avais bien vu que Basile ne mangeait jamais et qu'il n'avait pas de cuisine. Mes parents me laissaient y aller car Basile était mon seul ami et, aussi, j'étais le seul ami de Basile. Et puis, je leur avais expliqué que nous travaillions tous les deux pour réaliser la plus belle œuvre du vieux peintre. Parfois, Maman venait s'asseoir avec nous sur le banc de Basile, qui paraissait aussi vieux que lui, et nous prenions le goûter tous les trois.


Un matin, je trouvai la grange fermée. Comme Basile avait peur des voleurs, je devais frapper et donner un mot de passe, mon année de naissance, 1840. Ce matin là, j'eus beau frapper et crier devant la porte, elle ne s'ouvrit pas.

Je retournai donc sur le banc, tout seul, devant l'arbre. Je regardais ce champ qui me faisait face, j'essayais d'en examiner les couleurs, les formes, et aussi la lumière dont mon ami m'avait parlé. J'essayais surtout de voir ces instants furtifs dont Basile aimait à parler. Il disait que peindre, c'est saisir la particularité de l'instant. Je fixai donc intensément cette nature. Chaque moment étant aussi unique que furtif, je me savais, sûrement inconsciemment, spectateur privilégié du spectacle mouvant de la nature, de cette nature, de ce champ.

Basile revint le lendemain, il sonna chez moi. Ma mère lui ouvrit, pensant que je dormais, et lui offrit un verre de vin.

Basile s'était perdu la veille, il avait oublié son adresse. C'est une dame voisine qui l'avait retrouvé seul, assis au bord de la route, et qui, le connaissant de réputation, l'avait ramené chez lui. Basile était malade, il expliqua à ma mère qu'il allait devoir partir avant l'été, pour retrouver le Havre et l'une de ses vieilles cousines. Je ne dormais pas, j'écoutais tout cela du haut de l'escalier en bois, sûrement aussi vieux que Basile.

Mon ami était triste de devoir partir, il voulait continuer son œuvre avec moi, continuer à discuter et à rigoler. Il dit plein de mots gentils à ma mère au sujet de mon intelligence, de ma gentillesse et de ma bonté.

J'eus tellement envie de pleurer que je sortis de ma cachette et courrai aussi vite que possible dans les grands  bras de mon vieil ami Basile.


Une larme chaude glissa de ses yeux sur ma joue. Il sentait toujours mauvais mais j'adorais Basile et je ne voulais pas qu'il parte. Il me dit tout doucement : « Je ne peins que les paysages et j'oublie tout mais je me souviendrai toujours de ton visage, et je pourrais le dessiner les yeux fermés ». Je pleurais donc encore plus et il me serra si fort que j'arrêtais de respirer pendant quelques secondes. Il décida, avec ma mère, que nous devions terminer notre projet.

C'est ainsi que l'on reprit nos discussions. Bien sûr, on oublia l'idée de classer les feuilles et de les attacher aux arbres. On essayait alors de trouver une meilleure idée.

Au mois de mars, nous ne parlâmes que de peinture. Basile me montrait comment tenir un pinceau et quelles couleurs choisir. Il disait qu'il fallait écarter de la toile toutes les teintes sombres et n'utiliser que des couleurs pures. Ensuite, il s'agissait de faire papilloter ces couleurs avec une touche très divisée. Moi j'écoutais tout cela, pantois. Lui, il retrouvait de la vie dans chacune de ses explications. Je me proposais de l'aider à peindre la partie sombre des arbres, pour commencer. Il était persuadé que ses arbres allaient retrouver de leur éclat mais moi, je pensais qu'il allaient mourir, comme Basile, parce qu'ils me semblaient aussi vieux que lui.

 

Je pensais avoir trouvé la solution à notre problème en priant chaque soir. Maman disait « il y a quelqu'un là haut qui entend tout ce qu'on dit ». Je ne sais pas trop qui c'est mais il paraît que lui, comme son père, ils peuvent faire des miracles depuis le ciel. Ils sont partout, on peut tout demander.


Je passais donc des heures à faire des prières pour que les feuilles reviennent et un matin, je vis au bout des branches, de tout petits bourgeons. Fier de moi, persuadé que mes prières avaient été exhaussées, je rejoignis Basile dans sa grange pour lui apporter la bonne nouvelle. C'est ainsi, qu'un matin d'avril, je découvris tout penaud le rôle des saisons dans notre monde.

J'eus la déception d'apprendre que les arbres perdaient leurs feuilles en automne et les retrouvaient au printemps, tout simplement. Quelle ne fût pas ma tristesse devant l'évidence.

« Mais Basile, si tu savais tout ça, pourquoi tu ne me l'as pas dit ? On a fait tout ca pour rien ? »

Basile me prit sur ses genoux et m'expliqua tout doucement ce qu'il avait dans la tête. Il m'appelait mon bonhomme et j'adorais ça mais ce qu'il dit à cet instant, je ne le compris pas tout de suite. Il me dit qu'il avait été très content de me connaître et que j'étais son seul ami.

Depuis que j'habitais ici, j'étais le seul à être venu lui parler. Il m'aimait beaucoup et trouvais que j'étais un petit bonhomme très gentil. Il ne peignait jamais en automne et en hiver parce que les couleurs sombres prenaient le dessus et qu'il n'aimait pas ça. Il m'avait trouvé mignon quand je m'étais proposé de l'aider à retrouver ses couleurs.

Alors il avait, avec l'accord de mes parents, décidé de m'apprendre un peu la peinture, sans que je ne m'en rende compte.

Il m'annonça qu'il allait partir la semaine suivante et il ne voulait pas que je sois triste. Il tenait absolument à me faire un cadeau.

Un don même.


Il nous emmena, mes parents et moi, dans sa grange, et il me donna toutes ses toiles.

C'est tout ce qu'il avait et il me demandait d'en prendre soin.

Avant son départ, nous nous retrouvâmes tous les deux sur le banc, qui paraissait aussi vieux que lui et il me dit, en me tenant la main : « Je t'ai montré plein de choses, j'aimerais que tu continues mon œuvre, que tu agrandisses la forêt de mes toiles ». Je ne répondis rien et pleurais une dernière fois sur sa longue barbe sale. Je lui dis adieu. Je ne le revis plus jamais.

Au printemps suivant, les arbres avaient retrouvé de leur éclat.

J'avais continué à peindre depuis le départ de Basile, fidèle à mon serment. Je restais assis sur son banc et, dès que je n'étais pas à l'école, je peignais. Au début, mes toiles ne ressemblaient pas à des arbres, je ne capturais ni la couleur, ni la lumière de quoi que ce soit.

Mais après un an de travail et d'exercices en tout genre, je commençais à prendre du plaisir à faire mes tableaux. J'avais élargi mes sujets de peinture à d'autres univers car des arbres, j'en avais des milliers. Je peignais donc des champs, des personnages et toutes sortes de paysages que je trouvais jolis, où la lumière était belle, où il se passait quelque chose.

Un soir que je terminai dans ma chambre un tableau de champs au printemps, ma mère me monta mon repas.

« Tu as bientôt fini ? » me dit-elle.

« Oui, je n'ai plus qu'à signer » dis-je sans lever la tête.

Elle descendit rejoindre mon père et retrouver leur vie, simple et douce. Trop simple. Trop douce.


Alors que finissais ma toile dans notre maison des alentours du Havre, je rêvais d'espace et d'évasion.

Je me voyais peindre les falaises d'Etretat, la cathédrale de Rouen ou encore des paysages exotiques, étrangers. Je me fis la promesse ultime d'avoir un jour un grand jardin et un petit lac, dans lequel j'aurais grenouilles et nénuphars.

 

Je demandais au garçon là haut, et aussi à son père, de me donner une belle vie, une vie pleine de lumière. Je priais pour qu'un jour, je puisse peindre des nymphéas comme on les voit dans les livres.

Et je signai ma toile de mon prénom et de mon nom, en marron comme toujours :

« Claude Monet ».

 

 

 

 

« La couleur est mon obsession quotidienne,

ma joie et mon tourment » Claude Monet

  • Récit doux et agréable comme un nouveau printemps. Les références à la lumière m'ont fait penser aux impressionnistes au début du texte. Quelle joie de découvrir cette fin, qui en plus de ne pas me faire passer pour une illuminée, renforce la perspective poétique de l'histoire !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Magguie Loquitur

    • Vous avez l'œil ;) merci beaucoup pour vos mots

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Perrine Piat

  • Au top dis donc

    · Il y a presque 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

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