J'aurai ta peau

victoria28

   Alors voilà, il était dehors. Des mois qu’il ne pensait qu’à ça. Un jour en moins, une barre en plus sur le mur près de la fenêtre. La dernière semaine était passée dans une semi-réalité cotonneuse. Il avait l’impression que ça n’arriverait jamais. Et voilà qu’il se retrouvait dehors, à dix heures du matin, le visage fouetté par l’air de la mer, sur l’esplanade frémissante de soleil de la prison de l’île de Ré. 

   Treize ans au compteur. Treize ans pour un meurtre même pas prouvé. Si ce n’était pas lui, c’était cher payé. C’est ce que le procureur avait dit à sa femme en rentrant le soir du verdict : si ce n’était pas lui, c’était cher payé. Au fond, il avait pris vingt ans sur sa sale gueule. Tout le monde en convenait. On s’attendait à ce qu’il fasse appel. En appel lui promettait l’avocat, en appel il serait acquitté. Mais Robert dit Bob Sultan n’avait pas fait appel. Pas fou. Il savait qu’avec vingt ans il s’en sortait joliment bien. En comptant les remises de peine, ça voulait dire treize ans maxi derrière les barreaux. Du pipi de chat, au regard de ses petites virées d'apprenti éventreur. 

   Mais ça, personne n’en savait rien. Pas un de ces crétins de la police n’avait fait le lien entre la jeune fille égorgée et ribambelle de vieilles dames découpées en rondelles dans ce coin rupin de Paris. Pas un, sauf l’inspecteur Santini. Santini voulait sa peau. Et Bob le savait, si on lui donnait assez de temps il finirait par l’avoir. L'autre avait saisi sa logique. Il commençait déjà à dévider le fil. Bob avait eu de la chance en première instance. Pas la peine de tenter le sort en courant en appel. Treize ans au cachot, et personne n’y trouverait à redire. Sauf Santini qui voulait sa peau.

   Et Santini, en face de la prison, l’attendait dans sa vieille R14.

   La porte s’était refermée en silence dans son dos. Debout sur le trottoir, la tête renversée en arrière, Bob  laissait le vent du large lui caresser les joues. C’était le même air que dedans, et pourtant plus léger.  Le même ciel, avec des coins inconnus. Une impression de déjà vu, jusqu’au froid de l’hiver, immobile de l’autre côté et qui ici avait un parfum de vacances. Bizarre. Il gardait les yeux fermés, avec le cri des mouettes qui ne lui parlait plus d’impossible mais de liberté. De loin, on aurait pu le croire prêt à tomber.

   Mais il n’allait pas tomber. Santini en avait assez vu, des gars à leur sortie de prison, déboussolés,  perdus, empruntés comme des enfants. Au début, ils faisaient tout à contretemps. Ils vacillaient en permanence. De vrais assistés.  Mais ils ne tombaient pas. Tant qu’ils pouvaient, ils gardaient la tête haute.

   Santini n’avait pu s’empêcher de tressaillir derrière son volant quand la porte de la prison s’était ouverte. Avant même que Bob ait mis le pied dehors il savait que c’était son client. Bon sang, ça faisait trois jours qu’il dormait dans sa voiture pour ne pas le rater. Trois jours à se trouer l’estomac à coup de sandwiches industriels et de canettes de coca tièdes. Les levées d’écrou avaient généralement lieu le matin. Mais dans les cas médiatiques, et Dieu sait si l’affaire Sultan avait passionné la presse à l’époque, certains directeurs préféraient remettre leurs gars dans la nature au milieu de la nuit ou en fin d’après-midi, histoire d’éviter les attroupements. Visiblement, le taulier était du genre pas stressé. Bob était sorti comme tout le monde, à dix heures, avec son sac de sport au bout du bras, et l’air à peine plus morne que treize ans auparavant.

   Santini le détaillait, les cheveux plus rares, la démarche plus lente, la carrure gonflée par des années de musculation. Il gardait la main sur la clé, prêt à démarrer si l’autre faisait mine de s’enfuir. A sa grande surprise, il tremblait un peu.  Lui aussi ça faisait des années qu’il attendait. Un mariage, une carrière, une réputation en miettes n’y avaient rien changé. Ce moment, il l’avait vécu mille fois déjà dans sa tête. La porte qui se ferme, le face-à-face, la reconnaissance muette. Le début de la remise en ordre. Bob.

   Et voilà que Bob était là, assis à côté de lui, en train de cracher lentement la fumée par la bouche. Il n’avait fait aucune difficulté pour monter. Bob n’était pas idiot. Il savait qu’un jour ou l’autre il tomberait sur Santini. Si tôt, ça l’étonnait bien un peu.  Mais après tout, c’était peut-être écrit. Ca l’avait rassuré au fond de le retrouver là, avec ses airs de bouledogue qui ne lâchait rien. Inspecteur, il avait dit. L’autre avait répondu, tu peux m’appeler Santini. Vous êtes plus dans la police ? Il s’était fait virer. Une longue histoire. Pas très intéressante. Il lui raconterait un jour, s’il voulait. Bob n’avait pas répondu. Ca sentait l’embrouille son affaire. Il préférait ne pas savoir. Il était monté, il avait pris la cigarette que lui offrait Santini et ils s’étaient mis à fumer en regardant la porte du fort. Ils ne parlaient pas. Ils s’épiaient du coin de l’œil.

   Santini lui avait tendu une paire de lunettes de soleil. Les clopes, la voiture, les lunettes maintenant, il avait pensé à tout. Il savait ce que ça fait que de se retrouver dehors après des années au trou. Bob avait dit oui, un peu ému tout de même. Mais voilà que l’autre lui donnait un téléphone portable à présent. Il saurait s’en servir ? Ca existait déjà quand il était entré? Bob avait opiné du bonet sans rien dire. Il ne savait pas s’il fallait remercier ou partir en jurant. Dans le doute, il attendait la suite.

   La suite, c’était le gros morceau. Santini avait répété ça pendant des jours. Maintenant, il fallait prendre une grande respiration et se lancer. Alors voilà, il lui mettait le marché en main. Bob, mon gars. Il savait qu’il n’aurait pas de suivi à la sortie. Trop de longues peines à accompagner, son dossier n’était pas prioritaire. Ca risquait d’être dur pour lui, niveau réinsertion. Fallait trouver du boulot. C’était la crise, il savait ça ? Oui, Bob savait. Bob attendait, assis près de Santini qui se grattait la peau autour des ongles. C’était pas le moment de flancher. Bon. Il avait eu vent de sa libération et alors, il s’était dit, ce gars là, Bob, il allait l’aider.  A la loyale. Une sorte d’hommage à l’adversaire en quelque sorte. Il allait l’aider à refaire son trou. Il lui avait trouvé du boulot.

   Santini retenait son souffle. Est-ce qu’il n’avait pas été trop rapide? Mais non, Bob n’avait pas bougé un sourcil. Il regardait toujours droit devant lui, avec son air impassible de taulard qui en a vu d’autres. Un boulot ? Ouais, un boulot. Rien d’extraordinaire, hein ! mais honnête.  Un truc de gars honnête qui voulait gagner honnêtement sa vie. Des ménages.

   Chez des vieilles dames.

   Bob avait claqué la porte et il marchait, dans  les rues de Saint-Martin-de-Ré tirées de leur torpeur par les touristes de Noël, les yeux au sol et les poings serrés. Les femmes le regardaient,  et certaines se retournaient dans son dos avec la bizarre impression de l’avoir vu quelque part, l’une d’entre elles même l’avait reconnu, elle en parlerait ce soir à table avec les yeux brillants de peur  gratuite. Bob ne les voyait pas. Il s’en était fait une montagne, les femmes, autre chose que ces filles de papier scotchées sur le mur qui consentaient  à tout et ne donnaient rien, et voilà que l’envie état retombée. Il avançait, en froissant les billets de cinquante euros que Santini lui avait mis de force dans la main avec une carte de visite. L’horizon avait rétréci déjà. Il avait mal à la tête, et au ventre tordu de rage écoeurée. Il parlait à voix basse, à mots incohérents qu’il n’entendait pas lui-même. Il en aurait vomi. Soudain ça lui était insupportable tout ça, ces gens, ces femmes, cet espace sans barrières ou buter, ça faisait combien de temps qu’il marchait ?

   A La Flotte il avait trouvé un petit hôtel et à présent il était allongé sur le lit, un lit de 140 comme on en rêvait en prison, avec une couverture à fleurs aux couleurs fanées. Le bruit de la mer d’hiver lui parvenait par la fenêtre entrouverte mais il était bien là, à l’abri des quatre murs, avec personne pour le dévisager. Ca ne durerait pas de toute façon. Le fric ne durerait pas. L’espoir s’étiolerait. Demain, dans une semaine, un mois au plus, il se retrouverait à la rue avec nulle part que chez Santini où aller. Santini qui voulait sa peau.

   Allongé en slip sur le lit, les mains croisées derrière la tête, Bob regardait le plafond en frissonnant un peu. Il avait posé près de lui la carte de visite que l’autre lui avait donnée. C’était un numéro à Paris, et en dessous un autre qui commençait par 06, un portable.  Un numéro bêtement familier.  Santini lui avait dit que c’était  pas pressé, et qu’il prenne son temps. Mais à quoi ça servait d’attendre. Ca finirait par arriver.  Alors.

   Santini était au volant quand son portable avait commencé à vibrer. Il avait baissé la radio qui diffusait le multi-foot du samedi soir. Déjà, il s’était dit. Dans le téléphone il avait juste dit OK, et donné son adresse, et puis demain, OK.

   Et depuis il riait, comme un gamin, libéré, exalté, l’esprit plein des ruses à venir. Cette fois, il l’aurait.

  • merci pour ces encouragements, c'est difficile d'écrire dans son coin sans savoir ce qui va et ne va pas...

    · Il y a presque 14 ans ·
    New orleans louisiana may 1953 chevrolet orig

    victoria28

  • C'est... vraiment bon. J'aime le style, j'aime le sujet, j'aime l'idée, j'aime les personnages, j'aime les détails, j'aime la manière de conduire les dialogues. Un vrai coup de coeur.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Portrait orig

    grenouille-bleue

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