JE SUIS JE SUIS

giuglietta

"JE SUIS, JE SUIS... "

«... On dit que je grisole... ».

Il fait soleil, très froid, je l'ai constaté en ouvrant

les volets tout à l'heure, mais il y a du soleil, et ça change

tout. «... Animal sacré pour les Gaulois... ». Je ne sais pas

pour vous, mais moi dès que j'entends le mot Gaulois, je

me figure les camps de Petibonum, Babaorum et les

autres encerclant le courageux village d'Astérix.

Cette vision ne m'aide malheureusement pas à

trouver quel oiseau grisole. «… Associé au miroir dans

une expression... Je suis... Je suis... Oui, Robert ?

- L'alouette !

- L'alouette !!! et c'est... GAGNÉ !!! »

On ne vous la fait pas, si l'air est froid, très froid,

on est certainement en hiver, et si un beau soleil rayonne,

il est moins de 17h, or, Questions pour un Champion, que

vous aviez certainement reconnu, passe à 18h20 en ce

moment, et depuis des années d'ailleurs, vous ne l'ignorez

pas.

Si vous ignorez l'horaire de diffusion du jeu, ou

même si vous ne savez pas du tout de quel jeu il s'agit,

vous êtes jeune, très jeune ; ou un peu marginal ; ou peut-être

n'avez vous même pas la télé. Si vous n'aviez pas

reconnu qu'il s'agissait d'un jeu TV, pardonnez-moi, mais

vous n'êtes pas très "fute-fute".

Quoique...Vous eussiez pu penser que c'est lors

d'un jeu radiodiffusé que Robert a, d'indice en indice,

compris que l'oiseau qu'on cherchait à lui faire découvrir

était une alouette.

D'un autre côté, il y a fort à parier que d'une

manière ou d'une autre, vous avez entendu parler de

Questions pour un Champion. Par le zapping de Canal +,

si vous regardez parfois la télé. Par Guy Carlier, si vous

écoutiez France Inter il y a quelques années.

Peut-être n'avez vous pas de radio non plus. Ou

alors vous écoutez une autre station, mais ça c'est

improbable : la plupart des gens qui boycottent la télé,

quand ils écoutent la radio c'est "Inter"...

Ah non, peut-être que les vrais rebelles, les

opposants télévisuels pur jus, bloquent leur poste sur

France Culture, exclusivement.

N'empêche, il y a eu un jour la grande

réconciliation Carlier-Le Pers (Julien Le Pers, c'est

l'animateur du jeu en question si vous l'ignoriez..). Quant

à Carlier... Enfin bref... Cette réconciliation c'est difficile

de croire que vous n'en ayez pas eu vent. Admettons !

Il y a bien un collègue qui un jour vous a parlé de

Questions pour un Champion. Et si vous n'avez pas de

collègues (définitivement marginal hein ? Ou vraiment

jeune...), vous avez sans doute des amis qui connaissent

cette émission.

Cela dit, peut-être que votre esprit est ainsi fait

que vous le fermez dès qu'on aborde un sujet qui ne vous

intéresse pas. Moi je suis comme ça, par parenthèse,

surtout quand on me parle de santé. J'écoute, il me

semble que j'écoute, avec une certaine attention. Je

penche la tête un peu de côté, avec l'air appliqué.

M'enfin, ça rentre par une oreille et ça sort par une autre.

Quand on me parle de problèmes de santé.

Parce que c'est souvent dégoûtant ? Non, je ne

crois pas. Je n'en suis pas sûr, mais c'est sans doute parce

que les histoires de maladie, ça fout un peu les jetons. Ça

fait penser à la vieillesse - qui a envie de penser à ça ? - et

même à la mort, alors bon... Mais c'est peut-être juste que

je ne m'intéresse pas vraiment aux gens.

Parce que quand on me parle de travail c'est

pareil. Les gens racontent l'ambiance du boulot (qui, de

plus en plus, partout, est mauvaise, vous avez dû le

constater aussi), les collègues (généralement serviles,

hypocrites ou carrément odieux), les horaires (excessifs),

la hiérarchie qui les harcèle, et je compatis sincèrement,

je crois, sur le moment, mais deux jours après, je ne me

souviens à peu près de rien.

Donc si vous avez quand même vaguement des

amis ou des connaissances, mais que vous les écoutez

avec aussi peu d'intérêt véritable, quand ils parlent de

quoi que ce soit, que moi lorsqu'on me parle esclavage

salarié ou petites misères corporelles, évidemment, il est

à la rigueur, possible que vous ne sachiez pas du tout que

Questions pour un Champion, émission de télévision

animée par Julien Le Pers, un temps décriée et moquée

par Guy Carlier - mais ils se sont réconciliés depuis - est

un jeu en trois phases, basé sur des questions de culture

générale. Saviez-vous au moins que l'alouette grisole ?

Ah ! Je vous aurai appris quelque chose.

Reconnaissez que si vous regardiez de temps en

temps l'émission susdite (à vrai dire vous n'êtes pas

obligé d'être devant votre poste à regarder les images,

vous pouvez tout aussi bien dans le même temps, faire la

vaisselle ou passer le balai ; je déconseille les mots

croisés, et plus encore la lecture, il faut un minimum de

concentration) vous pourriez épater vos rares amis, vos

éventuels collègues, ou peut-être votre maman âgée - qui

elle connaît certainement Julien Le Pers, vous avez beau

jeu de la critiquer, tiens.

Parce qu'enfin, vous ne vivez pas sur une île

déserte que je sache ? Ni au fin fond de la Drôme,

fabriquant votre bière locale en fumant l'herbe, qui

pousse devant la cabane de vos mains - devenues

calleuses - construite patiemment ? Peut-être que si, pour

ce que j'en sais. Je me demande bien alors sous quelle

forme vous sont parvenues ces lignes, comment vous me

lisez (et à la lueur de quel éclairage trop faible vous usez

vos yeux).

Oublions l'île. Qui a les moyens de ça ? Retenons

l'hypothèse ardéchoise (pour changer). Vous descendez

donc de temps en temps au village le plus proche, voire à

la ville, d'ailleurs, je n'imagine pas que mes livres soient

vendus par quelque libraire villageois que ce fût.

Non, non, je ne critique pas. Qui suis-je pour

vous juger ? (Là je rigole, si j'ai envie de me payer votre

fiole, je ne vais pas me gêner, croyez-moi, mais je n'en ai

pas envie pour l'instant).

Refuser la vaine agitation du monde, vivre en

accord avec la nature et sans la polluer, et en haut d'une

montagne, encore, où l'oxygène se fait rare, et trouver la

force de descendre de temps en temps vers un semblant

de civilisation rien que pour acheter des bouquins,

chapeau !

Vous êtes donc peut-être un modèle pour la

jeunesse et le futur réuni, le genre de personne qui

consomme à peine, quoi ? une demi-planète ? Et encore !

Sans vouloir vous peiner, ça ne suffira pas pour éviter le

cataclysme annoncé : la fonte des glaciers, la couche

d'ozone déchiquetée, la montée des eaux, la stérilisation

progressive mais inéluctable des mâles humains, les

réfugiés climatiques, la famine, les pandémies... enfin

vous connaissez le topo.

Ça ne suffira pas, parce que les gens comme vous

sont rares. Si vous étiez des milliers - en fait il faudrait

probablement que vous soyez des centaines de milliers - à

vivre en vertu du principe de la décroissance, en

subvenant à vos besoins sans dépenser trop d'énergie, à

vous faire de petits ou de grands plaisirs sans balancer

des déchets à tout va, d'accord, d'accord peut-être (et je

dis bien peut-être) que la vie sur Terre se maintiendrait

vaille que vaille encore quelques siè... années !

(D'un autre côté des milliers de gens dans la

montagne ça n'est pas la solution non plus, vous aviez

rectifié, qui que vous soyez, finalement, je sens bien que

vous êtes sacrément malin)

Mais bon, les autres sont beaucoup trop

nombreux. Les autres. Les AUTRES ! LES ÔTRES !!!

Innombrables, de plus en plus, et certains en dépensent

deux, quatre, voire six, des planètes. Alors... c'est raté !

Et moi qui je suis ? Vous avez deviné ? Je vis

donc dans une région du monde où en hiver il fait froid et

parfois sec, et même parfois il y a un peu de soleil, je

regarde - de temps en temps, non , rien ne prouve que ce

soit si souvent... - la télé, oh là, en tout cas Questions

pour un champion, et j'ai connaissance, même si rien ne

prouve que ce soit une connaissance approfondie, de

l'existence de Canal + et son excellent "Zapping" (tenu

par une sacré bande de gauchistes entre nous, oui

j'admets, je regarde presque tous les jours le "Zapping",

ou alors le dimanche la rétrospective de la semaine), de

l'existence de France Inter et France Culture.

Que savez-vous d'autres ? Ça ne fait pas lourd.

La santé et le travail (en tout cas ceux des autres)

m'intéressent modérément. Et j'ai lu Astérix.

Tu parles d'un portrait. Je ne me reconnais pas

moi-même. Moyennement flatteuse, l'image que je vous

donne de moi. Néanmoins, j'écris, je me targue d'avoir

une plume - vous n'êtes pas obligé d'approuver -, je suis

au courant qu'il existe une alternative au mode de vie

consumériste qu'engendre le capitalisme (vavavoum !),

et je n'ignore pas qu'en France nous avons des

départements de faible peuplement et de moyenne

montagne comme la Drôme ou l'Ardèche. Je remonte

dans votre estime ?

Oh mais rien ne vous oblige à m'apprécier, je fais

seulement appel à votre sens de la déduction, c'est trop

demander ? Alors ? Mon âge, ma situation sociale,

affective, mes origines familiales, mes peurs, mes rêves,

mes angoisses existentielles (pas besoin de vivre en

ermite face au Grand Tout pour en avoir, figurez-vous ;

même en ville, surtout en ville peut-être... - mais voilà

que j'en dis trop - ), mon mode de vie, vous les devinez ?

«... 1000 euros dans la cagnotte aujourd'hui, mille

euros, Robert, vous pouvez partir avec, ou tenter de

gagner le double demain - roulement de tambour -...

IL RESTE !!!»

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Je me suis endormi devant le feu, une fois encore,

Et réveillé en sursaut, je ne sais pas pourquoi. Je tire un

peu trop sur le pétard en ce moment, et après des journées

aussi longues à m'occuper des ruches, je suis vidé,

heureusement que l'été se termine. Je me suis endormi, en

regardant comme tous les soirs l'or rouge du soleil

illuminant les montagnes. Qu'est-ce que c'est beau ! Je ne

m'en lasserai jamais.

Le chant du rossignol accompagnait mon réveil,

je crois. C'est toujours à cette heure-là qu'il y va de sa

chansonnette. Mais, va savoir pourquoi, c'est l'alouette

que j'avais en tête. Mentalement je fredonnais la

comptine cruelle : «Alouette, gentille alouette...».

J'entends une voiture qui s'arrête un peu plus bas.

Jean, notre voisin, est médecin. C'est marrant d'avoir un

voisin dans un coin aussi reculé. Mais pratique. Nous ne

sommes jamais malades, grâce à la gelée royale qu'on

produit, notre fierté... C'est sympa quand même, de faire

un tarot avec lui de temps en temps, et comme nous

n'avons pas de voiture, il nous emmène volontiers au

village, quinze kilomètres plus loin.

Ma belle arrive les bras chargés de paquets, et je

me décide à aller vers elle pour l'aider.

«J'ai fait un rêve bizarre, Julie, mais bizarre... Je

ne me souviens pas bien... Mais je sais que quelqu'un me

parlait, me prenait à témoin, quelqu'un d'agressif, avec

une drôle de voix nasillarde. Il me posait des tas de

questions alambiquées. Je ne sais plus... Il était question

de télé, c'est rigolo non ? Ça fait bien dix ans que je ne

l'ai pas regardée, la télé. Comment peut-elle réapparaître

dans ma tête quand je dors ? »

- Il faut croire qu'elle te manque !

- Déconne pas ! Ça me laisse un arrière-goût

affreux, ce cauchemar ! L'avenir était sombre... Et cette

ironie odieuse, toutes ces questions ! Et cette horrible

petite voix grinçante qui me criait : «Je suis, je suis... »

mais d'une manière interrogative, tu vois ?

- Viens manger, ça vaut mieux. Avant de

descendre avec Jean, j'ai préparé une quiche. Et ce soir,

lecture : je suis passée chez Gaby, qui m'a conseillé

quelques bouquins.

Il est chouette, le petit café-librairie du Gab, et il

commande toujours des livres étonnants. On n'est jamais

déçu.

- Il m'a particulièrement recommandé celui-ci, tu

vois, avec la couverture rouge.»

Je vois... et la nuit qui tombe semble soudain

plus froide : sur la couverture écarlate s'étale,

énorme, un titre qui me glace le sang :

"JE SUIS, JE SUIS ?"

FIN

Cette nouvelle est extraite de CHANGER, deuxièmme recueil de nouvelles de Giuglietta, mai 2010

(SELFISH 271 rue Aristide Briand 76600 LE HAVRE / 7 euros + 3 euros de frais de port)

  • Je n'ai pas la télé mais je ne suis pas assez jeune pour ne pas connaitre...
    La télé ne me manque pas, tant que j'ai des divertissantes petites nouvelles comme la tienne à lire.
    Merci

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Bambou orig

    ko0

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