Je suis un ancien ouvrier marocain

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Je suis un ancien ouvrier marocain, un retraité mais je ne suis pas rentré au Maroc, je suis resté en France parce que j’aime la France et je ne veux pas la quitter.

Patiemment, j’ai fabriqué le français que je suis devenu depuis 55 ans que je vis ici.
Je suis toujours rasé de près, un pardessus impeccable, une chemise blanche immaculée, une casquette parisienne et mes lunettes toujours propres.
Patiemment, je suis allé à la bibliothèque municipale tous les dimanches pour écouter d’abord, apprendre ensuite et enfin lire.
Patiemment, j’ai emprunté les journaux, les magazines surtout Paris Match, parfois des livres pour les lire. Je les empruntais toujours, je ne voulais pas rencontrer mes voisins à la bibliothèque, ils comprendraient ce que je faisais , ce n’était pas vraiment ma place.
Patiemment, j’ai perdu mon accent d’origine avec les T doublés, les R roulés et les U qui devenaient invariablement des i.
Patiemment, j’ai travaillé avec l’intelligence qui était la mienne à me coller dans la peau de l’ouvrier français dont les parents étaient des paysans et dont les enfants seront ouvriers voire employés de bureau. Je me suis endimanché le dimanche, j’ai fêté Noël avec les collègues au bureau et le 14 juillet au camping au pinard.
Patiemment, j’ai donné un mon nom une consonance corse, presque française. Patiemment, je suis devenu le monsieur du Cinquième, toujours poli avec ces dames, toujours propre sur lui, toujours ponctuel. La ponctualité est antinomique à tout ce que j’ai toujours appris là-bas.
Patiemment, j’ai appris les expressions de mes supérieurs à l’usine, les ingénieurs surtout, intelligents, enthousiastes, carrés. Leurs paroles me traversaient l’esprit comme des faisceaux de lumière, comme des bouffées d’oxygène, comme un parfum de paradis.
Patiemment, j’ai essayé de transformer ma femme en française. Je rêvais de la voir sortir de chez le coiffeur avec sa permanente. Mais, elle avait déjà les cheveux frisés... peut-être avec une coloration « blond cendré » mais elle préférait le henné ! C’était mon seul échec. Elle est morte et j’avoue que…
Patiemment, j’ai attendu que tous mes voisions déménagent et meurent  pour enfin investir mon nouveau nom corse. Maintenant, tout le monde me croit français.
Patiemment, j’ai joué aux boules, un jeu que je n’ai jamais apprécié. Patiemment,  je suis descendu dans le sud pour les vacances, au camping les sables d’or. Jamais au pays sauf pour la mort de mes parents, c’est le seul moment où j’ai reparlé ma langue maternelle.
Je n’ai pas eu d’enfants, à cause de ma femme. Je l’ai gardé, je n’ai pas cherché à en avoir parce que les fils et les filles des gens comme moi sont des enfants à problème, impossibles à élever avec un père absent ou fatigué et une mère ignorante, dépaysée, déracinée.
Cela fait deux ans que j’ai demandé la nationalité française, l’aboutissement de toute une vie. Patiemment, j’ai fourni le dossier complet 3 fois. Au fil des mois, j’ai justifié de ma présence sur le sol français, de ma situation, de ma régularité, de ma normalité.
Aujourd’hui, j’ai un rendez-vous à la préfecture. J’en ai demandé un depuis que j’ai reçu la notification du refus de m’accorder la nationalité française. Je suis furieux, dépité, dégoûté et très malheureux. Je suis un exemple d’intégration, je suis l’EXEMPLE, le seul d’un étranger qui a tellement adopté la France qu’il est en plus fier que ses propres enfants.
La fonctionnaire me regarde d’en haut, me dit que mon dossier n’a pas convaincu, que je ne payais pas beaucoup d’impôts…mais enfin, je payais ce qu’on me disait de payer, toujours le premier jour à la première heure au trésor public, que je n’avais pas de diplômes même pas le brevet, que je ne maîtrisais pas la langue… comment ça je ne maîtrise pas la langue ? COMMENT ÇA ? Et toute cette contention de mes sons gutturaux ? Et toute cette douloureuse auto-instruction ? Et toute cette autodidaxie exemplaire?
Je me mets à hurler, tous mes doubles T, mes R roulés, mes U qui deviennent des i, refoulés depuis des années, ressortent d’un coup sans que je puisse les retenir. D’un seul coup, je ne sais plus faire des phrases, j’ai oublié toutes les expressions que j’ai apprises par cœur durant des soirs. Je hurle mon désespoir, mon exaspération, mon indignation. Mon indignation ? Comment je peux m’indigner de la France ? De ses valeurs ? De sa fraternité ? De son égalité ? La France peut-elle se tromper ? Ses gens droits dans leurs bottes, jamais injustes, peuvent-ils se tromper ? Peuvent-ils ne pas me connaitre, me reconnaître ? Ignorer mes efforts, ma conduite exemplaire, mon parcours sans faute ?
Les policiers ne tardent pas à répliquer, m’encadrent et me font descendre. Je m’en sors bien parce qu’on ne m’a pas emmené au poste ; c’est ce qu’ils m’ont dit. Je suis rentré chez moi, mon petit appartement coquet, toujours bien tenu avec des napperons blancs sur les fauteuils, sur la commode et sur la télévision, une plante verte et le paillasson.
Je fais ma valise…mais pour aller où ? Rentrer dans mon pays ? Quel pays ? Ce pays qui ne respecte ni les anciens, ni les ouvriers, ni rien du tout.  Aller dans le sud ? Au camping les Sables d’or ? On est en juin, c’est trop tôt…

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