J'écris comme un pied !

Hervé Lénervé

Petite histoire de souliers. C'est le pied!

J'étais dans une chambre, allongé sur un lit qui n'était pas le mien. J'ouvris lentement les yeux pour voir un plafond blanc, qui aurait pu être le mien comme la grande majorité des plafonds, mais qui ne me disait rien, dans une chambre qui ne me disait rien de bon. En dessous, trois ou quatre étages plus bas, mon double était attaché sur l'étale d'un boucher, prêt à être découpé désossé, c'est pesé.

-         Monsieur ! Monsieur ! Vous êtes avec nous ?

-         Oui !

-         Ça va monsieur ? Vous êtes tout blanc.

-         Oui ! Ça va, ça va, merci ! Excusez-moi, j'ai eu une petite absence.

-         Vous nous avez fait peur.

Elle semblait gentille la fille qui me parlait. Gentille et sincère, je le vis dans son regard, dans ses yeux mordorés d'automne.

-         Assoyez-vous un instant.

-         Oui ! Merci bien.

Je m'assis et le tabouret spécialisé, devant moi, ramena complètement mon esprit chez moi. Depuis quelque temps, j'étais pris de malaises où je perdais le sens du moment dans des saynètes plus extravagantes les unes que les autres. Tout me revint d'un seul coup.

Sous l'insistance de ma Tendre, je m'étais décidé d'aller acheter de nouvelles chaussures chez un chausseur qui se respecte. Généralement je me chaussais n'importe où, avec n'importe quoi, des godasses achetées dans des halls aux chaussures qui sentaient l'entrepôt, c'est pour dire et ma Tendre me disait ; « Où t'as acheté ces merdes ? » Sympa, ma Tendre !

-         Oui ! Je me souviens, je voulais acheter des chaussures.

-         Formidable ! C'est, justement, notre métier d'en vendre. Vous ne pouviez pas mieux tomber.

-         Super ! Pour une fois que je tombe bien sans me faire de mal. Le judo, peut-être ?

-         Certainement !

Elle me souriait et pour la première fois je la vis. Comment avais-je pu, ne pas la voir ? Elle était rayonnante, jeune, jolie, fine et ce sourire… ce sourire !

-         Vous avez choisi un modèle ?

-         Non ! Le vôtre me va !

-         Pardon ?

-         Excusez-moi, je pensais à autre chose. Je vais essayer ce modèle-ci, ce modèle-là, en noir, s'il vous plait.

-         Très bon choix, monsieur. Votre pied, s'il vous plait.

-         D'habitude, on demande plutôt la main aux gentils garçons comme moi.

-         Hi, hi, hi !

Putain ! Mais elle riait aussi !

-         Je peux prendre les mesures de votre pied ?

-         Bien sûr ! Lequel ?

-         Celui qui vous sied.

-         Allez hop ! Tient celui-là, le droit, mais complètement au hasard.

Pendant qu'elle prenait mes dimensions, je contemplais sa nuque fine dégagée de ses cheveux par la position. Cette section de porcelaine me fit voyager dans des lieux d'harmonie. Je vis un  étang baigné de la brume matinale, un drap blanc de poudreuse et la chaleur de l'eau dormante se sentant comme une odeur. Son odeur de peau ou la fragrance de son parfum me chavirait.

-         Vous faites un quarante, tout rond !

-         Tant mieux, j'aime bien les comptes ronds.

-         Je peux prendre votre autre pied ?

-         Pourquoi ? Il vous les faut tous, décidemment !

-         Hi, hi, hi !

Non, non ! Il ne faut plus qu'elle rit ainsi, la souris, c'est trop !

-         Aie ! Y'a un problème !

-         Lequel ? Si je peux me permettre.

-         Quarante-cinq, pour le gauche.

-         Ah, oui, quand même !

-         Oui ! C'est assez rare.

-         Je me disais bien, que j'avais toujours un pied qui dépassait, que j'avais un pied d'avance.

-         En effet, c'est normal !

-         Rare, mais normal, c'est cocasse.

-         Ecoutez, on va essayer du quarante-trois, vous aurez mal au pied droit, certes, mais le gauche sera à son aise.

-         Astucieux ! C'est cela qu'il faut faire, assurément !

Et là, elle eut l'imprudence de me sourire, encore. On devrait se méfier davantage quand on possède un sourire pareil. Des lames acérées me vinrent à l'esprit. J'eus envie de la découper, quand son sourire me découpait déjà le cœur. Dans sa position de soumission, à genoux à mes pieds, mes yeux s'attardèrent sur ses jambes fuselées, galbées, libérées par sa jupe droite, noire et stricte, « désévèrisée » par la contorsion de son corps. Et quel corps, mais quel corps !

Elle laçait consciencieusement les chaussures exubérantes de jeunesse toutes les trois et moi ? Où étais-je ? Petit enfant devant sa mère en adoration. Odeur sucrée si alléchante de la barbe à papa, si décevante par le goût. Je voyageais en Enfance. Dans son exercice périlleux, par instant, malheureusement que par instant, sa hanche frôlait ma cuisse et quels mécanismes internes chamboulaient mes sens, mon esprit, mon être, mon âme peut être, si âme j'avais.

Ma Tendre, qui m'avait amenée jusqu'ici, par ses conseils, était bien loin à présent, bien loin, si loin.

-         Comment vous sentez-vous ?

-         Honnêtement ! Je ne sais pas trop ?

-         Mettez-vous debout et marchez un peu.

-         Lève-toi et marche ! ironisais-je.

Evidemment, elle l'avait prédit, un pied me faisait souffrir atrocement, mais l'autre compensait. Compensait rien du tout, je souffrais le martyre. Quand on a un mal de chien à la tête, on se fout bien que son ventre ne crie pas faim.

-         Je crois que je vais essayer le quarante-cinq, tant pis pour le flottement du pied en quarante.

-         Vous avez raison. Je n'osais pas vous le suggérer.

Allez rebelote, tout à refaire, mais elle connaissait son métier la bougresse, en trois fois rien, j'étais de nouveau chaussé. Ô temps, suspend ton vol. Immobilise-toi, sur ce frôlement. Sur cette sensation exquise, mais le temps se fout des délices, il a à faire ailleurs, le temps est toujours pressé. Il reprit son envol comme si de rien, comme si rien ne le touchait. Le temps est insensible.

 C'était mieux, miracle, je n'avais plus mal, nulle part. Certes, en marchant, cela se gâtait un peu, mon pied en quarante se déchaussait à chaque foulée, mais seulement quand je marchais. Je n'étais pas obligé de marcher, aussi. Je préférai rester là, l'éternité immobile à ses côtés.

Ma Tendre trouva mes chaussures jolies, élégantes et distinguées. Je fus heureux qu'elles lui plaisent.

Le lendemain j'ouvrais mon quotidien au matin :

« Une jeune femme retrouvée morte, baignant dans son sang, à deux pas du magasin de chaussures de luxe où elle travaillait. Le corps atrocement mutilé. Les enquêteurs ont relevé des empreintes de pas sur le lieu du crime, du quarante-cinq. »

Si les flics passent pour me faire essayer leur pantoufle en quarante-cinq, je présenterai mon pied droit, ils ne sont pas prêts de le chausser leur Monstre.

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