J'emmerde le fait divers

jean-fabien75

"Le fait divers fait diversion" - Bourdieu

Bon allez, aujourd’hui, j’ai décidé de prendre un risque. Comme ça, sur un coup de mauvaise tête (mon masque préféré). Cela fait plusieurs semaines, à travers quelques articles d’une misogynie mollement assumée, que je m’acharne sur ces êtres sans défense que sont les femmes – bien qu’un coup de rouleau à pâtisserie asséné correctement ne doit pas être des plus agréable –, eh bien disons que là, tout de suite, je change de cible, je me réoriente, je réajuste mon viseur (surtout que si je continue à me mettre toute la population féminine à dos, ça va devenir coton de fucker comme diraient les québécois).

Quel est l’objet de mon désespoir ?
La France mes chères lectrices, la France. Et c’est là que se situe le risque tu l’as bien compris : se mettre à dos quelques millions de français (même si ce sont globalement des gros beaufs) n’est pas entreprise aisée. J’aimerais bien être le super-héros de la polémique, le Harry Potter du débat, qui ferait disparaître les tentions rhétoriques d’un coup de baguette oratoire magique, mais je ne suis que moi, Jean-Fabien auteur sans succès (ni avec les livres, ni avec les femmes).
Imagine donc ce qui va advenir de ma pauvre petite personne sous pseudonymat : ne plus pouvoir se promener dans la rue sans se prendre un œuf avec la coquille autour dans la tronche, ne plus pouvoir profiter de son profil public Facebook sans se faire insulter à la moindre vanne foireuse, ne plus avoir le droit ne serait-ce que d’ouvrir la bouche à un dîner entre amis (sauf pour avaler), c’est de tout cela que sera constitué mon futur immédiat si je continue cet article qui peine à démarrer (c’est bien simple on dirait ma première voiture, une super 5 Five blanche – elle a mal fini, elle aussi, dans un nuage de vapeur d’eau et une vieille odeur de poisson du mois précédent au milieu de la place de la Concorde).

Heureusement que je suis affublé de ce satané pseudo, comme ça ils ne pourront jamais me retrouver. Le courage a des limites quand même. Et puis, c’est que j’ai une fille à nourrir moi (sans compter mes poissons rouges, ajouté au fait que je ne désespère pas de trouver une femme un jour – d’ailleurs si tu m’entends, je vais pas rentrer très tôt ce soir).


Mais encore ?
C’est vrai, venons-en au cœur du sujet, c’est bien beau de parler de ma vie de famille et de mes animaux domestiques, mais ça risque juste de les endormir, ces français qui me navrent.
Alors voilà. Depuis quelques temps, Facebook est devenu une sorte de défouloir pour beaufs où il ne fait pas bon essayer de tempérer les propos, voire même de simplement dire que l’on s’en fout. On se doit d’avoir une opinion, absolument. C’est vital, sous peine d’être traité de la pire des insultes (j’imagine que ça doit être un truc genre « gauchiste »), ou pire de se voir accusé de vivre dans le monde des bisounours (dans le monde des bisounours, personne ne peut être encarté à l’UMP, ce parti n’existe pas).
Je vois d’ailleurs d’ici ce qu’on va me dire : la gauche bien pensante qui explique ce que le peuple abruti doit dire ou faire – voire, disons le tout net, penser.
Bon euh… déjà, qui a dit que j’étais de gauche ?
Fascinante nécessité que celle de classer les gens. Je n’ai manifestement pas le droit de juste dire que je suis contre la peine de mort (même pour les meurtriers d’enfant ou les footballeurs qui ratent un penalty), il faut forcément que je me réclame d’une idéologie, d’un parti, d’une équipe (OM ou PSG ? euh… Guingamp ?) ? Je n’ai pas le droit de pointer les erreurs judiciaires ou même l’absence d’impact dissuasif de la peine capitale, voire la taille du gardien de but, non non, si je suis contre la peine de morte, c’est que je suis de gauche. Ce qui est bien pratique (j’imagine).
Ben oui, mais ça m’emmerde ça tu vois. Parce que… comment dire ? Je me reconnais pas des masses dans la gauche au pouvoir. Et puis d’ailleurs on s’en fout, l’idée n’est pas de savoir si on est de gauche ou de droite, l’idée est de savoir dans quelle société on veut vivre. Carrément (putain, Jean-Fabien, t’as fumé quoi ce matin ?).
Vous l’avez donc compris – surtout grâce au titre d’ailleurs – l’objet de mon courroux est le fait divers.


D’où vient le fait divers ?
Contrairement à ce que je croyais enfant, le fait divers n’est pas saisonnier (je maîtrisais mal l’apostrophe à cette époque), mais est né à la fin du 2nd empire. L’augmentation des ventes du « Petit journal » – qui l’a inventé en contant un crime sordide – a ancré cette nouvelle forme d’information, à l’époque principalement récréative, dans l’environnement médiatique. Le succès fut immédiat.
Il est intéressant de noter que ce « traitement » des crimes a éclos (bizarre, ce verbe – éclore – ne se conjugue pas au passé simple) au moment d’une baisse notable de la criminalité.
Dans les années 1880-1890 arrivent dans ces nouvelles rubriques spécialisées : la délinquance, les accidents, les suicides. Le fait divers devient morbide mais a toujours autant de succès (loin de faire un (mor)bide donc – ha ha).
L’entre les deux guerres voit naître, comme il faut bien s’occuper puisqu’on peut plus se tuer tranquille, des médias entièrement dédiés aux faits divers (le rêve de la ménagère, quel que soit son âge).
Dans les années 60, le fait divers devient télévisuel (5 colonnes à la Une, etc.), tandis que dans les années 70, c’est la logique concurrentielle qui entre en jeu (il ne manquait plus qu’elle dans le tableau).
Les années 2000 ont, quant à elles, vu l’explosion de ce genre qui envahit tout, avec une évolution notable où le genre faire la part belle aux victimes dans une jolie vision manichéenne, alors qu’avant le fait divers s’intéressait surtout au crime.
Cette évolution sur le siècle dernier s’est faite en parallèle d’une baisse plus que sensible des crimes en France, pour arriver au paradoxe actuel où l’on vit dans un pays où l’on en parle le plus associé à un taux d'homicide le plus faible au monde.
C’est ainsi que le cercle infernal joué par les politiques et les médias voient naître des concepts ex nihilo comme les différentes politiques sécuritaires, le fait divers se transformant en fait de société et devenant, par conséquent, enjeu social.
Le fait divers étant né pour vendre et non pour informer, il devient instrument de mesure du climat social. Car pour vendre, quoi de plus simple que de coller aux attentes du public ?


Le fait divers, et après ?
En 6 ans, la présence des faits divers dans les 20h nationaux a augmenté de plus de 70% (source : j’ai oublié, mais je l’ai lu c’est sûr, et c’était pas un rêve – un cauchemar plutôt).
Or, comme on l’a compris après ce brillant exposé (merci à l’UTLS au passage), le principe d’un fait divers c’est qu’on peut lui faire dire tout et n’importe quoi. C’est d’ailleurs ce qui est plaisant en lui. Comme il n’est pas du tout représentatif de la criminalité en France et principalement descriptif, il devient universel et s’applique à tout. Un bijoutier tue un délinquant en fuite sur son scooter, et *paf* (ou plutôt *pan*), il devient le symbole d’une France qui ne se laisse pas faire. Peu importe que la personne se soit fait justice elle-même au risque de tuer un enfant qui aurait eu le malheur de se trouver sur la trajectoire d’une balle (le mec tirait pas trop bien a priori, car, d’après ce qu’il dit, c’était le scooter qu’il visait – il a d’ailleurs tirer trois fois pour être sûr de bien tuer le scooter (la haine du scooter est vraiment en train de gangréner notre société)), ce qui compte c’est « l’histoire » que l’on raconte autour : un « survivant » victime de plusieurs agressions (en fait, une seule, mais qui ira vérifier ?) volé par un multirécidiviste (personne ne sait de quoi, mais qui s’en soucie ?) symbole d’une France qui ne joue pas le jeu (quel jeu, on se le demande mais les « gens » ont l’air de savoir donc tout va bien). Ce qui étonne, c’est l’ignorance crasse de la loi qui éclabousse la grande majorité des commentaires (combien parlent de légitime défense, alors qu’il n’y a ni concomitance, ni proportionnalité, allez un petit cours ici) ainsi que la violence des propos dans la bouche des « défenseurs » du justicier (vous noterez au passage qu’il n’a pas vraiment besoin de défenseurs puisqu’il est armé, mais je chipote), et de voir à quel point les internautes « se lâchent », sans recul, sans information, sans aucune forme de retenue, laissant libre cours à l’animal qui est en eux et expliquant que, finalement, et dans le désordre : la loi est mal faite (pensez-donc elle protège les délinquants, mais pas le bon bijoutier travailleur à qui on vient voler le fruit de son labeur), les juges sont des gauchistes qui n’en font qu’à leur tête (vous allez voir que le bijoutier va être condamné !) et enfin qu’il faudrait que tout le monde soit armé, ainsi les brigands feraient moins les malins (d’ailleurs, on voit que le taux de criminalité est en chute libre aux USA où les armes circulent en toute liberté, c’est un fait indéniable).
Somme toute l’idée derrière tout ça est sans doute qu’en commettant un acte répréhensible, le jeune homme aurait perdu son droit à la vie. Finalement, tuer une merde n’est pas tuer pour paraphraser la pensée de beaucoup de « soutiens » au bijoutier de Nice. Ces gens ne veulent donc pas que la loi soit appliquée, ils veulent que LEUR loi soit appliquée. Celle du Far West.
Un peu flippant quand même… ajouté au fait qu’il est indéniable que les films de l’inspecteur Harry ont un impact plutôt original sur les esprits fragiles.


Le fait divers, mais encore ?
Quand un fait divers assez sordide sans qu’il soit besoin d’en rajouter comme le décès de la petite Fiona entraîne un torrent de haine envers le mensonge de la mère, on se demande si les gens n’ont vraiment que ça à foutre (genre s’occuper de leur vie).
Je tombe sur ce Flash du Gorafi l’autre jour qui me fait franchement sourire :
« Flash: Fouille du corps de Fiona: 5 blessés après que le bulldozer affrété par BFMTV a percuté la pelleteuse louée par iTélé. »
En regardant les centaines de commentaires sous le post de ce webzine satirique, je suis stupéfait de voir de nombreuses personnes littéralement choquées par cet humour légèrement corrosif. Et ce qui me fascine encore plus alors c’est le manque de distance hallucinant de certains commentaires. Incapable de prendre du recul et de se rendre compte à quel point ce sont les comités de soutien et toutes ces centaines d’anonymes qui ont participé à la « construction » de cet évènement. La haine qu’ils éprouvent désormais pour la mère est proportionnelle au désœuvrement qui les a fait plonger tête baissée dans cette histoire qui n’était pas la leur.


Le fait divers, ça commence à bien faire.
Les politiques ne s’y sont pas trompé, et savent pertinemment que plutôt que d’ignorer cette tendance, il faut savoir surfer sur le fait divers pour gagner quelques voix. Lorsque Manuel Valls fait une généralité sur les Roms pour signifier, en gros, qu’il faudrait les renvoyer dans leur pays (lequel d’ailleurs ?) – alors qu’il sait très bien qu’à partir de 2014 les ressortissants de Bulgarie et de Roumanie seront totalement bénéficiaires du principe européen de libre circulation, et que l’Europe nous a déjà condamné en 2010 pour ce type d’expulsion –, il ne le fait pas innocemment, ni par conviction – car il sait bien que ce qu’il propose est absurde –, mais par calcul électoral. Il flatte le beauf dans le sens du poil (le beauf a-t-il des poils ? euh, non pardon, le beauf a-t-il déjà lu des statistiques sur la délinquance Rom ? On en doute, mais il a déjà lu une histoire (ou un ami lui a raconté) d’une connaissance qui s’est faite voler par un Rom, donc vous voyez, hein vous voyez ?!).

La société française est devenue une sorte de grenade dégoupillée, une société dirigée par un individualisme forcené, où des ploutocrates vendent du « rêve » méritocratique – si on veut, on peut ; ou mieux : travailler plus pour gagner plus –, là où ils se sont imposés par leur héritage familial et la cooptation généralisée qui régit une majorité des postes à responsabilité, et où surtout le politique a compris qu’il fallait diviser pour mieux régner.

Perdu dans cet océan d’absurdités et de paradoxes insolubles, le gentil peuple n’a plus qu’une solution : se raccrocher à ce qu’il comprend, ce qu’il vit au jour le jour, à savoir la violence au quotidien (sans que l’on se demande vraiment de quoi cette violence est la conséquence…) et le fait divers ; se raccrocher aussi aux propos qui flattent ses instincts naturels de défense (en effet, quand tout va mal, le repli sur soi s’accompagne souvent d’un retour à l’instinct, le cerveau sur la touche « off »).
Ainsi, le peuple est diverti, se trompe de colère et dirige sa haine vers des évènements ponctuels sans possibilité de penser « ensemble » à une autre société. Panem et circenses. Les jeux modernes sont mé(r)diatiques.

Peu importe que plusieurs millions de français vivent sous le seuil de pauvreté (disons que cela doit être leur faute, ils n’ont pas su saisir leur chance), peu importe que les riches grugent le fisc en ruinant la France (50 milliard d’euros d’évasion fiscale par an, c’est juste infiniment plus que la gruge à la sécurité sociale, mais on paye tellement d’impôts en France, n’est-ce pas justice que d’essayer de cacher son blé ?), peu importe que le taux de radiation à Pôle emploi dépasse celui de Fukushima, peu importe qu’une simple taxe sur les flux financiers puisse rapporter des dizaines de milliards d’euros par an mais qu’on nous explique que c’est IM-POS-SI-BLE, peu importe que l’on continue à détruire notre planète (le GIEC est forcément un repaire de gauchistes lui aussi), peu importe que nos élites soient corrompus jusqu’à l’os, car finalement ce que veut le beauf, ce n’est pas une société où tout le monde mangerait à sa fin et où l’on réduirait les écarts entre riches et pauvres, ce qu’il veut, c’est juste faire partie des riches. Ainsi, il pourra détruire la planète avec ses potes millionnaires en regardant les pauvres crever la dalle (qui n’avait rien demandé en plus, cette pauvre dalle). Après moi le déluge (enfin, après lui plutôt… parce que moi je suis pas millionnaire, et c’est pas trop mon but dans la vie).

La politique est finalement devenue l’art de récupérer la merde médiatique afin de draguer les beaufs. Sarkozy l’avait bien compris. Notons que cela ne lui a pas forcément réussi.

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