Joseph

waxette

Sa joue a dû coller à la terre humide.

Peut-être a-t-il pensé à sa course, qu’il a dû commencer dans les virages du Clos de

Levain. Sans doute a-t-il traversé le champs d’oliviers du père Angelvin, contournant les arbres, la tête tassée entre ses épaules relevées. A-t-il glissé lorsqu’il a atteint la baragne que surplombe le chemin, s’est-il écroulé sur l’herbe humide, à travers les ronciers qui s’accrochaient à sa peau et à sa veste de velours épais ? Au bas des taillis, abîmé et déchiré, s’est-il arrêté pour respirer un instant, le cœur bondissant, entendant derrière lui les chiens qu’Ils n’avaient pas encore libérés de leurs laisses. Avachi dans son trou, a-t-il senti ses sens enfler, décuplés par la peur qui coulait le long de ses tempes, se transformant en panique face à l’immense champs de blé qui s’étendait devant lui, miroitant presque sous la pleine lune qui l’éclairait autant que peut l’être la place du village un soir de quatorze juillet. Il a bien dû trouver quelque part le ressort nécessaire pour la repousser, avant de repartir, à travers le blé déjà haut, courbé comme un bossu de foire de printemps, écrasé sur le sol par la lueur délatrice de la lune. La terre humide colle, en ce pays. Boueuse, elle s’est certainement accrochée à ses bottes, alourdissant chaque pas un peu plus que le précédent, ralentissant sa course silencieuse, faisant de chaque enjambée une victoire arrachée à la terre. Et cette pente à gravir, et au loin le chemin de Reybaud, son hangar de bois, et derrière, son salut dans une baragne qui cache une vieille citerne abandonnée, au fond de laquelle un tunnel avait été creusé pour aller chercher une hypothétique rivière souterraine qu’il n’a jamais trouvée. Tapi dans ce trou, Ils pourraient bien, alors, lâcher leurs chiens, personne ne le retrouverait. Au champs de blé abrupt en a peut-être succédé un autre, ou bien une étendue de sages lavandes rangées sur leurs droites lignes. Lui ouvrirent-elles un chemin large et dégagé, qui lui eut permis de prendre quelque vitesse, ou, plus sûrement, le ciel, contre lui cette nuit là, les lui présenta-t-il en travers de sa route, drues et déjà hautes en cet humide mois de mai, dressant vers la lune leurs tiges rigides, que son pantalon de toile raide allait devoir enjamber ? Quelle allure avait-il alors pour ses poursuivants, uniques témoins de son pathétique courage qui le faisait s’arracher du sol mètre après mètre, pour retomber à chaque fois dans les cailloux traîtres qui guettaient le faux pas entre deux plantes que, serpe à la main, il avait si souvent scalpées. Le chemin l’avait peut-être accueilli d’un bruissement des feuilles du chêne qui le bordait, et malgré l’air qui devait lui brûler à chaque bouffée un peu plus la gorge et la poitrine, malgré le goût du sang qui n’avait pas dû manquer de monter à sa bouche, malgré enfin la douleur qui devait paralyser ses jambes et le sang qui devait battre ses tempes, ne s’était-il pas senti pousser des ailes, à voir la terre plane et dure du chemin, et, de l’autre côté, les ronces protectrices de la haie où la vieille citerne attendait de l’accueillir ? A quoi a-t-il donc pensé, ses sens se sont-ils emmêlés, entraînant  les  pensées, les  paroles et  les  bruits ?  A-t-il de nouveau entendu la voix de son père, au matin des labours, qui venait le sortir des draps chauds pour le traîner dans le froid brûlant des aubes automnales, ou peut-être celle de la mère, inquiète, qui viendrait le réveiller, ce matin, dans la chambre vide, espérant encore ne l’avoir pas entendu rentrer... «Joseph, lèves-toi... » Aura-t-elle seulement dormi, cette nuit-là, devant le poêle où mourraient les braises, indéfiniment ? Oui, sans doute, en une fugace seconde, Joseph aura repensé à tout ça, et à d’autres choses encore, sûrement, en voyant apparaître de l’autre côté du chemin, derrière l’ombre muette du chêne, le casque de métal gris se détachant sur le ciel clair. Quelle fut alors sa pensée, à quelques mètres du but, au bruit étonnant qui fit éclater le silence ?

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