Jouissance sans entrave

Véronique Locart

Depuis mardi dernier, chaque jour, au café du coin, le matin, elle est là, seule à une table, devant sa grande tasse de café, plongée dans un roman. Elle est encore là, au restaurant du quartier, seule pour déjeuner, devant le menu du jour, accompagnée de son roman. Le soir, elle est attablée devant son verre de rosé, en guise d’apéritif. Elle s’en va en début de soirée avant Luc. Qui est-elle ? Que fait-elle ? Travaille-t-elle dans le quartier ? Il faut que Luc en sache un peu plus sur elle. Il interroge le patron du café, le vendredi matin en la désignant.

-Tu parle de Lise ? Elle est une native du quartier. Elle est partie faire ses études à l’étranger. Elle est revenue, semble-t-il.

Luc préfère rester discret pour le moment. S’il rate sa chance de l’approcher, tant pis. Il essaiera d’entamer la conversation la semaine prochaine.

Lundi matin, Luc est fébrile. Il a déjà avalé une demi-douzaine de tasse de café. Elle n’est pas là. Il doit partir au bureau. Il doit assurer la permanence de conseil dans son cabinet d’avocats. Il est frustré de ne pas l’avoir vu, de ne pas pouvoir lui parler tel qu’il se l’était promis. A l’heure du déjeuner, elle n’est pas là non plus, pas plus que le soir pour l’apéritif. Il regarde continuellement en direction de la table à laquelle elle s’est assise la semaine passée.

-Tu cherche Lise ? Elle ne travaille pas le lundi. Elle sera assise à cette table demain matin.

Luc rentre chez lui, il est rassuré. Il était loin de penser que le lundi est un jour chômé pour elle.

Mardi matin, Luc est nerveux. Il en est à sa dixième tasse de café. Elle apparait et passe près de lui. Elle lance un « bonjour » à la volée. Il lui sourit, elle le regarde, elle affiche un sourire gêné. Elle baisse la tête et atteint sa table habituelle, celle qu’elle occupe depuis la semaine passée. Il approche de la table. Il la regarde de toute sa hauteur. Elle lève des yeux interrogateurs sur lui.

-Depuis mardi dernier, je vous ai remarqué. Vous m’obsédez. Est-ce que je vous choque ?

-Je ne suis pas choquée, plutôt interloquée et flattée, dit-elle.

-Je suis très pressé de faire votre connaissance. Pourrions-nous aller ailleurs ?

-Je n’irais nulle part tant que je n’aurais pas rempli ma tâche de la journée. Ce soir, ici.

Lise boit son café d’un seul trait, elle dépose de l’argent sur la table, elle s’en va en laissant les effluves de son parfum flotter dans l’air.

Mardi soir, Luc est impatient. Que voulait dire le « ce soir, ici » ? Est-ce elle qui mène la danse dans ses relations sentimentales ? Lui impose-t-elle sa volonté pour avoir été brimée auparavant ?

-Bonsoir, susurre-t-elle, tout près de lui.

-Bonsoir. Nous pourrions aller chez moi et …

-Hors de question. Chez moi. Tout de suite. C’est urgent.

Mercredi matin, Luc est épuisé. Il a bu une quinzaine de café et il n’est toujours pas réveillé. Lise entre et lance « bonjour ». Elle se dirige vers sa table et s’y assoit. Il la rejoint. Il s’assoit. Il l’observe. Elle en fait autant. Le regard de Lise est froid et distant. Il ne comprend pas.

-Je ne suis pas fidèle. J’aime les coups pour rien. Vous êtes un coup pour rien. Nous avons pris du plaisir. Je n’ai jamais autant savouré une dégustation. C’était très profitable. Merci. Adieu.

-Je pourrais en dire autant. Sauf que manger du chocolat toute la nuit devant une magnifique femme nue sans pouvoir la toucher a été très frustrant. Je ne pourrais plus jouir d’aucun plaisir sans penser à vous. Manger, boire, admirer une œuvre d’art, écouter de la bonne musique, savourer une sucrerie, seront des activités que je ferais en pensant à cette nuit.

Elle boit son café, elle se lève, elle paie sa consommation, elle s’en va.

Il ne l’a plus jamais revu. Il n’a plus jamais rien fait sans jouir sans embarras.

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