jouissance vengeresse 2

Nestor Barth

voici la 2° partie :

--- On s'arrête ici un moment, Mesdames. Le paysage mérite de s'y attarder.

On descend tous pour se dérouiller les jambes et apprécier le panorama en posant les pieds à l'extrême limite du bord du précipice. La saveur, la sensation dominatrice du vide hallucinogène.

--- Tournez-vous. Une photo, ne bougez pas, toutes les trois, je sors mon appareil et clic.

--- Encore une, oui mais alors reculez-vous un peu, un pas en arrière. Non je plaisante. C'est à ce moment là que j'ai vu l'expression de Libelle et que j'ai appuyé sur le flash. Je suis sûr de l'avoir capté ce masque creusé de ses traits durcis par un tressaillement l'ayant parcouru soudainement, comme si cela lui rappelle un fait similaire de son passé. L'espace d'un dixième de seconde je n'ai plus la même femme devant moi mais le squelette d'un visage aux joues molles ballotant dans le vent, les yeux enfoncés dans un creux sans fond, le front ridé d'une vieille peau tannée au soleil brulant et les cheveux blanchis ébouriffés et cette main tendue en avant, les doigts écartés, cherchant désespérément un secours impossible. La bouche béante d'effroi et de haine veut exprimer un mot : ce pourrait être : Non ! ou AH!

Ou simplement une inspiration d'air, la dernière avant la mort qu'elle rejette pour se donner un instant supplémentaire, semblant s'accrocher à une branche imaginaire par une main crispée, tendue vers un arbre mythique, un arbre de vie qui seul pourrait la sauver. Mais aucun son n'est sorti. Une vision fantasmagorique est fixée dans mon appareil. Je la visionne pour m'en assurer et Libelle s'approche de moi :

--- Je peux voir ?

--- Elle est ratée, je ne sais pas ce qui s'est passé. On en refait une autre ?

--- Non non merci. J'ai soif.

Sèchement et un regard dur puis elle s'est écartée vivement et a pressé son pas vers le bistrot.

C'est à ce moment là que j'ai vu ses jambes, longues , déliées, nobles. Il n'y a pas à dire, de belles jambes fines et musclées, c'est la promesse d'une aristocrate, des jambes qui consacre une noblesse raffinée. On ne peut pas se tromper.

Tous les quatre autour d'une table, un demi de bière en mains, je regarde Libelle en coin. Son visage avait repris toute sa vigueur. Quel âge a t-elle ?

La soixantaine peut-être ? Indéfinissable et suivant la lumière ou son état d'âme, beaucoup moins ou beaucoup plus. Mais ce visage est parfaitement dessiné, ses traits fins sont justes et proportionnés. De grands yeux légèrement effilés, une pointe de vert dans le marron dominant. Un très léger décalage dans le parallélisme qui donne un charme supplémentaire car il rompt la perfection, pas une ride, un air dépassionné, neutre mais du charme, indéfinissable, mystérieux, celui qui vous accroche et vous fait frisonner.

--- Combien de temps reste t-il encore ?

--- Deux heures au moins répondis-je d'un ton neutre car son masque reste encore gravé. Je ne vois que lui. Je dois me reprendre sinon les autres vont se rendre compte du trouble qui est en moi.

--- Nous repartons. Je commence à être fatigué et il me tarde de trouver un lit.

J'ai dit ça sur un ton tranchant. Tout le monde a suivi.

Une centaine de kilomètres que nous avons franchi en deux heures en silence. La fatigue nous avait tous ensevelis.

Nous sommes arrivés, soulagés, abrutis mais contents.

Après les formalités d'hébergement, fort rassurés par la gentillesse des animateurs qui nous ont pris en charge, la fatigue devient un bienfait à l'espoir devenu réalité d'un repos à portée de main.

--- On se retrouve en bas dans une heure pour l'apéritif d'accord ?

Pas de réponse mais je n'en avais pas besoin. Je sais que chacune d'elles attend ce moment de pavaner dans leurs plus beaux atours à la foule qui se presse devant le bar et les couples qui se forment pour une petite danse apéritive.

Plus tard je sors de ma chambre et j'entends celle de Libelle se refermer avec précaution.

J'appuie sur le bouton de l'ascenseur et le laisse repartir vide puis me positionne dans un recoin sombre du couloir.

Quelques secondes plus tard Libelle sort de sa chambre et, sur la pointe des pieds, se glisse furtivement dans le noir en gardant la main au mur pour mieux se diriger. Elle tourne la poignée de la porte de ma chambre etvoyant que celle-ci est fermée, se dirige vers l'ascenseur où je l'y vois monter.

Je rejoins le groupe au bar où un orchestre joue des airs disco. Rien de mieux pour exciter l'envie de ces dames qu'une danse. Je commence avec Rosette, la plus acharnée et qui danse fort bien. Puis avec Libelle qui n'a pas attendu que nous ayons fini le morceau pour se lever vers nous, prendre la main de Rosette et l'écarter de moi en prenant la mienne pour se lover dans mes bras.

--- Tu danses vraiment bien, tu sais me dit-elle avec un sourire que je ne lui connaissais pas encore. Sarcastique ?

--- Je sais, pourquoi crois-tu que je ne m'accompagne que de femmes ? Tu as beaucoup dansé dans ta vie avec tes maris ?

--- Le premier oui, mais le deuxième, pas tellement. J'aimerais me rattraper, avec toi de préférence.

J'avoue qu'elle danse bien, souplesse et circonvolutions des plus alertes. Un plaisir.

--- Tu as ton appareil photo ? On pourrait demander aux deux filles de faire quelques prises de vue du couple de la soirée ?

--- Non je l'ai pas, mais je peux aller le chercher.

--- Je vais y aller. Toi tu danses avec Rosette, passe-moi ta clé, je vais le chercher dans ta chambre.

--- Merci ma belle, mais ne tarde pas, je pense que tu vas me manquer lui ai-je chuchoté.

Son petit jeu est clair mais surtout ne pas lui laisser penser que je me doute.

Quand elle est redescendue, elle était radieuse.

Je suis certain qu'elle a supprimé la photo que j'avais prise d'elle au bord du précipice. C'est son obsession. Je l'avais heureusement transférée sur mon ordinateur. Mais ce dont je suis sûr maintenant, à son regard furtif, c'est qu'elle sait que je sais. J'ai répondu à son grand sourire par une moue disgracieuse pour le lui faire comprendre, exprès, ce qui a décuplé son plaisir. Je la trouve de plus en plus belle, à cause de ses jambes ? Et il y a cette nonchalance, cette démarche insouciante, cette manière d'avancer ses pieds l'un devant l'autre sans les poser à terre, de voler avec grâce.

Prenez le temps de regarder les jambes. Elles sont la promesse de la majesté, elles invitent à l'émotion charnelle. L'animal qui est en soi et y reste blotti, enivre l'esprit, annihile les capacités rationnelles. On n'est plus

soi, mais l'autre, le sauvage qui languit en permanence et n'attend qu'un regard capte la vénusté du corps de femelle telle une abeille sur la fleur, le réveille pour troubler ses sens, s'en accaparer pour mieux les anéantir et faire épanouir le fougueux animal qui devient le maitre absolu. Mais oui, le furtif regard de la sauvagesse l'a imploré pour le faire naitre ; elle feint un dédain apparent pour ne pas laisser la fougue s'enflammer au risque de dissiper le charme créé. Le jeu est terminé mais maintenant elle sait qu'elle

détient un pouvoir. C'est ce que j'ai lu dans le regard de Libelle. A moi de savoir de me maitriser et de reprendre l'avantage.

M'adressant à Rosette :

--- Tu nous prends mais ne rate pas surtout. Tu mitrailles le plus possible dans toutes diverses poses, on fera le choix après.

Le rythme et les mélodies de cette musique rétro qui avait fait le bonheur de notre jeunesse, pénètre les sens et déchaine les corps empêtrés par tant d'années conformistes dans des ondulations harmonieusement lascives du torse et des hanches. La complicité et la communion des deux danseurs scellent implicitement l'alliance abstraite.

Voilà où nous en étions arrivés tous les deux. Chacun en est conscient. Reste à savoir comment en tirer avantage ; un jeu, on se tient par la barbichette.

Et c'est comme ça que le drame a commencé.

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