Juste une voix

nico4g

La version audio, que je recommande pour ce texte est disponible dans mes musiques.

 

Juste une voix

    Je suis une voix. Juste une voix. Pas une petite ou une grosse voix, juste « une voix ». Un papillon d’ondes à la recherche d’une fleur du mâle, réceptrice et réceptive.

    Tu as ouvert, je suis entrée. Tes oreilles sont bien nettoyées, je ne me suis pas engluée. C’est merveilleux de s’immiscer dans ton antre secret cher lecteur auditeur. Car que tu me lises ou m’entendes, je vagabonde dans les arcanes de ton esprit. Rassure-toi, je ne suis pas à l’étroit, ni perdue dans le vide. Écoute, il n’y a pas d’écho.

    Je n’ai pas de visage, en ai-je vraiment besoin ? Je préfère que tu me fantasmes. Oui, donne-moi forme. De belles formes… Je te plais ? Parfait, alors je peux te raconter mon histoire.

    Je suis issue d’une famille modeste, je n’ai jamais été haut perchée d’ailleurs. Mon père est ouvrier du bâtiment et a le mérite de dire ce qu’il pense. À ma naissance, il s’est exclamé « Merde, une fille et même pas jolie en plus ! » En toute honnêteté, les nouveau-nés  ne sont pas photogéniques à leur sortie de la chambre rouge, malheureusement l’avenir confirma les dires de mon père. Ma mère était une gentille femme mais sous la coupe de son mari. Un bouclier dérisoire contre la langue acérée de mon père. Cette voix si cruelle, je décidai de la combattre avec la mienne. Je voulais que sa douceur l’apaise, que sa pureté l’illumine jusqu’à la faire taire. Pour cela, je me suis mise à chanter, devant mon miroir, avec mon peigne en guise de micro. « Comme les petites filles de ton âge », me diras-tu, mais,  pour moi, ma vie en dépendait. Ma mère réussit à m’inscrire à des cours de chant malgré les protestations pour le moins véhémentes de mon père. « On lui donne déjà à bouffer, je vais  pas me saigner pour qu’on l’égorge ! » La ruse féminine, et surtout l’appât du gain espéré, eurent raison de sa ladrerie.

    Mon professeur de chant décela mon talent, il disait de moi que je possédais « une voix à fêler l’âme ». Il m’inscrivit à un concours national que je remportais haut la voix, les membres du jury se levant et applaudissant pour saluer ma prestation. Je m’étais fait remarquer et un producteur parla à mes parents des remarquables projets d’avenir qu’il me réservait. Ma mère avait des doutes, mon père les lui enleva ainsi que la vie. Un tragique accident de voiture.

    Mon premier single reçut un accueil triomphal. J’avais repris Strange Fruit et le public fut touché par mon interprétation. La suite se déroula comme… du papier à musique : un album de reprises de standard du jazz et du blues, une tournée nationale, des sollicitations diverses que mon producteur sélectionnait selon leurs bénéfices immédiats. J’étais devenue « une voix » mais personne ne m’écoutait. Ma vie ne m’appartenait plus, on la choisissait pour moi. Cependant, je crus enfin avoir gagné l’estime et l’affection de mon père. Quelle naïveté ! C’est l’argent que je rapportais qu’il aimait. Son sourire ne s’adressait pas à sa fille mais à la vache à lait. « Accepte cette pub pour cette crème anti-boutons, ce sera bon pour toi. » Incapable de me faire aimer par mon père, je fis un transfert sur ceux qui rêvaient de coucher avec une star. Eux non plus ne m’écoutaient pas, même s’ils voulaient m’entendre gueuler. Je ne leur fis jamais ce plaisir. Je me réfugiais dans l’alcool, et autres drogues, pour supporter cette vie haïe. Ma voix devint plus fêlée et l’émotion plus perçante. À quel prix… « Combien vaut mon âme, papa ? » voulais-je lui demander.

    Pour être entendue, j’imaginais qu’il fallait peut-être que l’on me voie. Oui, attirer le regard pour ensuite charmer l’oreille. J’oubliais que le serpent est sourd et ne fait que suivre les ondulations de la flûte. Mes implants mammaires ne m’apportèrent que de nouveaux amants profiteurs ET obscènes, ainsi que les moqueries de la presse people. Qu’importe, ce n’est pas d’eux dont j’attendais de l’attention. De retour dans ma ville natale, j’invitai mon père à dîner. Je sortis ma plus belle robe et réservai la meilleure table de la ville. Tout devait être parfait. Je commençai à lui parler souvenirs quand il ne désirait n'entendre que contrats ou ventes. Finalement, il soliloqua, se voyant déjà en haut de ceux qui s’affichent. Ses rires augmentaient d’intensité en même temps que les verres de vin qu’il avalait. À la fin du repas, je le raccompagnai chez lui, silencieuse tout le long du retour. Il me proposa un café que j’acceptai. Peut-être que l’heure des confidences arrivait. Alors que je me retournai après avoir déposé mon manteau, je surpris un regard concupiscent sur mes fesses.

    « C’est vrai que tu ressembles à une salope. »

    Mon père s’approcha, ses yeux maintenant fous fixés sur moi. Je sentis sa main moite palper mon sein droit.

    « Papa, non, arrête… je t’en prie.. »

    Il n’arrêta pas. Il arracha ma robe et me fit comprendre combien il était plus fort que moi. Il me pénétra et puis… je me tus.

    La presse parla d’un suicide, chose somme toute crédible, mais je n’étais pas vraiment morte. J’étais devenue une voix inaudible. Je m’élançais alors à la recherche d’une oreille attentive et très vite, je remarquai de jolis couloirs de lumière multicolores qui irisaient le ciel. C’étaient des passages vers l’esprit d’humains particuliers : les artistes. Je choisis celui dont les couleurs m’invitaient à l’harmonie et tombais chez une écrivaine. Notre rencontre fût délicieuse. Elle accusa d’abord la fatigue de ce qu’elle crut être une muse-mirage, mais elle accepta que je me confie à elle comme à une amie d’enfance. La promesse de disparaître une fois qu’elle aurait raconté mon histoire la convainquit. Et elle me fit revivre pour à nouveau chercher l’amour.

    Me voici donc avec cette question : « Tu m’aimes ? » Ne réponds pas tout de suite  « m’aime » s’il est déjà l’heure de nous séparer. J’étais bien en toi, alors n’hésite pas à m’accueillir la prochaine fois. N’aie pas peur, je suis une voix. Juste une voix.

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