Là-bas

Pierre Magne Comandu

Une lettre. Un amant. Une amante. Une prison. Quatre ans. Long cri du cœur d'un désir infini de partir, là-bas.

Le jour où la liberté soufflera dans mes cheveux, je t'amènerai. Nous partirons loin, si loin au sein des yeux du monde, ensemble. Nous tournerons tous deux le dos aux quatre murs gris ; nous réparerons les trous de mon cœur crées par les fissures, nous nous tiendrons la main comme un enfant qui fait ses premiers pas au loin sur la jetée normande devant les yeux de sa mère et l'écume de Dieppe, nous respirerons le vent que je n'ai jamais vu et dont j'ai oublié jusqu'à l'odeur pendant un, deux, trois, quatre ans. Nous oublierons le temps. Nous vivrons des instants, ils deviendront souvenirs. Nous serons des enfants, nous nous aimerons, nous serons partis. Je t'amènerai là-bas, nous partirons là-bas, amène-moi là-bas.


Nous marcherons au Proche-Orient sur les empreintes des premières civilisations de notre monde. Nous revivrons entre l'Europe et l'Asie, entre la Mer Noire et la Mer Rouge, entre l'encre biblique qui a coulé sur le nom d'Israël et le sang qui gicle de sa poitrine déchirée par les coups de mitraillettes ; nous irons voir les colonnes de pierre s'élever dans la brume et se détacher des ruines de l'antique Palmyre, nous irons explorer les ziggourat construites par la main du premier homme qui vénérait un Dieu, au temps de la cité d'Uruk, au temps des Sumériens, au temps du tout premier texte écrit dont le monde a gardé trace ; nous laisserons nos pas nous égarer dans la poussière qui s'élève depuis les déserts de sable, et laisserons nos yeux nous guider en suivant l'étoile brillante du matin, partis depuis les tombeaux de l'Égypte ancienne et les trésors couverts de bleu de l'empire de Pharaon, jusqu'à la Mer Rouge éventrée par la foi inébranlable de Moïse ; nous serons accueillis au sein des demeures de Bethléem, nous rendrons hommage au tombeau de Rachel que les hébreux ont élevé sur la route ; nous irons voir le Temple détruit, reconstruit, brûlé, reconstruit, brisé, reconstruit par ton Dieu, nous irons voir l'or en passant les portes de Jérusalem, nous gravirons le Golgotha et embrasserons les pierres où était plantée la croix du Fils, il y a deux mille ans.


Nous parlerons d'Italie et de plaine fumante qui tremble sous juillet. Nous parlerons des régions du nord de l'Italie centrale, de la pierre des petits villages construits sur les hautes collines de la région des Marches, du vent chaud qui souffle un peu dans les rues en pente et pavées d'Urbino, de la mer Adriatique de plein fouet qu'on sent en avançant sur la côte vers Pesaro, et puis des vrais spaghettis de cinquante centimètres et du parmigiano dont l'odeur monte aux nez et s'élève à la fenêtre ouverte, et puis des cappuccino aux soirs entre le crépuscule du jour éteint sur les montagnes et les feux de la ville la nuit aux portes des hautes cathédrales, des palais qui sortent de terre, et des basses ruelles, où il n'est jamais assez tard pour dormir plutôt que faire la fête et séduire des bella ragazza, embrasser leur teint chaud, leurs longues mèches brunes, leurs odeurs de cuisine et de famille heureuse dont on lit toute l'histoire au seul instant où elles ouvrent la bouche pour laisser apparaître leur sourire éclatant ; nous en parlerons et puis nous la verrons, toute l'Italie concentrée dans ce petit village d'Urbino, que j'aurais pu choisir et aimer au hasard parmi d'autres, avec les flots de Venise plus amoureuse, avec le marbre de Rome plus illustre, avec les couleurs de Florence plus éteinte ; si de Florence la Renaissance étoilée s'est éteinte mais que sa lumière parvient toujours à nos yeux bleus, la poussière des maisons d'Urbino où la pierre va toucher les nuages n'a pas fini de s'élever, et de porter toujours en elle le souvenir de la naissance de Raphaël, de Pierro della Francesca ; nous serons une nouvelle fois fascinés par leurs Christ et leurs croix, par la délivrance de Saint Pierre et le mariage de la Vierge, par la flagellation du fils de ton Dieu et les portraits de Marie, les cheveux dénoués, le flacon de nard, et la tunique rouge ; nous rappellerons à nous ces pères de la peinture, mères de la foi, parents de mes rêves à qui je viendrai rendre hommage, aussi éloignée de leur art que soit ma peinture et aussi éloignée soit-elle de tes mots ; mais, Esther, sans la naissance de Raphaël aux fenêtres d'Urbino, pas d'histoire de l'art qui a mené Georges Braque dans les forêts de l'Estaque ; sans les pinceaux de Florence dont chaque action était une page de l'histoire, pas de voyages de Braque aux falaises de Varengeville déjà un peu bercée par les touches de couleur de Monet ; sans le soleil blanc qui darde la pierre que nous voulons découvrir, pas de vent de la plage de Varengeville-sur-Mer où je t'aime et je t'aimais.


Nous parlerons du silence, de la paix, du vent qui cingle, et puis des vastes plaines vertes où se repose l'âme, en suivant les petites routes dessinées dans les collines de l'Ouest de l'Irlande. Dans le vent des lacs du Connemara, nous longerons la baie, de Galway à Clifden, en passant par le Lough Corrib, en suivant en aval le flot de la rivière qui l'alimente, en honorant chaque victime de la guerre, dont l'âme est devenue poussière et s'est laissée porter par le vent, et en attendant que les étoiles de la nuit fassent surgir les légendes des monstres des lacs, des fantômes du passé plongés dans les loughs pour l'éternité, de la paix des gallois et des émeutes de l'Irlande du Nord, si proche et pourtant datant du siècle dernier ; nous monterons à pied la colline en haut de laquelle est plantée la tombe de John d'Arcy, nom inconnu et pourtant homme fondateur de la ville, et pourtant plus belle âme sur terre, qui a osé offrir Clifden à ce monde qui tourne ; depuis les volutes courbées de la croix gaélique, nous contemplerons le cours sinueux de la petite rivière Owenglin qui se jette dans la Baie, de maisons en pierre verte en maisons en pierres bleues, d'église en bibliothèque municipale, d'homme en homme et de siècle en siècle ; nous nous isolerons enfin dans un hôtel au loin, planté sur une colline qui longe la baie de Clifden, et nous ferons l'amour dans le lit douillet d'une petite chambre, si grande pour deux amants comme nous ; nous longerons jusqu'au bout les quinze kilomètres de la Sky Road, son chemin en pierre nous mènera des abord de Clifden au vent de l'océan, et du froid de l'océan à la chaleur des pubs en bois de la Main Street en plein centre de cette minuscule ville, aussi chauds que ta chambre en bois de Varengeville ; nous fermerons les yeux et pourrons y mourir.


Nous écumerons chacune des gares de Paris et suivrons les rails de la gare du Nord comme j'ai suivi au loin les rails de Saint-Lazare. Mes dessins et mes couleurs de peintre retiendront toutes ses trente-six voies sur une toile que le monde pourra retenir un jour ; en auteur, tu y voyageras pour écrire sur place, t'asseoir à un café toute une journée, transformer en être de papier chaque passant ; chaque amant passant pour la première fois par les gares de Paris pour rejoindre son premier amour à la gare de Compiègne après des mois d'attente, chaque enfant dévalant les escaliers à l'entrée du hall Londres qui surplombe toutes les voies, chaque mamie voyant une copine à la gare après s'être achetée au Relay le dernier Marc Levy ; à ta table et à ta plume, tu noteras les noms des villes et les dates des trains sur les deux grands panneaux d'affichages mécaniques, tu écriras à l'encre leurs lettres qui, à défaut de s'afficher sur un panneau électronique, tournent, s'enchaînent, cliquettent, se remplacent les unes après les autres dans un son de papier qui s'effeuille à une vitesse folle, pour qu'un mot soit affiché à la place d'un autre, pour que le nom d'un train parte et que le prochain arrive, pour qu'un voyageur de l'Eurostar voie se dissoudre le nom de ce dernier et le nom d'un train pour Ostende prendre sa place, jusqu'à ce que l'affichage d'Ostende soit effeuillé par Étaples, Étaples par Dunkerque, Dunkerque par Lille Flandres, Lille Flandres par Bruxelles, Bruxelles par Amsterdam, Amsterdam par retard, et retard par supprimé ; de la poussière du matin qui se fait devant les grands travaux de l'entrée, aux étoiles d'une nuit qui descend au loin sur l'ouverture en verre du toit, tu la découvriras et elle sera ta gare autant que Saint-Lazare était et restera la mienne.


Si ce monde, Sumer, tout le ciel de l'Italie, Clifden, la gare du Nord, sont trop petits pour deux amoureux comme nous, nous imaginerons. Sous une couverture sous les toits de Paris ou dans le lit-bateau de ta maison aux murs en lierre de Varengeville, moi qui ne suis que poussière accompagnerai tes yeux levés vers les étoiles, nous les fermerons ensemble et nous évaderons dans un là-bas au ciel plus bleu, aux herbes plus vertes, au couchant du soleil à l'horizon de dix-neuf heures plus rouge que dans toutes les villes du monde, nous serons seuls au monde pour y sentir les senteurs de tes longs cheveux noirs et de mes maigres côtes, du gazon coupé sous la tondeuse à la fenêtre ouverte, des tartines de miel sur du pain grillé au seuil de la cuisine un matin d'été, du chocolat chaud fumant sur les tables en bois d'un café aux lampes halogènes un soir d'hiver, et des madeleines chaudes à la sortie du four ; là-bas, dans notre partir, on verra les champs d'herbe, aussi resplendissante de soleil que celle qui tremble sous juillet, s'étendre infiniment à perte de vue encore et encore jusqu'à nous faire croire que ce monde est plat et qu'en-dessous, il n'y a que l'enfer ; on écoutera bêler les mouton sauvages blancs sans qu'ils n'aient peur des couteaux acérés de la main de l'homme, les hirondelles chantonner l'aube du printemps, les voix d'enfants, calmes pendant les coloriages de volcans, de champs de blés, de chiens, de princesses, et de perles de pluie, et on entendra les doux sons d'un piano chanter des bribes de Jacques Brel, de loin en loin, simple mélodie d'un soir qui finit par s'éteindre, jusqu'à nous laisser sombrer dans le sommeil les notes en tête en nous chuchotant que nous sommes heureux ; puis, enfin, nous allongerons le dos et le ventre au contact de la terre, nous chevaucherons des oiseaux, la pluie touchera le dessus de notre tête, nous chanterons la pluie, nous ramasserons au doigt les pissenlits et, évidemment, souffleront dessus et leurs fleurs caresserons notre visage embrassé ; nous goûterons nos lèvres mouillées, l'épaisseur laiteuse de tes seins et la saveur sucrée de mes tétons, la chaleur enveloppante de ton sexe dans lequel viennent et vont mes doigts et la frénésie de ta main de femme sur ma verge excitée, nos pieds chatouillés et amusés par les flots de nos langues, nos langues s'emmêlent, nos langues mêlent les saveurs, les éparpillent, les dérèglent, les font battre et s'ébattre, les multiplient, les subliment, les infinient.


Comment sais-je tout cela ? D'où est-ce que cela vient dans ma tête et dans cette encre qui se libère de la prison ? Je ne sais pas. Entre le gris des murs je me rappelle des cours, d'une curiosité d'enfant prodige persuadé toute sa vie que toute sa vie il allait poursuivre ses rêves et graver son nom en lettres de feu sur le Panthéon, curiosité d'enfant qui m'a poussé à découvrir Internet, à ouvrir des pages d'encyclopédie virtuelle qui se chargent pendant des minutes et des minutes pour lire ce que ce monde écrivait sur la guerre d'Algérie et les massacres du côté de Constantine que mes pères ont eu la lâcheté de déserter, sur Sumer, sur Clifden, Urbino, sur la gare de Nord que je pourrais être en train de découvrir en parisien mais dont les rails me sont abandonnés ; sur tout ce qui titillait ma curiosité en cours, sur Georges Braque, Jacques Brel, tout ce qui partira en poussière enfin et fera s'éteindre d'ici peu de temps l'étoile qu'est Internet ; je crois aux mots, Esther, à l'encre et au papier comme je crois en l'amour éternel, et comme je ne crois pas que le monde puisse se contenter d'un écran et de mots qui apparaissent et disparaissent par un simple clic sur « suivant » et « précédent » ; enfermé dans le gris d'une prison qui par sa présence massacre la beauté de la terre, à l'écart d'un monde où, en éteignant nos énormes ordinateurs, nous nous rendrons compte que nous sommes aussi seuls que moi, je garde, j'écris ; poussière d'étoile qui s'imagine un monde où je t'amènerai, où nous courons dans l'herbe et jouerons à saute-mouton, où, quand nous en aurons marre et quand nous serons tristes, nous ferons exploser la terre puis la reconstruirons.


À l'aube où nous nous réveillerons, nous courrons tout autour de ce monde pour nos rêves. Nous avons besoin de rêves. Sinon nous serons happés par la machine de ce monde qui tourne, et plutôt que de l'aimer nous le ferons tourner. Pourquoi tant de gens ont-il besoin de faire tourner le monde ? Quand nous serons partis, nous serons loin d'un monde que je comprends pas, loin d'un monde où tout le monde a besoin d'avoir une expérience dans la sphère de l'entreprise, de fonder une startup et de se fier à leurs talents qu'on leur dicte dans les grandes écoles qui n'en ont que le nom, loin d'un monde où tous parlent la langue du management, où tous remplacent la part de bonheur par la part de marché, où on échange en bourse des valeurs qui ne sont que des mots, des noms, des choses aussi abstraites que celles que je suis en train de d'écrire dans cette phrase, depuis un quart d'heure — comme si je continuais de compter les jours, après un an et pour trois ans encore —, et je t'écris pour croire encore qu'on peut voir des choses réelles dans ce monde, des terres brûlées par des guerres qui ont une importance pour les peuples qui veulent vivre, des tables d'argile gravées à la calame qui dureront bien plus longtemps que des tableurs exportés sur Internet, des landes de pierre jamais frôlées par ceux qui spéculent sur le taux de change et le cours de l'euro en Irlande, des trains en partance qui comptent infiniment pour les voyageurs, infiniment plus que pour les sous-ministres qui comptent les heures de leurs employés et leur chiffre d'affaire.


Mais ces gens-là aussi ont des petits amours, des petits trains, des petits rêves ; quelque chose de si simple, aussi. Nous partirons, Esther, dans un monde aussi vrai, paisible, pur. Le jour où le vent de l'homme libre soufflera enfin, nous partirons courir autour plutôt que de faire tourner le monde.


  • Votre texte est plein d'une spiritualité hélas oubliée, qui tranche avec une modernité terrifiante. Et ce contraste me fait penser de temps à autre au poème "Zone" d'Apollinaire, et aussi à la "Prose du Transsibérien" de Blaise Cendrars. Vous emportez le lecteur dans un élan similaire, un voyage géographique et un voyage intérieur qu'on prend rarement le temps de faire. C'est très beau, ces paroles de tendresse et d'amour aussi déchirantes et convaincantes que vaines. On s'y plaît.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    1769087351450 iaymvv16 l

    luz-and-melancholy

    • Merci beaucoup :) Mes textes sont de plus en plus imprégnés d'une poésie, la tendresse et la mélancolie parfois d'Apollinaire me transportent. Beaucoup de Si je mourais là-bas, d'Aragon, de Braque, je suis persuadé que nous avons de plus en plus besoin d'un Là-bas.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Pierre Magne Comandu

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