La bascule

lodine

Tout peut basculer, très vite, dans une vie...

Comment réagir quand le RAID débarque, armé jusqu'aux dents, avec 40 policiers et autant de kalachnikovs dans votre entreprise en pleine après-midi alors que vous fabriquiez vos boyaux de mouton pour alimenter les kebabs et restaurants de Paris, et que vous étiez en train de discuter tranquillement avec votre associé et votre fils de 20 ans pour les prochains contrats à venir ?

Que crier quand ils vous couchent au sol brutalement, vous laissent dans le froid pendant plus de 2h ?

Vous ne comprenez rien à ce qui vous arrive, mais le RAID a pour mission d'embarquer tous les ordinateurs, tous les fichiers clients, toutes les factures.

Vous avez crée cette entreprise voilà 25 ans. Quand vous êtes arrivé à Paris, vous ne maîtrisiez pas un mot de la langue de Molière. Vous êtes né à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Votre famille est restée au pays. Vous les faites vivre en partie grâce aux revenus générés par cette lucrative activité. Mais pour devenir aisé, vous bossez 12h par jour. 6 jours sur 7. Vous payez vos impôts en France. Vous devez même parfois emprunter pour pouvoir les payer, ces foutues taxes qui vous étranglent. Vous ne pensez pas à l'évasion fiscale pour autant. Vous faites travailler en alternance votre neveu et votre fils pour leur mettre le pied à l'étrier, en espérant, vous qui arrivez à 55 ans que l'un des deux reprendra enfin le flambeau, même si vous pensez que votre fils est parfois fainéant, incapable de bouger le moindre petit doigt pour vous (le neveu se débrouille mieux, lui, et il a la botte du commerce).

Vous avez eu trois enfants avec une femme aux yeux bleus de chat, une Portugaise à la douceur sensuelle, que vous avez épousée quand elle avait 19 ans. Il y a eu deux fils et une fille, encore une enfant, que vous prenez dans vos bras avec effusion quand vous la retrouvez le soir.

Vous avez acheté une belle maison de 300 m2 dans une banlieue tranquille de Paris, près d'un parc et d'un domaine du XIXe. Vous avez les dimanches assoupis devant la télévision, le thé et vos enfants. Vous avez les autres jours remplis de bruits, de négociations âpres avec les clients, les fournisseurs que vous allez chercher en Allemagne, pour la viande de mouton, en Turquie pour les épices. Vous voyagez assez régulièrement, vous avez des clients oscillant entre l'ancien agent de sécurité algérien devenu boucher à la retraite, vivant en banlieue et faisant 50 000€ de chiffre d'affaires par an et le restaurant libanais chic du 16e Arr (qui avoisine les 1 millions de CA l'an). Vous savez manier l'art de la parole mieux qu'un Français de souche, vous avez une acuité sur le monde et sa géopolitique digne d'un Roland Dumas.

Mais voilà, ON vous soupçonne d'alimenter les financements de Daech. ON a décidé que vous étiez suspect. ON vous prend dans «  un vaste coup de filet ». ON vous envoie en prison, on vous incarcère sans même que vous puissiez prévenir votre famille, votre femme. ON vous empêche même de communiquer avec elle pendant une semaine. Au bout de 8 jours, on lui permet enfin de vous envoyer une lettre que vous devez lire dans un état proche de la folie, tant votre angoisse de laisser votre famille seule et les imaginer dans l'attente et la plus totale incertitude vous laboure le cœur. Vous avez perdu vos repères car vous ne prenez pas le chemin quotidien pour vous rendre dans votre usine. Vous vous demandez comment elle continue de tourner sans vous et votre associé (jeté lui aussi en prison sans aucun procès) avec les factures à payer, les salaires à verser, les livraisons qui ne sont pas faites.

Vous ne savez pas que vous pouvez désormais compter sur votre fils, celui-là même que vous pensiez incapable de lever le petit doigt pour vous. Lui qui vous a vu partir menotté, embarqué dans un fourgon de police comme un vulgaire malfrat. Vous ne pouvez pas savoir qu'il trime 10 à 15h par jour depuis une semaine, depuis la bascule.

Vous ne savez pas encore que votre femme, qui n'avait jamais mis le nez dans vos affaires (car vous aviez un petit penchant pour les choses bien établies et traditionnelles: les femmes élèvent les enfants, s'occupent de la maison pendant que les hommes font des affaires et s'enrichissent) a terminé de pleurer et a relevé ses manches, elle aussi, pour aller voir partout comment vous faire sortir de là. Vous ne savez pas qu'elle a contacté très vite votre avocat, Maître V. , un homme très influent mais occupé, qu'elle voit chaque jour l'épouse de votre associé pour rester au courant des moindres bruits de couloir (hormis le fait de se soutenir mutuellement). Vous ne savez pas qu'elle a tu cette terrible affaire à votre famille restée en Turquie pour ne pas l'alarmer. Vous ne savez pas encore que le RAID est venu chez vous (mais sont restés corrects), qu'ils ont perquisitionné et embarqué vos ordinateurs. Vous ne savez pas que votre femme endosse tout avec une dignité extraordinaire. Vous vous en doutez sans doute un peu. Mais vous n'avez plus toute votre tête depuis que l'explosion des gilets noirs et bleus a débarqué dans votre vie.

Vous êtes incarcéré avec des gens que vous ne connaissez ni d'Adam ni d'Eve. Vous avez des velléités de vengeance comme vous n'en avez jamais eu, parce que vous vous sentez impuissant, démuni, nu comme un sale vert de terre, parce que vous sentez mauvais car nous n'avez pu vous changer qu'une seule fois depuis votre arrivée dans ces foutus lieux (votre femme vous a fait porter de quoi vous changer, mais pas pour de trop longs jours). Vous ne comprenez surtout pas pourquoi vous êtes là. Vous repassez mille fois la scène de l'intrusion du RAID dans votre vie. Vous vous demandez « Pourquoi moi ?, pourquoi suis-je incarcéré avec ces gens ? »

Vous savez seulement que le fait d'être musulman, d'origine syrienne et turque, un homme d'affaires voyageant souvent dans ces pays, fait de vous un potentiel complice de Daech aux yeux de la République française qui vous a accueilli, certes, mais qui vous a aussi bien ponctionné depuis que vous payez vos impôts sur la société.

Vous pensez à votre fils qui a vu, sous ses lunettes de myope, toute la laideur du monde. Il a 21 ans dans deux mois. Vous pensez à ce qu'il pensera de vous, quand vous parviendrez à revenir à une ‘vie normale', que vous voyez comme un mirage.

Vous pleurez un passé qui n'est plus. Un avenir qui semble se rétrécir. Vous ne pleurez pas des larmes de tristesse, mais de rage. Vous avez la rage de ceux qui ont été bafoués pour rien. De ceux qui n'ont pas été acquittés de la méchanceté gratuite, de la suspicion qui crève les yeux des policiers qui vous embarquent. Vous avez le cœur aussi fin qu'un nuage de juillet. Vous avez envie de vous terrer dans une autre vie.

J'observe toute cette folie du monde, pendant que je ramasse mes feuilles mortes, en cet après-midi d'automne. Comment ne pas penser à cet homme enfermé depuis 15 jours, présumé coupable et peut-être innocent?

Pendant que je répète des gestes intemporels qui alimentent la terre, des pensées tournoient dans ma tête. Que peut se dire cet homme à l'heure qu'il est ? Pense-t-il à ses enfants qui se morfondent sans lui, qui n'en finissent pas d'attendre son retour, mais qui sont obligés de faire bonne figure devant les autres (les amis qui ne savent pas) ? Comment ne peut-il pas sombrer dans un sentiment qu'il doit pourtant dominer: le ressentiment, voire la haine ? Ce sentiment que l'on éprouve si vite, face à une injustice, un coup du sort alors qu'on se sait innocent.

Mais tant qu'ON vous considère coupable, à défaut de juger votre bonne foi, votre innocence, ON vous met les fers. On referme sur vous les portes de la liberté. ON vous place dans une cellule minuscule avec des détenus qui n'en ont plus rien à foutre du système. Celui-là même qui vous a propulsé, vous, vers ce que vous êtes devenu, mais qui vous montre désormais sa face la plus sombre. Alors, au bout de plusieurs semaines, vous comprenez presque les choix qui ont fait de ces jeunes de banlieue démunis des petits voyous sans âme. Vous comprenez presque les raisons qui les poussent à s'enrôler vers Daech et ses paradis artificiels. Puisqu'ON est capable de vous soupçonner, vous, un honnête citoyen, alors la boîte de Pandore est ouverte. Attention aux sbires qui vont en sortir.

Le temps est à la suspicion. N'appartenir à aucune obédience si ce n'est celle de l'indifférence, de l'absence d'opinion. Ainsi vous serez moins châtré. MAIS, est-cela, la démocratie ?

Cet homme va sortir de prison. Que fera-t-il ? Comment se positionnera-t-il ? Avant de le laisser partir, ON lui fera la leçon. ON lui dira qu'il devra mieux surveiller ses fréquentations à l'avenir. ON lui pardonnera ses petits écarts, ON lui dira juste « on t'a à l'œil ». Il sera sans aucun doute fiché.

Il choisira sans doute cette option pour protéger sa famille de l'angoisse, de l'attente, de l'incertitude. Pour continuer à vivre, malgré tout cela.

Mais pourquoi ne choisirait-il pas une autre voie... ? Il pourrait très bien se radicaliser vraiment. ON l'aura fait glisser du mauvais côté de la route. Ce choix ne sera pas sa nature profonde, car avant, c'était un homme de parole, d'honneur, un homme fier. Mais ON lui aura enlevé sa dignité. ON l'aura humilié devant ses proches. ON aura crée le doute parmi ses amis. ON aura fait de lui un quasi-sympathisant pour une cause qui le rebutait profondément.

Il se dira que lui non plus n'en a plus rien à foutre du système. Il se peut alors qu'il bascule totalement. Sans rien dire. Il pourra ajouter son nom aux parias de la société. Aux « infidèles » de cette laïcité qu'elle prétend vouloir défendre.

Ses fils en pleine adolescence, que vont-ils devenir, eux ? Comment retrouveront-ils leur père ? Quel message leur délivrera-t-il ?

Jusqu'où ira la folie des hommes ? N'en ont-ils donc jamais assez ?

Il se pourrait que la folie qui a conduit des peuples à exterminer les autres n'ait pas changé de camp. Que le grain soit toujours prêt à être jeté dans les rouages de la machine pour la faire crisser, grincer, pour la tordre et la rendre toujours plus vide, plus sujette aux vents du rien.

La résistance contre les préjugés, les injustices doit reprendre. Plus que jamais.

La vérité n'est jamais là où on l'attend. Mais il faut la chercher.

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