LA BELLE NUIT D'HALLOWEEN

silence

LA BELLE NUIT D’HALLOWEEN 

Les Terrasses du Bien-être : un lotissement de résidences proprettes sorties de terre comme des champignons au début des années 2000. Pas de barrières mais une succession de maisons posées les unes à côté des autres en une joyeuse harmonie de crépis blanc et d’ardoises grises. Un rêve pour classe moyenne. Quelques couples homos mais discrets et une gentille famille de Noirs rue des lilas. Ce qu’il faut de mixité en somme, plus ce serait trop !

  Des bonbons ou un sort ? Agnès Vernet, la quarantaine pimpante, avait opté pour la première branche de l’alternative. Après un détour par la cuisine, elle était revenue dans le vestibule les bras chargés des sucreries. Elle les distribuait consciencieusement lorsqu’elle remarqua Thomas Drouin qui jouait les chaperons.

⎯ De corvée ?

L’adolescent acquiesça, l’air abattu : « Ma mère devait s’y coller mais elle est clouée au lit. Du coup c’est moi qui accompagne Laurie et les gosses du quartier pour la tournée des bonbons ».

Agnès reconnut effectivement Laurie, huit ans, la sœur de Thomas occupée à se chamailler avec un obèse du nom d’Olivier Scouarec pour une barre de chocolat. Contre toute attente, la gamine eut le dessus.

⎯ Et ton père ?

La question lui avait échappée : « Je suis désolée », souffla-t-elle « Je ne voulais pas ».

Thomas haussa les épaules : « J’imagine qu’il va bien... ».

Agnès hocha la tête. Edouard Drouin n’était pas un mari modèle. Trop d’alcool, trop de maîtresses, pas de scrupules : un mélange détonnant. Qui sait jusqu’où une telle combinaison pouvait vous mener ? Agnès en avait une vague idée. Edith quant à elle préférait s’accrocher à ses chimères : « Il reviendra » lui avait-elle dit un soir qu’elle se trouvait chez les Drouin, « Il revient toujours » avait-elle ajouté avant de fondre en larmes et de se réfugier dans les bras d’Agnès.

⎯ Adresse à Edith tous mes vœux de rétablissement, tu veux bien ?

Thomas acquiesça puis jeta rapide coup d’œil vers le groupe d’enfants qu’il accompagnait. Des bonbons ou un sort ? La voix flûtée de Laurie reconnaissable entre toutes dominait outrageusement celle de ses camarades : une vraie chef de meute songea Thomas, avant de reposer son regard sur Agnès : « Marjorie est là ?

⎯ Elle est en haut avec son père.
⎯ Ah...
Thomas ramena en arrière la mèche de cheveux qui lui barrait une partie du visage scruta quelque seconde le bout de ses chaussures puis demanda :

⎯ Je peux lui parler ? Pas longtemps. Vous pourrez rester près d’elle.

La mère de Marjorie secoua la tête nerveusement : « Je ne crois pas que cela soit possible, pas après ce qui s’est passé la nuit dernière. Et maintenant laisse-nous tranquille si tu ne veux pas qu’Adam descende ».

Il était sur le point de tourner les talons lorsqu’elle le rattrapa par la manche, paniquée : « Appelle la police. Pour l’Amour de Dieu Thomas, si tu tiens à Marjorie appelle les et dis leur de venir aussi vite que possible ».

Sur quoi elle referma la porte laissant Thomas seul dans l’obscurité.

*

La porte de la maison des Vernet refermée, Thomas était resté interdit devant celle-ci en clignant des paupières. Agnès Verdet venait-elle de dire ce qu’il lui semblait avoir compris ? Appeler les flics OK, mais pour leur dire quoi au juste ? Il n’en savait foutre rien.

Il fouilla dans ses poches à la recherche de son téléphone, rien !,puis regarda sa montre : 20h42, plus que temps de remettre les lardons au chaud. Il traversa la rue et sonna le rappel des troupes. « Un putaaiin fait chier » long et dépité échappa à Laurie qui, d’un coup de pied, envoya dinguer un caillou à l’autre bout du trottoir. Décidément elle lui plaisait de plus en plus sa frangine. Visage d’ange, caractère de teigne: une version déglinguée de la fée clochette. La gamine lança à son frère un regard furibard.

⎯ J’ai dit on rentre, fin de la discussion.

Une heure plus tard Thomas, qui avait ramené les gosses et retrouvé son portable, se tenait-il de nouveau devant la maison de Marjorie. Le quartier avait retrouvé son calme. La lumière des lampes extérieures qui bordaient l’entrée des garages avait laissé la place, à l’intérieur des maisons, aux clignotements tantôt blancs, tantôt bleus des téléviseurs. Une brume laiteuse montait des trottoirs et donnait à Thomas l’impression de se trouver au beau milieu d’Elm Street, elle aussi clame et silencieuse avant que Freddy Krueger ne revienne d’entre les morts pour assouvir sa vengeance. 1, 2 : Freddy te coupera en deux ; 3, 4 : Remonte chez toi quatre à quatre ...

La comptine démoniaque des Griffes de la Nuit revint immédiatement à l’adolescent qui se mit à la fredonner tout en avançant vers la maison de Marjorie : tâche gris pâle, irréelle et froide, derrière son lampadaire éteint, comme une déchirure dans le manteau d’encre de cette nuit d’octobre.

Arrivé devant la bâtisse, il s’assura qu’aucun voisin ne soit à sa fenêtre puis remonta à la hâte le terre-plein d’herbe planté devant la maison. Pas de lumière sinon celle de l’escalier du corridor qui se reflète, fugace, à travers l’immense baie vitrée côté rue, sombre et béante comme l’entrée d’un train fantôme. Pas de bruit non plus. Ou en tout cas rien d’audible.

Il contourna la maison, escalada la clôture qui barrait l’accès au jardin et retomba sans bruit de l’autre côté.

La terre sous ses pieds était meuble : comme fraichement retournée. Quel être sain d’esprit irait retourner de la terre par une nuit d’octobre, hein ? Tu peux me le dire Tommy ? Il n’y a que les tarés et les psychopathes qui retournent de la terre comme ça dans l’obscurité, tu ne crois pas ? Dis voir tu trouves que le père Vernet a l’air sain d’esprit ou est-ce qu’il a plutôt l’air d’un putain de tueur en série ? Du genre cannibale pédophile qui réduit les os de ses victimes en purée pour en faire du compost ? Plutôt la seconde solution, pas vrai ?

D’un autre côté en raisonnant calmement, il y avait peu de chance que le cadavre de Marjorie ait été enterré dans le jardin de la maison – en partant bien entendu du principe selon lequel Adam Vernet avait tué sa fille, ce qui restait à voir ! Faudrait être complètement dingue !

Oui, c’est cela il faudrait être com-plè-tement dingue !
Mais on parlait bien du père Vernet non ?
Thomas chassa de son esprit les images du corps sans vie de Marjorie et traversa le jardin, courbé en deux, jusqu’au cerisier. L’arbre était suffisamment haut pour qu’une fois dans ses branches, il puisse se hisser jusque sur le toit de la petite extension placée sous la fenêtre de Marj’ ; ce qu’il fit. La lucarne était restée entrouverte malgré la fraîcheur de cette nuit d’automne. Une lumière vacillante filtrait derrière les fins voilages crème.

Il risqua un coup d’œil dans la chambre.

Dieu du ciel !

Marjorie était allongée nue et somnolente sur le lit désormais placé au milieu de la pièce, les bras et les jambes attachés aux pieds du sommier. Des dizaines de bougies qui avaient été déposées de part et d’autre de la couche de l’adolescente éclairaient l’espace d’une façon mystique et irréelle. Sur le mur face à la fenêtre, un cercle avait été tracé avec de la peinture rouge au milieu duquel figurait une étoile à cinq banches. D’étranges signes cabalistiques couraient sur tous les murs de la chambre. Aucune trace des époux Vernet. Hormis Marjorie, une pièce vide. Et silencieuse...

Thomas fouilla dans sa poche, s’empara de son téléphone et composa le 17. La tonalité retentit puis une voix mécanique : « Vous avez demandé la police, ne quittez pas ; vous avez demandé la police, ne quittez pas... ».

Et puis merde tiens !

Il poussa la fenêtre et laissa s’écouler quelques secondes avant de pénétrer dans la chambre. Ses Clarks entrèrent immédiatement en contact avec une chose molle posée au sol, chose qui manqua le faire tomber.

Le corps sans vie d’Agnès Vernet reposait contre le mur. Une large balafre sanguinolente courait sous son menton d’une oreille à l’autre. Le sang épais qui s’en était écoulé avait été recueilli dans un récipient métallique. Le manche d’un pinceau plat Dexter dépassait encore de celui-ci. L’autre extrémité de l’ustensile était toujours plongée dans le liquide rougeâtre. L’adolescent réprima un haut le cœur mais continua sa progression jusqu’au lit, prenant garde de ne pas marcher dans les traces de sang.

Marjorie avait les yeux mi-clos. Ses lèvres habituellement pleines étaient désormais sèches et gercées. De larges cernes bruns-noirs couraient sous les yeux de l’adolescente qui gémissaient des propos inintelligibles.

Thomas s’agenouilla près du lit et entreprit de détacher Marjorie. Il en était à la dernière attache lorsque retentit le claquement d’une porte au rez- de-chaussée puis des craquements sur les marches, dans l’escalier.

Regards paniqués alentours. Nulle part où se cacher...
Réfléchis bordel...
Nouveau craquement. Léger mais audible au milieu de l’escalier. Verrouiller la porte de la chambre ?
Tu penses que les parents de Marj’ auraient pu se pointer comme ça la nuit dernière s’il y avait eu un verrou ? Réfléchis putain...

Il pouvait toujours attendre cet enfoiré au milieu de la pièce et jouer sur l’effet de surprise. Après tout, il était plus lourd, plus jeune et plus rapide que ce salopard d’Adam Vernet, non ?

Ouais ça il pouvait le faire ! Et puis ça faisait longtemps qu’il rêvait de lui coller sa branlée au daron, depuis qu’il avait découvert les traces sur le corps de Margie à la piscine... Après tout, il n’avait pas dix mille solutions.

C’était se battre ou abandonner Marjorie...

Thomas Drouin, 17 ans, se redressa, le cœur battant et les poings serré quand la poignée de la porte se mit à tourner lentement...

*

C’est la Belle nuit d’Halloween. La nuit des gosses qui courent dans les rues en grappes bruyantes et bigarrées – Des bonbons ou un sort ? –, la nuit des goules et des revenants, des monstres et des succubes, la nuit des jeux et des histoires terrifiantes. C’est la Belle nuit d’Halloween, venez, installez-vous, écoutez, n’ayez pas peur. Mettez les pieds sur la table si cela vous chante. Qui sait ce qui rôde dehors à la nuit tombée ? Qui connaît les secrets tapis dans l’ombre de nos maisons ?

Thomas Drouin lui le sait. Il a vu le Monstre caché derrière la porte, ce qui se tenait de l’autre côté. Mais il n’est pas resté, ne s’est pas battu, n’a pas protégé Marjorie, Marj’, Margie comme il se plaisait à l’appeler.

Non ! Thomas Drouin s’est planqué.

Sous le lit Tommy !

Les yeux écarquillés et le souffle court lorsqu’Adam Vernet a pénétré dans la pièce. Lorsque ce dernier s’est déshabillé : d’abord la ceinture qui bruisse dans ses passants de toile, puis le pantalon, la chemise et le pull, les sous-vêtements enfin qui chutent sans pudeur sur le sol de bois lustré.

Il a vu les pieds de l’homme, ses mollets fin comme des bambous et la peau glabre de ce dernier ; le sommier qui s’affaisse puis grince en cadence sous son poids puis le grognement comme il se libère, se décharge, sans plaisir. Il a senti le sang – Plic ! Ploc ! – goutter sur son visage lorsque la lame du couteau a traversé les chairs de Marjorie, Marj’, Margie ; des coups rudes jusqu’à en transpercer le sommier. Et le sang d’Adam qui s’est écoulé longtemps après que ce dernier ce soit ouvert les veines, d’un geste net et précis, zip !, comme une fermeture éclaire que l’on aurait ouvert.

C’est la Belle nuit d’Halloween. Venez les amis. Venez admirer le spectacle, frissonner devant l’histoire de Thomas Drouin, Thomas le planqué, Thomas le poltron qui n’a rien fait pour sauver Marjorie, Marj’, Margie. Venez répéter son nom, trois fois devant la glace : Tom Le Poltron ! Tom Le Poltron ! Tom Le Poltron !, pour le faire advenir lui, l’adolescent traumatisé qui a fini par se pendre un mois plus tard par une nuit sans lune. Allez-y essayez. Invoquez le : Tom Le Poltron ! Peut-être vous apparaîtra-il dans le miroir de la salle de bain : un gosse au regard triste et aux yeux cernés.

C’est la Belle nuit d’Halloween, mais ne vous fiez pas aux légendes. La vérité c’est que Tom n’était pas un poltron. Et s’il a fini par se suicider, par passer cette corde au-dessus de la branche du cerisier dans le jardin des Vernet, s’il a fini par commettre l’irréparable...

Ce n’était pas par amour pour Marjorie, Marj’, Margie.

Ni à cause de la peur.

Mais parce que cette nuit, sous ce lit...

Il avait adoré ça !

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