La Réponse.

sword

Il y a des heures durant lesquelles il est préférable de ne pas mentionner ceux qui sont morts.

Ceux qui n'existent plus.

Ceux qui, théoriquement, n'existent pas.

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Dans l'obscurité de la pièce, la lumière de l'écran se reflète sur les lunettes du jeune homme qui le fixe inlassablement.

A cette heure tardive, les seuls bruits qui lui parviennent sont le doux ronronnement de son ordinateur, les clics de souris qui se succèdent à intervalles plus ou moins réguliers, le roulement de la molette ainsi que le pianotement de ses doigts sur le clavier gris aux lettres noires.

Sans oublier, bien entendu, les différentes chansons et morceaux de musique dont les notes parviennent directement à ses oreilles par l'intermédiaire de son imposant casque noir et argent. Mais bien qu'il les apprécie, il y a un petit détail qui l'agace malgré tout.

Entre deux refrains, il a parfois l'impression qu'on l'appelle, ou que l'un des sons ne provient pas de la piste sonore mais de sa chambre.

Alors il enlève son casque et tend l'oreille.

Rien.

Il hausse les épaules et reprend son activité, alors que les chiffres écarlates de son réveil affichent "00:30".

Puis soudain, un vent frais vient doucement lui chatouiller la nuque, le faisant frissonner. Il jette un oeil à la fenêtre qui donne sur la rue. Elle est ouverte, bien qu'il semble se rappeler l'avoir fermée un peu plus tôt. Il s'étire longuement avant de fixer d'un oeil vide l'écran qui lui fait face. Il est temps.

Quelques clics de souris et l'écran s'éteint, faisant disparaître la seule source de lumière de la pièce, tout comme l'unité centrale qui laisse place au silence pesant de la nuit.

Il s'étire et par la même occasion allume sa petite lampe de bureau. Il se lève, ramène son fauteuil sous son bureau et se retourne. Son pied heurte alors le coin d'une planche abandonnée par terre. Il baisse la tête et sa gorge se noue alors qu'il découvre une table ouija. Alors qu'il tente désespérément d'oublier ce dont il ne souhaite pas se rappeler, son inconscient lui fait revivre immédiatement les faits de la veille.

- Alors Eric, on fait la chochotte ?

 

Des éclats de rire retentirent dans le petit appartement, confortable mais paraissant exigu de par le nombre de ses occupants.

 

- N'importe quoi... J'y crois pas à ces conneries, c'est tout. Sérieux Seb, pourquoi tu gaspilles toujours tout ton fric dans ce genre de trucs inutiles ?

- Roooh, fais pas le rabat-joie mec ! On va bien s'amuser !

- Ouais ouais c'est ça... Mais pourquoi dans mon appart précisément ?

- Parce que si un truc se pointe, autant que ça se passe dans l'antre d'Eric le réaliste qui n'a peur de rien !

 

A nouveau, le groupe d'amis rigola de bon coeur, le coeur léger après la fin de leurs examens respectifs et l'estomac rempli de pizzas.

 

- Bon alors ça marche comment ?

- Mettez vous en rond autour de la planche et asseyez vous en tailleur.

 

Les cinq jeunes hommes s'exécutèrent sans broncher, y compris Eric qui laissa cependant échapper un soupir exaspéré pour la forme. La planche étant posée sur le sol, entre son bureau et son lit, il avait empilé les boîtes de pizza vides sur son siège et l'avait poussé vers la porte pour avoir plus de place. En attendant, Sébastien avait disposé cinq bougies autour de la tablette.

Il avait endossé le rôle de meneur dans cette tentative de prise de contact avec l'au-delà et semblait apprécier son rôle.

 

- Techniquement, on est supposés se tenir la main mais- OUI JE SAIS on va éviter, j'allais le dire Louis, t'emballes pas ! Posez juste vos mains sur vos genoux et fermez les yeux.

 

Tandis que ses amis suivaient docilement ses instructions, le jeune homme sortit un carnet noir usé dont il feuilleta les pages avant de le poser devant lui, à quelques centimètres de la planche ouija. Cette dernière comportait en son milieu toutes les lettres de l'alphabet et tous les chiffres, alors que " Yes " et " No " étaient inscrits dans les coins supérieurs de la tablette. Tout en bas s'affichait un " Goodbye " écrit en majuscules.

 

- Maintenant silence. Détendez vous et attendez que je termine ce que je dois dire avant d'ouvrir les yeux. Ensuite, vous n'avez qu'à poser un doigt sur l'oracle.

- L'oracle?

- Ce truc là.

 

Sébastien pointa du doigt une sorte de petit palet de bois troué au centre.

 

- Prêts ?

 

Eric faillit laisser échapper un rire sarcastique mais se retint. Ses compagnons, mi-sérieux, mi-hilares, hochèrent la tête avec approbation. Sébastien s'éclaircit la voix et commença à psalmodier :

 

- Vous qui êtes partis sans espoir de retour. Vous les voyageurs égarés, perdus entre deux mondes. Vous qui avez tranché le fil votre existence avec vos propres mains. Vous qui errez dans les ombres, vous qui fuyez la lumière. Vous qui insufflez la peur et éteignez tout courage. Vous qui avez vu la mort vous abandonner au milieu de votre voyage. Entendez-nous.

 

Sébastien interrompit sa lecture quelques instants, selon les instructions du manuel. Seul le son d'une voiture qui passait se fit entendre, avant de disparaître avec la distance.

 

- Entendez-nous. Voyez-nous. Répondez-nous.

 

A nouveau, le silence s'installa, et les apprentis médiums ouvrirent les yeux, découvrant la lueur des bougies que Seb avait allumées pendant la courte pause durant sa récitation.

Comme prévu, chacun posa son doigt sur l'oracle.

 

Le silence, encore et toujours. Il semblait s'épaissir, comme si l'intention de le conserver intact des occupants de la pièce lui donnait plus de consistance, plus de place.

Un courant d'air s'engouffra par l'unique fenêtre de l'appartement, assez fort pour faire vaciller les flammes des bougies sans pour autant les éteindre. Les cinq amis se regardèrent du coin des yeux, les uns impatients d'assister à une quelconque manifestation paranormale, les autres résistant à l'envie de rigoler de leur situation.

Mais tous attendaient quelque chose, tendaient l'oreille, gardaient les yeux ouverts, à l'affût du moindre signe, du moindre prétexte.

 

C'est alors qu'un vombrissement se fit entendre, les faisant sursauter dans un bel ensemble.

 

Robin avait visiblement reçu un message, et il n'était pas en provenance du monde des esprits.

Cela suffit à déclencher un fou rire général qui réduit à néant la tension qui s'était installée. Eric était sans doute celui qui avait le plus de mal à arrêter son hilarité, pointant du doigt l'un ou l'autre de ses compagnons et se moquant avec allégresse de leur expression lorsque " l'esprit du téléphone " s'était manifesté, tout en félicitant Sébastien pour la conviction qu'il avait eu lors de sa récitation.

 

Sa crise d'hilarité fût finalement interrompue lorsque le son proche de pneus freinant à toute force sur le bitume atteignit leurs oreilles, suivi d'un puissant crash. Les jeunes garçons se ruèrent vers la fenêtre d'un seul geste, persuadés que l'accident avait eu lieu dans la rue. Mais bien que Louis, le plus grand, se pencha autant qu'il lui était possible, il ne put apercevoir la moindre voiture encastrée.

 

- Appelez les pompiers les mecs !

 

Robin se chargea de passer l'appel, tandis qu'Eric lui rappelait le nom de sa rue. Quelques minutes plus tard, les sirènes retentirent. Minuit était passé depuis une bonne heure.

Les cinq compères discutèrent encore quelques instants de l'échec complet de leur séance de spiritisme avant de quitter leur hôte, se promettant de se revoir dans la semaine et de jouer ensemble sur le net d'ici-là.

 

Eric sortit un sachet poubelle de bonne taille et y entassa la pile de boîtes de pizza avant de la poser à l'extérieur et de refermer la porte de son logis. La soirée avait été plutôt bonne, et il se sentait heureux et soulagé d'être en vacances.

 

C'est alors que son regard fut attiré par la planche de bois que Sébastien avait réussi à oublier. Avec un sourire en coin, il s'en approcha et se baissa pour la ramasser.

Puis il remarqua la position de l'oracle, qu'il se rappelait pourtant avoir vu au milieu de la table ouija.

Parfaitement centrée, elle désignait l'inscription " Yes ".

 

 

Eric ne l'avait pas touchée depuis, et était directement allé se coucher sans trop y penser.

Après tout, cela ne pouvait être que le fruit du hasard. L'un de ses amis avaient certainement du la faire bouger au moment de l'accident, dans sa précipitation.

Il a réussi à l'ignorer toute la journée, mais maintenant qu'il lui fait face à nouveau, il ne peut s'empêcher de ressentir une sorte de malaise. Pour s'en débarrasser, il pousse du bout du pied l'oracle en dehors de la planche, et il tombe sur le sol. Il soupire d'un air las. Sébastien a l'air de déteindre sur lui, il faudra y remédier.

Trois coups résonnent à sa porte et il ne peut s'empêcher de tressaillir. Il n'attend personne, et encore moins à cette heure.

Intrigué, il jette un oeil dans le judas. La lumière du couloir est allumée mais il n'y a personne. S'attendant à une farce de la part d'un de ses comparses, il ouvre la porte malgré tout et sort précautionneusement. Mais de part et d'autre de son palier, personne ne bondit subitement pour lui faire peur. Il hausse les épaules et referme sa porte.

Alors que sa main vient à peine de lâcher la poignée, trois coups se font entendre à nouveau.

Décidé à surprendre le petit malin qui s'amuse à une heure pareille, il ouvre la porte immédiatement et sort à nouveau.

Personne. Et la lumière automatique du couloir qui clignote par intermittence s'éteint. Il referme à nouveau sa porte, cette fois à double tour, et s'adosse à cette dernière.

Trois coups font trembler le bois et vibrer son dos. Il ne rêve donc pas.

Avec réticence, il se retourne lentement. Approche son visage du judas.

Le noir complet.

Subitement, il s'imagine que quelque chose le regarde également, perdu dans l'obscurité, invisible.

Il respire lentement. Il n'a jamais été prompt à perdre son sang froid.

Avec lenteur, il se dirige vers sa fenêtre et y passe sa tête, espérant que l'air frais lui fasse retrouver ses esprits. Chez ses voisins d'en face, aucune lumière n'est allumée.

Puis il remarque une jeune fille habillée de blanc qui marche sur le trottoir. A ce moment précis, elle s'arrête.

Et sans aucune hésitation, se tourne directement vers lui et le fixe sans sourciller. Il fait de même, jusqu'au moment où il se rend compte qu'elle n'a pas d'ombre.

Ses yeux s'écarquillent et il s'écarte de la fenêtre avant de la fermer à toute vitesse, la dernière vision qu'il a étant celle de la jeune fille qui traverse la route vers son immeuble.

Trois coups résonnent. Il se retourne, paniqué.

Puis le crissement de freins sur le bitume et le crash au bruit épouvantable.

Puis, à nouveau, le silence.

Artificiel. Anormal. Lourd.

Trois coups.

Il avance au ralenti, incapable de résister à l'envie de vérifier, l'envie de voir.

A travers le judas, l'obscurité a laissé place à la lumière clignotante de la lampe du couloir. Mais encore une fois, il n'y a personne.

Puis un mouvement tout au fond, vers l'escalier, attire son regard qui se fige.

Une tête se dévoile, un visage pâle encadré par des cheveux noirs qui contrastent avec une robe d'un blanc immaculé.

Elle.

La lumière s'éteint.

Eric recule, trébuche et finit par terre.

Il se relève et pose la main sur la table.

L'oracle désigne " Yes. "

Il plonge dans son lit, se réfugie dans la sécurité utopique de sa couette protectrice.

Trois coups.

Il disparaît dans ses draps.

Le silence.

L'attente.

Doucement, il émerge de son cocon.

Rien.

Sa respiration commence à reprendre son rythme normal.

Puis il sent un courant d'air et se rend compte que sa fenêtre est encore ouverte. Et du coin de l'oeil, il remarque une tache sur le sol.

Avec lenteur, il se tourne vers elle. Avec horreur, il se rend compte qu'il s'agit d'une tête détachée de son corps. Celle de la jeune fille.

Un sourire carnassier se forme sur ce visage d'outre-tombe. Ses yeux s'ouvrent. Une voix inhumaine murmure avec délectation :

- Je t'entends. Je te vois. Je suis là.

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