La bohémienne de l'autoroute

june

Une petite prédiction sur l'autoroute pour dent en or, vieux routier.

-          Tu vas mourir demain, je le sais.

Dent en or se tourne vers la routarde, sorte de vieille bohémienne qui prédit l'avenir sur les tables des aires d'autoroutes.

-          Ah ouais ?

Elle acquiesce d'un bref signe de tête.

-          Okay, mais avant je vais aller me chercher un sandwich au magasin.

Les contours du petit bouge se distinguent dans la luminosité déclinante, à mesure que le petit homme s'avance. Au tintement de clochette, le visage étonnamment lisse d'une grand-mère concentrée sur un sudoku apparaît.  

-          Ben dis-donc, c'est qu'on voit pas beaucoup passer de routiers ici …

Dent en or hausse les épaules avant de se diriger vers l'objet de ses convoitises : un sandwich jambon beurre moutarde. Il voudrait bien prendre une petite bière en prime, mais tripoter son jeton de sobriété dans la poche de son short lui rappelle qu'il doit tenir. Pourtant, un peu de nectar divin, ça ferait pas de mal, en plus, paraît que je vais mourir demain … Une petite cuite, toucher du doigt les étoiles, c'est peut-être une belle mort ça.

Il pose le sandwich sur le tapis de caisse constellé de saletés.

-          Dites, c'est ouvert jusqu'à quelle heure ? Au cas où.

La vieille lève les yeux vers lui et fredonne un petit air de Claude François, Les Magnolias passe à la radio.

-          Dites-lui que je pense à elle, quand on me parle de magnolias … Ben, ça se voit pas ? Regardez derrière moi, ça dit 24h sur 24. Après, c'est ma fille qui prend la relève.

 

Il sourit. Un petit air de pirate avec sa dent. Il paie et s'en va.

 

Elle, la routarde, elle ne se trompe jamais. Toujours des rêves louches qui l'empêchent de bien dormir, malgré les camomilles qu'elle prend. Et puis, il faut qu'on la laisse pioncer. Trois fois qu'elle a dû utiliser le taser. Pas très légal, mais efficace. Parfois les rêves, ça tombe sur des inconnus. Des visages croisés au feu rouge, dont elle entrevoit l'avenir. La petite qui allait avoir son bac et ne le savait pas encore, le bon père de famille qui allait s'enquiller des prostitués, n'assumant pas son homosexualité, touché par une maladie qu'il ne tarderait pas à apprendre. Les tréfonds de l'âme humaine, ah ben mon vieux, ça elle connaît. À force, elle a acquis une petite notoriété. Elle sait que par derrière, on l'appelle la bohémienne de l'autoroute. Elle ne dit pas toujours la vérité, elle essaie d'atténuer. Mais lui, Ricky, elle a eu une petite aventure avec. Pas le cœur de lui mentir. Elle avait déjà prédit la naissance de sa petite, à l'époque.

 

Le revoilà. Il a quand même pris un sacré coup de vieux, elle pense. Maddy, sa petite, la photo froissée est toujours dans la poche de son cuir, ça elle le sait. Elle sait aussi que certaines blessures restent visibles, comme des balafres au milieu du front. La blessure de l'avoir perdue en faisait partie. Faut dire qu'il avait vraiment déconné, à l'époque. Des litrons de vin pour pioncer le soir sur son canapé, pendant que Nathalie s'occupait de tout. La popotte, emmener sa fille à l'école, sourire même pour sauver les apparences. Résultat, un divorce, zéro garde alternée, un frisson qui parcourt l'échine et il avait renversé la table de la salle à manger, de rage, ce qui n'avait pas joué en sa faveur lors du jugement. Il s'était retrouvé dans son camion, et la bohémienne avait eu pitié de lui, lui avait déniché une petite maison pas loin de la N112. Pas chère, personne n'en voulait, vu que des camions et des voitures passaient à longueur de journée. Un sacré tintamarre, que ça faisait.

 

Ils avaient couché brièvement ensemble, entre le retrait de son permis poids lourd, puis après son passage à la sobriété. Très propre, chez lui. Il repassait ses chemises, entretenait le foyer comme il n'avait jamais su le faire. La première fois, ils ne s'étaient pas regardés. Ils avaient trinqué, s'étaient faits des confidences de surface, puis c'était arrivé. Son haleine sentait la bière, sa transpiration empestait l'alcool, mais sa peau était la peau la plus douce qu'elle ait pu toucher. Ils ne s'étaient pas embrassés, comme s'il s'excusait, comme s'il savait. Qu'il sentait qu'elle aussi était au bord de la nausée. Après un sommeil sans rêves, un café serré et un peu d'aspirine, elle était repartie. Deux ans après, par un curieux concours de circonstances, ils s'étaient retrouvés. Là, elle avait entrevu l'homme qu'il aurait pu être durant ses années volées. Il sentait la lessive. Il semblait qu'il avait rajeuni, et au fond de ses yeux dansait une brève lueur, qui remplaçait les yeux vitreux d'autrefois. Tout avait changé chez lui. Il avait même une nouvelle dent, une dent en or, pour remplacer sa dent cariée. Il parlait sans discontinuer, s'agitait beaucoup, comme si l'alcool avait été le catalyseur de tout ce qu'il avait retenu tout ce temps. Il lui avait proposé une petite bière, il lui en restait une seule, pour tester son endurance. Elle avait pris une grenadine, par solidarité. Et puis, tout s'était enchaîné. Elle contemplait  un inconnu, un homme neuf.  

 

À présent la ride du lion avait pris de l'ampleur, la cartographie de son visage se lisait plus aisément. La bohémienne sentirait presque son cœur battre dans ses yeux tant sa prédiction semblait l'avoir effrayé. À quoi bon, se disait-il, que devrais-je faire ? Appeler Maddy ? Appeler sa mère ? Leur dire que je les aime ? Et si c'était faux, et si c'était simplement dicté par le fait que je vais sans doute bientôt mourir ? Et son existence entière tenait entre les mains d'une femme dont il avait apprécié les courbes, parfois, comme bon nombre de ses pairs. Le monde était petit, et les routiers parlaient beaucoup, affalés sur leurs banquettes. La vie humaine lui sembla soudain très courte, et il se demanda sincèrement ce qu'il avait pu accomplir de bon, de mémorable. Quel était le sens sous ce ciel couvert.

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