"Intérieur, Femme en bleu fouillant dans une armoire" - La boîte à bijoux.

Akasha Vayu

Une grande bâtisse habitée par deux femmes; une vieille et une servante, se cotoyant depuis des années. Il suffira d'un matin, et d'une boîte à bijoux, pour mettre fin au quotidien.

Elle savait que la boîte devait être là. Pas de doute possible ; c’était un matin d’hiver, matin brumeux où nuages et terre se confondent, qu’elle avait aperçu la vieille, dans la lueur blafarde d’une bougie presque consumée,  glisser la petite boîte en bois tout au fond de l’armoire. Bon sang, pourquoi n’y était-elle plus ! La vieille n’avait plus toute sa tête, et ça, Yvonne le savait. Pourtant, il n’y avait aucune raison que la boîte ait changée de place ; depuis cette scène matinale où Yvonne aperçu les bijoux et diamants étincelants dans ce joli coffret molletonné, depuis l’instant où elle avait mesurée, précisément,  l’endroit où cette folle avait rangé son trésor, elle n’en dormait plus.

La chambre d’Yvonne était attenante au salon, la tête de son lit appuyée contre le mur lézardé où était située l’armoire. Lorsque l’on ouvrait cette dernière, un grincement rauque de bois lourd parvenait directement à la chambre d’Yvonne, et pour peu que la porte s’ouvrait en grand et allait se cogner contre la petite table adjacente, on savait pertinemment quand l’armoire était visitée. Or, depuis ce matin, ce fameux matin où la pensée obsédante de toutes ces pierres précieuses rongeait la conscience d’Yvonne, l’armoire n’avait pas grincé, la porte n’avait pas heurtée la table.

Qui d’autre que la vieille aurait-pu prendre la boîte ? Et à quel moment ? Yvonne avait pourtant gardé un œil sur elle depuis cet instant. De plus, la vieille vivait seule. Depuis la mort de son mari, elle avait fait appel à Yvonne, alors dans le besoin, pour l’aider à entretenir cette immense bâtisse, bien trop grande mais bien trop précieuse pour l’abandonner.  « Toute ma vie, c’est toute ma vie qui hante ces lieux ! » rabâchait fièrement la vieille. C’est vrai ; elle était née dans cette maison, elle y avait vécu toutes ces années durant, et elle allait y mourir, bientôt, sans doute. C’est en tout cas ce qu’aimait se dire Yvonne, car la vieille n’avait pas d’enfant, personne qui puisse être désigné comme héritier légitime. Il fallait qu’Yvonne fasse de son mieux pour supporter cette dame, « la tortue » comme elle aimait l’appeler. L’apprivoiser, se plier en quatre pour elle, pour briser sa carapace, gagner sa confiance, et récolter le butin.

La vieille n'était pas méchante en elle-même, au contraire, mais elle était trop naïve et maniérée. C'est ce qui rebutait Yvonne, c'est ce qui l'exaspérait, la façon dont la vieille semblait toujours égarée, perdue, sans compter l'incompétence dont elle faisait preuve pour comprendre ce qu'on lui disait. La vieille avait de plus en plus de mal à se débrouiller seule, si bien qu'Yvonne devait redoubler d'efforts pour être à ses côtés et l'aider dans les tâches les plus ingrates du quotidien.

Fouillant l’armoire de fond en comble depuis une bonne dizaine de minutes déjà, Yvonne bouillonnait. Sa longue et épaisse robe de chambre d’un bleu délavé semblait l’étouffer, elle haletait, se plaignant à mi-voix, vociférant des insultes contre cette satanée boîte, contre cette bourrique de vieille tortue. Puis, la porte du salon s’ouvrit.

-          Yvonne ? Il me semblait que j’avais entendu du bruit. Pouvez-vous m’aider à rentrer mes fleurs ? Il va geler cette nuit.

La vieille se tenait là, à la porte. Chétive, enroulée dans son châle de laine marron, elle regardait Yvonne de ses yeux voilés, ce regard insistant mais vide, distant. Le visage empourpré de la bonne se tourna brusquement vers elle. Rentrer ces fleurs ! Était-elle trop gourde pour le faire elle-même ? C’en était trop, trop d’années qu’Yvonne était au service de cette petite vieille, et trop de jours qu’elle avait planifier le vol de ces bijoux, trop de jours que l’idée d’agir la travaillait. Pas question de rentrer les fleurs ou de dépoussiérer encore une fois ces hideux bibelots de porcelaine ornant la cheminée. L’idée, l’idée lancinante de prendre les bijoux, partir au sud couler des jours meilleurs, trouver l’amour au soleil, et vivre enfin. La quarantaine approchant, Yvonne ne voulait plus pourrir dans cette maison de campagne sans distraction, au fin fond de la Normandie, loin du beau monde, loin de la vie qu’elle aurait rêvée d’avoir dans sa jeunesse.

-          Mais bien entendu, j’arrive tout de suite, juste le temps d’enfiler quelque chose de chaud, dit calmement Yvonne, prenant sur elle pour contenir sa rage.

-          Très bien, je vous attendrai en bas des marches.

Yvonne jeta un dernier coup d’œil dans l’armoire avant de la fermer. Elle entra dans sa chambre, enfila un lourd manteau de laine et descendit.

La vieille attendait en bas de l’escalier, les bras croisés, tournée vers la fenêtre qui donnait sur la cour. Le jour était déjà presque tombé. Il régnait cette atmosphère crépusculaire où les silences se font plus intenses, brisés par quelques aboiements au loin. La vieille était songeuse, le regard figé vers ce ciel mauve, ce ciel qu’elle a si souvent contemplé depuis cette fenêtre, ciel éternel qui ne connait pas le temps qui passe. Elle savait. Elle savait qu’Yvonne l’avait aperçue mettre la boîte dans  l’armoire, et dès lors, elle avait compris quelle intention allait s’emparer de la servante. Elle savait qu’Yvonne n’avait plus toute sa tête non plus, et que son seul désir était de changer d’air. Qui pourrait l’empêcher de vivre sa vie ? Après tout, la vieille aussi avait été jeune, elle pouvait comprendre.

Elle s’était levée ce fameux matin avec l’idée précise de ranger ces bijoux dans un endroit où, par souci d’anticiper une mort subite, on pourrait les trouver facilement, sans pour autant qu’ils soient mis à la vue du premier venu. Elle avait glissé un mot dans la boîte.

«  À ma chère et dévouée Yvonne,

Ces bijoux sont pour toi. Toute ma vie ils m’ont accompagnée, mais là où je vais, je ne puis les emporter. Puisses-tu en prendre soin et les garder à travers le temps. Merci pour ton aide précieuse et pour ta compagnie. Cette maison aurait été bien vide sans toi.

Je veille sur toi,

Amicalement,

Marthe. »

 Lorsque la vieille avait aperçu Yvonne dans l’entrebâillement de sa porte de chambre, devinant que celle-ci n’attendrait pas sa mort pour prendre les bijoux et filer comme une voleuse, elle s’était arrangée pour venir récupérer discrètement la boîte plus tard dans la matinée, lorsque la bonne étendait le linge, et lui donner en main propre au moment opportun.

La vieille repensait à ça, en regardant par la fenêtre et serrant contre elle, les bras croisés, la boîte à bijoux. Après tout, Yvonne méritait plus que quiconque d'en hériter. Un vacarme retentit soudain d'en haut des marches, c'était Yvonne qui descendait en trombe le grand escalier. Elle se retrouva nez à nez avec Marthe, qui n'eût même pas le temps de voir s'abattre sur elle le corps lourd et charnue de la bonne. En une fraction de seconde, et de toutes ses forces, Yvonne avait plaqué la vieille contre le mur, la saisissant à la gorge :

- Où as-tu planqué les bijoux, vieille peau ?! Répond-moi franchement ! Où as-tu planqué ces putains de bijoux ?!

Le regard azur de la vieille femme, interloquée, ne comprenant pas cette haine gratuite et instantanée, restait figé dans la pupille enflammée d'Yvonne. La bouche entre-ouverte, Marthe n'émettait aucun son, seuls ses yeux parlaient, exprimaient une expression mêlée de surprise et de peur. La boîte glissa de ces bras, tomba par terre bruyamment, déversant un flot de perles et de diamants sur le carrelage froid et livide.

Un court silence s'installa, Yvonne reprit de plus belle :

- Ah ! Tu les avais sur toi ! Chameau ! Tu les planquais, t'avais pas confiance en moi !

Frénétiquement, elle lâcha la vieille, se jeta à terre et, à quatre pattes, se mit à ramasser le contenu de la boîte. Pendant qu'Yvonne, comme possédée, remplissait de bijoux les poches de son manteau, Marthe, grimaçante et crispée, laissa échapper un jappement éraillé, concis, avant de sombrer, pour toujours, au milieu de cette rivière de diamants.

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