Torse de femme, jeux de miroir

maricha

Concours Félix Vallotton

Voilà l’artiste.

Cela fait près d’une heure que je patiente à demi nue dans cette pièce glacée, hantée par les courants d’air, mais de cela tu te moques. Pour toi, l’artiste, je ne suis qu’un modèle de plus. Une inconnue seulement là pour plier son corps à tes désirs. Rassure-toi : je le ferai. Tu me paies pour cela. A cet instant je fixe le plancher car tu ne dois surtout pas entrevoir à quel point mon âme vacille. Il n’y a pourtant aucun risque que tu t’en aperçoives. Tu es là pour autre chose. Nous le savons tous les deux.

Je laisse glisser le tissu de velours noir sur mes hanches.

« Non ! » cries-tu.

C’était mieux avant, fais-tu signe.

Alors, je remonte le tissu. Comme cela ? Oui. Ou plutôt non : « tiens-le contre toi, les mains sur la poitrine ». Bien. Je préfère cela à la nudité parfaite. Pas par pudeur, non. La pudeur n’est plus un sujet depuis longtemps. Mais parce que tu as négligé de chauffer l’atelier avant mon arrivée. Tu me demandes tout de même de dévoiler un bout de sein.

Avant de venir je me suis renseignée sur toi. Je connaissais déjà tes gravures parues dans la presse. J’ai cherché des reproductions de tes tableaux dans les revues. J’ai même pu en voir certains, grâce à mon amie Gertrude.

Tu es un peintre clinicien.

Tu recherches la vérité crue, surtout ne pas embellir, ne rien dissimuler. Tout montrer, à commencer par ce que l’on ne veut pas voir. J’admire cela. C’est l’idéal que devrait viser chaque artiste. Tu l’as atteint, toi, même si pour cela tu te montres dur. Cruel, même. Surtout avec les femmes.

A elles en particulier tu n’épargnes rien. Sous ton pinceau les corps n’ont pas grand-chose à voir avec les chairs sensuelles des classiques. Impitoyable, tu te concentres sur les plis disgracieux, les masses affaissées, la cellulite même. La cellulite en peinture : quel tabou ! Il paraît que tu invites tes modèles à trouver les poses exhibant cela : les poils, les cuisses marbrées de reflets incertains, les vergetures tirant sur le vert, le gris, le marron. Les ombres douteuses. L’outrance. La saleté. Avant de venir je me suis offert le luxe d’un bain. J’ai suffisamment étudié ton art pour savoir quel genre de détails tu traques chez les filles comme moi. A ta place, je n’en ferais pas moins. Mais je n’y suis pas encore. A ta place.

J’admire, oui, j’envie le regard que tu portes sur le monde. Tes sous-entendus sarcastiques. Ton cynisme mordant. J’aime beaucoup moins, en revanche, la posture dans laquelle tu t’enfermes depuis quelques années. Le réalises-tu ? J’ai lu tes écrits, tous. Tu clames vouloir saisir l’insaisissable, peindre ce qu’il est le plus difficile et risqué de peindre, capturer les nuances impossibles. Quelle prétention, quelle vanité ! Saisir l’insaisissable : te prendrais-tu pour Dieu ? Je parie que tu es de ceux qui répertorient méticuleusement toutes leurs œuvres quelque part, dans de petits carnets, afin d’assurer à la postérité qu’aucune d’entre elle ne tombera dans l’oubli. 

Quelle prétention, encore, lorsque tu te prétends anarchiste, honnissant la vie bourgeoise que tu peints avec une ironie délicieuse. C’est pourtant bien une héritière que tu as choisie pour épouse. Gabrielle Bernheim, la richissime veuve déjà mère de trois enfants. Où est l’anarchisme dans tout cela ? Ah ! Ainsi dévêtue devant toi je ne peux rien laisser paraître mais secrètement, je ris.

Et le courage ? Et la guerre, tiens, parlons-en. On n’a pas voulu de toi sur le front, tout juste a-t-on daigné que tu peignes le conflit. En bon soldat, c’est ce que tu as fais. Tu as peins la guerre avec toute ton ambition, ta prétention de coucher sur la toile l’indicible, celui qui pour toi se résume au gaz, aux fumées, à la mitraille. Comme si la guerre n’était que cela, les explosions, les bombes, boom ! Tu as dessiné la guerre comme un homme, te concentrant sur les machines, la mécanique, oubliant de regarder là où se cachent les vraies blessures. Celles-ci sont pourtant plus indicibles encore.

Je parie que comme tous les peintres tu te fiches de la vie de tes modèles. Je le lis dans tes yeux. Tu n’aimes pas beaucoup les femmes de notre époque, n’est-ce pas, celles qui aspirent à l’indépendance, alors pourquoi chercherais-tu à voir dans tes modèles autre chose qu’un corps à ta disposition ? Je vous connais bien, vous. Les artistes. J’ai posé pour Matisse, Bonnard, Vuillard. Certains m’appellent leur muse, mais je ne suis pas dupe. La plupart d’entre vous aiment cela, n’est-ce pas, le pouvoir de l’artiste sur son modèle. La pose, c’est une domination de l’homme sur la femme. Le peintre peut tout. C’est du moins ce que vous vous plaisez à croire, car avec le pouvoir vient le désir, inévitablement. Il arrive que l’étude des corps prenne un tour plus charnel. Combien de peintres, de sculpteurs, de graveurs ont-ils fait l’amour à leur modèle une fois le travail terminé ? D’une certaine façon, cela va de soit.

Mais le désir, parfois, naît des deux côtés de la toile. Qu’imaginez-vous ? Toi qu’imagines-tu qu’il se passe dans mon esprit, là, alors que je te regarde en train analyser mon sein, mon cou, mes reins, pour tenter d’en résumer la substance à l’aide de quelque pigments ? Penses-tu vraiment que c’est le vide, le néant, que je ne réfléchis à rien ? Je réfléchis, pourtant. Nos heures de travail me laissent tout le temps pour cela. J’analyse. Mieux : en suivant ton pinceau, le va-et-vient de ton regard, j’apprends. Car moi aussi je suis une artiste, vois-tu. Entendre cela te ferait sans doute hurler de rire, une artiste, quelle plaisanterie ! Et pourtant. C’est bien ce que je suis. Une artiste.

Il est sûrement plus commode pour toi d’imaginer que j’utilise l’argent que tu me verses pour nourrir une marmaille affamée, engeance issue de nuits douteuses dans les bas quartiers. Tristes fantasmes ! Si je pose pour toi et les autres, c’est uniquement pour pouvoir acheter mon propre matériel.

Oui, je peins. Depuis l’enfance, même.

J’ai appris avec un grand : Alfred Arthur Brunel-Neuville. Je suis la bâtarde de l’une de ses modèles. Il m’a prise auprès de lui lorsque ma mère est morte, par pitié plus qu’autre chose. Mais il m’a enseigné son art. Les techniques, les matériaux, les pigments : tout. Un jour il sera fier de moi. Car je serais célèbre, ce n’est qu'une question de temps. Je peindrai des hommes nus, leurs ventres distendus, leurs mollets affaissés, leurs sexes mous. Je peindrai des hommes avec un regard clinicien mais contrairement à toi, je n’oublierai pas que dans leur esprit, pendant la pose, se trameront des aventures et des rêves auxquels je n’aurai pas accès. Je songerai à cela et mes toiles n’en seront que meilleures.

Ah, ça y est, tu me demandes d’avancer un peu le menton, tendre la joue, desserrer ces doigts que tu juges trop fermes. Je sais ce que tu traques : le défaut. Je connais les imperfections de mon visage. La lourdeur de mes lèvres. L’épaisseur de mon nez. Je devine ton projet : tu vas me faire le regard perdu. Un peu bête, même. Je vais t’aider, vas. Je vais prendre l’air un peu niais, puisque c’est ainsi que tu désires me voir. On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. Rien n’est moins vrai. Pour les artistes, les yeux des modèles ne sont qu’une toile où ils projettent leur vision des choses et du monde. Pour toi, en l’occurrence, ta vision de la femme.

Avant que tu n’arrives j’ai eu le temps d’inspecter ton installation. Derrière moi tu as jeté un drapé aux reflets mordorés sur un panneau de bois. C’est un peu vicieux de ta part, mais très astucieux. A côté de la couleur chatoyante du tissu mon teint rosé paraîtra blafard, desservant ainsi ton propos. Et puis, peindre le drapé sera aussi l’occasion de faire preuve de ton talent, car il n’y a pas plus difficile que cela : interpréter le jeu de l’ombre et de la lumière, les mille et unes nuances qu’elles occasionnent sur les plis, les creux, tout cela dans une teinte unique sans pour autant qu’un seul reflet ne soit identique. Celui qui sait restituer cette infinie complexité est capable de peindre n’importe quoi.

Cela ne te posera aucun problème. Pourtant, je doute que tu accordes à l’exercice autant d’importance qu’autrefois. Il me semble que ton regard est un peu usé. Est-ce la vie de bourgeois qui affecte celle de l’artiste ?

Voilà que tu bailles. Je te sens fatigué. J’oublie que tu as près de deux fois mon âge. Ta femme doit t’attendre pour le dîner. Elle et ses trois enfants. J’ai tant de mal à t’imaginer en père. Comment es-tu avec eux ? Tu ranges ta palette sans m’adresser un mot, pas un regard. Tu m’as payée d’avance pour la semaine alors je reviendrai demain, mais enfin : pourquoi ne m’accordes-tu pas même un sourire ? Est-ce si difficile pour toi ? Ce n’est pourtant pas de l’indifférence, non. Tu es bien trop froid pour cela. Tu me fuis et, même si nous n’échangerons aucune parole, toi et moi savons parfaitement pourquoi.

A demain, l’artiste.

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