La boule...
plume-aiguisee
Je ne me souviens pas exactement du jour où elle est entrée dans ma vie. J'étais petite, ça oui. Cinq ou six ans. A bien y réfléchir, je crois que ça remonte à ma toute première peine au cœur. Je me souviens de cette douleur, ça oui. Que personne ne pouvait partager. Que personne même ne voyait. Ce n'est pas si grave la perte d'un grand-père pour une petite d'à peine 5 ans, si ? Si.
En fait je crois que ma vraie peine remonte à juste avant qu'il ne parte, Papy. J'avais fait un dessin. Je me souviens m'être appliquée. Longuement. Avoir pris un papier carbone pour retracer les traits de Riri, Fifi et Loulou sur ma feuille toute blanche, toi qui aimais tant leurs frasques. Et j'ai colorié tu sais. Je m'étais appliquée, sans déborder. Un exploit dont j'étais fière. J'avais même mis, je me souviens, de l'ouate sur les parties blanches pour que tu puisses sentir la douceur de leurs plumes de canetons, sur ton lit d'hôpital où je ne pouvais venir. Et je l'ai donné à Papa, qui venait te voir chaque jour. J'ai continué mes jeux insouciants d'enfants. Si j'avais su à ce moment-là que c'était mon dernier jour d'insouciance, j'en aurais sûrement retenu chaque miette, mais voilà les moments de bonheur, on ne les reconnait souvent qu'une fois qu'ils sont passés…
C'est le lendemain que mon monde s'est brisé. J'étais dans le bureau de mon père, là où il passait le plus clair de son temps quand il n'était pas au chevet de son père. Et juste attenant à son bureau, la salle de réunion où je dessinais souvent. Mon père, à son habitude, me dis d'aller là pour jouer, je n'y jouerais pas. Je passe le pas de la porte et je m'arrête, nette. Figée. Dans la poubelle à côté de la photocopieuse, une boule de papier froissé, dont la couleur rouge transperce. Je m'approche, incrédule. Mais je ne me souviens pas avoir fait des essais de mon dessin. Puis je déplie doucement la feuille, jusqu'à ce que la douceur de l'ouate ne m' explose au visage. Si j'ai fait un essai non concluant, je peux ne pas m'en souvenir, mais l'ouate…, l'ouate, je ne l'ai collée que sur un seul dessin…
C'est à ce moment précis que mon cœur s'est brisé, laissant s'échapper mon insouciance de petite fille. J'aurais voulu crier comme une furie dans le bureau de mon père, lui demander ce que mon dessin faisait là, pourquoi l'ouate ne caressait pas la joue de Papy, pourquoi les couleurs vives des canetons n'égayaient pas sa chambre ? Pourquoi ? Pourquoi ! POURQUOI ?!? Peut-être n'était-il pas assez joli pour lui apporter ? Peut-être Papy n'aimait plus les couleurs des neveux de Picsou ? Ou alors m'étais-je trompée entre les t-shirts de Riri, Fifi et Loulou ? Ce qui était certain, c'était le doute qui s'est insinué dans les brèches laissées par la fuite de l'innocence. En tous cas c'était ma faute, je le savais bien. Sinon, pourquoi Papa avait-il fait une boule de mon cadeau.
C'est là qu'elle est entrée. Sans faire de bruit, sans presque bouger. Elle s'est installée. Elle s'est assise sur mon cœur et l'a fait taire. Taire cette douleur qui me paralysait. J'ai posé mon dessin, ouvert, dans la corbeille. Je suis sortie de la salle de réunion et suis allée me réfugier à l'étage. Papy, lui, nous a quitté le lendemain. Emportant avec lui l'amour des siens et le cœur meurtri de l'une de ses petites filles à qui il coupait les cheveux dans la cuisine les soirs de réveillons. Après l'enterrement auquel je n'ai assisté, ce petit poids sur mon cœur est resté. Quelques jours plus tard, assise en classe de CP, je regardais par la fenêtre s'envoler une nuée d'oiseaux vers le Sud, et j'aurais juré voir le visage de Papy. J'ai senti les larmes monter, la petite chose m'a calmée.
Des années plus tard j'ai eu le courage d'en parler à ma mère. Et j'ai appris que mon Papy avait fait une rupture d'anévrisme, qu'au moment où j'ai fait ce dessin, il était inconscient, maintenu en vie par tous un tas de machines qui luttaient pour lui. Que c'était au dessus de ses forces pour mon père d'emporter ce dessin plein de vie et que ma mère, protectrice, l'avait mis en boule. Elle n'imaginais pas que je le trouverais.
Vous savez, Papy, il a connu la guerre, la vie dans les Camps, l'hiver 42 à Auschwitz et la marche de la mort. Il portait la rage de vivre en lui. La force de mourir aussi visiblement, car malgré tous les tuyaux qui le maintenaient en vie, toutes les machines qui pompaient pour lui, ce 12 octobre là, de battre, son cœur s'est arrêté.
Terriblement émouvant !
· Il y a presque 5 ans ·Louve
Merci Louve, parfois, rarement, on ouvre la boîte de Pandore, et on découvre adulte, une bribe d'enfance qui explique bien des choses ... j'en écrirai la suite sûrement, ce cette petite boule
· Il y a presque 5 ans ·plume-aiguisee
Entendu Plume !
· Il y a presque 5 ans ·Louve