La chute des graves (1)

anaxagor

PREMIERE PARTIE


Chapitre 1.

L'absurde et la nuit s'abattent sur la ville.

Une fine et froide pluie de novembre fait briller l'asphalte. Les passants ne s'attardent pas sur les trottoirs. Le vent promène les feuilles mortes. Il fait froid. On rêvasse alors de choses simples : un feu de cheminé, la chaleur brûlante d'un radiateur, un chez soi hérmetique et douillet pour se mettre à l'abri de cet automne qui ressemble à l'hiver. Bientôt, il fera nuit noire. Il n'est pourtant pas tard, c'est l'heure des sorties de bureau. Le ciel a déjà revêtu sa robe sombre, bleutée et sans étoiles. Il pleut. Les gouttes d'eau martèlent le rythme d'une musique triste sur les carreaux. Les gens sont de fort méchante humeur lorsqu'il fait mauvais temps. Ils n'aiment pas cela, ils recherchent la lumière dans les néons des vitrines de magasins. On klaxonne de partout dans l'embouteillage qui obstrue le boulevard et toutes les minutes, une longue guirlande de phares s'immobilise à un feu et son reflet trouble la dédouble dans les flaques noires.
Hélène, qui assiste à cette scène si ordinaire de la vie courante, frissonne. Par automatisme, elle relève le col de son manteau. Il ne fait pourtant pas froid à l'intérieur du café. Une douce tiédeur un petit peu moite dépose une fine buée aux coins des vitres. Hélène a une pensée futile, elle se dit que cette soirée annonce l'hiver approchant. Elle pense à cette saison qu'elle déteste et s'emmitoufle un peu plus encore dans ses vêtements, calant ses mains sous ses cuisses pour les réchauffer. Peu de temps après, Hélène libère une main et saisit la tasse fumante de café posée devant elle sur la table en formica. Elle se brûle les lèvres et la langue, attend un instant, la tasse Segafredo en suspension dans les airs, le regard vide, perdu dans le vide. Une deuxième gorgée, une troisième, la bouche en feu. Elle finit son café d'une traite.
Hélène observe pensivement le spectacle nocturne du boulevard. La même scène repasse en boucle en un enchaînement de répétitions et d'ennui. Toujours les mêmes bruits, la même cadence ralentie de l'embouteillage, les mêmes files de voitures, les mêmes passants sans visages… Beaucoup de monde en tout cas. Une ombre mélancolique, visible pour personne, traverse les yeux d'Hélène. C'est le capharnaüm au carrefour et les voitures finissent toujours par s'éloigner au plus vite dans la nuit froide.
« Ces gens s'impatientent car ils sont pressés de rentrer chez eux » pense Hélène qui n'a pas de chez elle. A cette pensée, elle entreprend de racler le dépôt de sucre resté au fond de la tasse. De l'autre côté de la rue, il y a des immeubles et Hélène regarde leurs façades s'illuminer progressivement par les fenêtres des appartements. La journée de travail est terminée pour des millions d'agglomérés qui, par ce temps exécrable et sans soleil, doivent maintenant bien se réjouir de gravir les étages pour retrouver femmes et enfants, ou, à défaut, animal domestique et téléviseur. Hélène, rêveuse maussade aux réveils brutaux, se fait ses petits films. Elle s'imagine dans le salon coquet d'un bel appartement de l'immeuble d'en face. Qu'y fait-elle ? Elle dîne, discute avec un mari attentionné, commente leurs journées de travail respectives puis pose un dessert au chocolat dans les éclats de rires des enfants. Deux charmants blondinets prometteurs qui auraient, mettons, quatre et six ans. Et après ? Après, augmenter le chauffage d'un cran, oublier qu'il pleut et s'asseoir dans le canapé pour regarder un bon film avec, en prime, le chat qui ronronne sur les genoux, un gros coussin pressé  contre la poitrine et une épaule rassurante pour poser sa tête.
Hélène esquisse un sourire d'abord paisible mais ensuite amer aux vues de ces clichés naïfs et idiots qui ne ressemblent en rien à sa vie. Très vite, l'esprit d'Hélène dégringole de l'appartement rêvé du cinquième étage au rez de chaussé blafard du bistro. La voilà profondément triste maintenant. Quelques secondes de vie illusoire lui redonnent le sourire pour un instant et aussitôt après, la réalité la rattrape et se fige dans sa mauvaise mine de novembre. Quelque chose de lourd et de dur se loge dans la gorge d'Hélène, ses lèvres se tordent dans une crispation douloureuse et ses ongles entrent dans sa chair.
Hélène s'en veut de s'inventer des histoires de princesses. Elle se dit qu'elle devrait avoir passé l'âge et que cela ne la mènera nulle part de toute façon. Elle est en colère contre elle-même. Elle se dit que ses rêves ne sont que des illusions, de grotesques scénarios montés de toutes pièces, rien que du faux, du toc, du vent. La vérité qu'elle retient dans un sanglot étouffé, c'est cette chaise inoccupée en face d'elle, l'indifférence du monde qui l'entoure et surtout tout le reste qu'elle cache et qu'elle enterre.
Sa tasse de café vide semble lui suggérer qu'il est temps de payer et de ficher le camp de là. Hélène a la vue qui se trouble mais comme d'habitude parce qu'il le faut bien, elle reprend sur elle, essuie ses yeux d'un revers de manche, renifle une fois ou deux et part nerveusement à la recherche d'un peu de monnaie au fond de ses poches. Il se fait tard, le café est désert.. Une télévision fonctionne dans l'arrière-salle. Hélène reconnaît la musique stressante du générique du journal de vingt heures puis la voix de la journaliste. « Mesdames et messieurs, bonsoir. Au sommaire de l'actualité de ce jeudi : un terrible accident… » Hélène se lève paye et s'en va.
Une fois sur le trottoir, Hélène se demande où est-ce qu'elle va manger ce soir. De toute façon, elle n'a pas faim. Tout ce dont elle est sûre, c'est qu'elle n'ira pas dîner à l'hôtel.  Elle ne le supporte plus cet hôtel, ni son patron qui passe son temps à gueuler sur l'employé. Simon. Cela doit être son prénom qu'elle discerne entre les injures. Un hôtel gris et fané. Minable. Hélène a d'ailleurs résolu d'y passer le moins de temps possible. Juste y dormir. Juste tenter de trouver le sommeil dans ce lit qui lui fait faire de si mauvais rêves.
Hélène n'est attendue nulle part et dans cette même logique, elle n'attend personne. Abandonnée, elle se sent désespérément libre de la direction à prendre. Gauche ou droite, elle n'en sait rien, dans les deux cas elle le regrettera car Hélène regrette toujours ce qu'elle fait. Mais il faut faire un choix ou s'en remettre à la vie qui décidera pour elle. « Si j'étais un âne, incapable de prendre d'initiatives et bien je resterai planté là, jusqu'à ce que mort s'ensuive. » Hélène a alors des visions de police-secours, de Samu, de badauds attroupés autour de son corps et elle se demande qui viendrait assister à son enterrement. Un frisson d'excitation la parcours. Puis, réalisant que son décès n'engendrerait que l'indifférence la plus totale et supposant avec douleur que les personnes souhaitées n'y seraient pas et que de toute façon, étant morte, elle ne le saurait jamais, elle sent les larmes monter aux yeux. Il fait vraiment très froid. Hélène part vers sa gauche.
A quelques centaines de mètres de là, elle pénètre dans une brasserie bon marché, mange à peu de frais, sans faim et vite parce qu'elle n'aime pas manger toute seule, puis elle regagne son hôtel, assez tard dans la nuit après avoir errer, seule, au hasard, évitant sur son chemin les clochards et les ivrognes.


                                                ***

    Il doit être deux ou trois heures du matin et Hélène ne dort toujours pas. Il y a une demi heure, elle a vomi tout son repas dans les WC de sa chambre, peu de temps après avoir regardé sur la minuscule télévision la moitié d'Orange mécanique. Les scènes de viols orchestrées de musique classique ne sont pas passées. Hélène éprouvait pourtant une certaine lassitude et une certaine fatigue en se couchant, mais une fois la lumière éteinte et son corps étendu sur le lit, elle n'a pu fermer l'œil. Elle se sent nerveuse et quelque chose de violent monte en elle, irrésistiblement.  Elle rabaisse ses paupières sur ses yeux, fait un effort, pour ne penser à rien et rester immobile mais le sommeil ne veut pas venir et ne viendra peut être pas. Non, rien à faire, c'est encore une nuit blanche qui s'annonce. Elle soupire, seule dans ce lit qui n'est pas le sien. Les bruits de la ville et son bourdonnement lointain lui parviennent en sourdine. Les ombres froides restent figées sur le papier peint. Quelques rayons de lune, filtrés par les persiennes de l'unique fenêtre répandent une lumière malade dans l'obscurité de la pièce et s'endorment là, ternis et mornes sur le mur de la chambre. Hélène se retrouve claquemurée dans quinze mètre carrés de mélancolie bleutée.
    Pas un bruit dans l'hôtel endormi, mis à part l'eau qui circule dans la fonte du radiateur. Enervée et agacée par sa propre insomnie, Hélène donne un violent coup de poings au matelas. Elle s'agite, remue, se tourne, se retourne, replace son oreiller pour l'énième fois sans parvenir à trouver de position idéale. Cette situation l'horripile au plus au point. Elle voudrait dormir, juste dormir, dormir. Oh, oui ! Dormir… Ne plus penser à rien, se laisser aller pour quelques heures de répit, se faire bercer par les bras de Morphée… « Luxe, calme et volupté… ». Elle se demande si Baudelaire aussi était insomniaque. Elle n'est pas trop exigeante cette fois : juste dormir… Dormir, pour avoir une petite parenthèse de vacuité pure dans l'enchaînement du marasme de ses pensées.
    Un lit grince à l'étage du dessus. Les ressorts gémissent. Hélène respire fort, une fois, avant de retrouver une quiétude tout à fait relative. Mais elle est assaillie de penser qui lui font du mal. Hélène entame de nouveau l'une de ses périodes où penser n'est qu'une torture vaine et inévitable. Hélène essaye de faire le vide dans sa tête encombrée de mille pensées qu'elle sait dangereuses. Elle se voit immobile dans son lit. Une lumière spectrale de pleine lune confère à sa peau nue une pâleur phosphorescente et comminatoire. Hélène a l'impression d'être une morte. Elle s'endort.

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