La chute des graves (5)

anaxagor

Chapitre 3.


    La salle de restaurant est comble. On s'agite et on frôle la crise de nerfs en cuisine. Des serveurs se croisent sans arrêt, des piles d'assiettes et de plats sur les bras. On refuse du monde à la porte, c'est complet. Les clients refoulés ravalent leur déception en même temps que leur salive, papilles gustatives frustrées et estomacs aux abois.
    Hélène consulte la carte qu'un charmant jeune homme un peu guindé lui a tendue dans un « Tenez, madame » vibrant de respect et d'affabilité. La course aux pourboires à ses exigences protocolaires.
    Pendant que Judith explore les merveilles d'un menu qu'elle semble déjà connaître, Hélène s'efforce de contenir l'ivresse de cette invitation inespérée et tellement étourdissante.
    Elle ne sait pas quoi prendre et n'ose pas se prononcer sur le choix du menu étant donné que ce n'est pas elle qui paiera l'addition. Le restaurant est côté au Gault et Milliau ainsi qu'au Bottin Gourmand mais elle s'en fiche puisque Judith est là, devant elle et rien qu'avec elle.
    Elle hésite sur le foie gras et admire le menu à trente euros. Elle prend soigneusement en considération le pavé de bœuf braisé qu'une dame assise à la table voisine semble déguster avec une délectation affichée. Mais le steak tartare doit lui aussi être très réjouissant pour le palais. Elle remarque que la dame d'à côté ne touche pas aux pommes frites de son assiette et cela la scandalise. C'est que Hélène adore les frites, bien plus que les petits légumes délicats qui s'avalent sans joie en quelques bouchées ternes.
-    Les frites, ça au moins c'est de la mauvaise graisse, pense-t-elle.
Consécration suprême pour toute pomme de terre que de finir en frites. C'est vrai, quoi ! C'est tout de même que les pommes de terre à l'eau. Pardon, « en robe des champs » qu'il faut dire pour que cela ait l'air plus avenant. Mais tout de même, quelle tristesse que les pommes de terre à l'eau. Terne légume bouilli, fade et sans éclat, plus long à éplucher qu'à manger. A ce sujet, elle se rappelle les quelques fois où elle allait déjeuner chez sa grand-mère. A chaque fois, car elle n'y coupait jamais, c'était pommes de terre à l'eau au menu. Comme ce choix culinaire ne la ravissait jamais, elle avait l'habitude d'entreprendre une difficile alchimie censée métamorphosé le morne tubercule ébouillanté en une délicate purée pleine de beurre.
Hélène se demande si les frites peuvent être servies avec tous les plats ou non. Elle redoute de se retrouver devant une poêlée de haricots verts ou devant une jardinière de légumes en tout genre. La question la préoccupe. Un sujet futile permet toujours d'en évincer un plus important et plus dur à vivre comme de se retrouver face à Judith pour s'expliquer sur sept ans d'absence, par exemple.
Cependant, sa fixation stupide sur les frites continue. Elle se sent un besoin irrépressible d'en avoir d'en son assiette. Elle les veut dorées, croustillantes mais pas trop cuites, salées à point. Sa fixation frôle la monomanie.
Elle avait oublié qu'elle avait été enfant et gourmande à la fois, raffolant de frites, de coca et de chocolat. Aujourd'hui, alors qu'elle effleure sa joue de sa main, elle fait buter ses doigts sur des pommette trop saillantes. La petite fille solaire et potelée d'autrefois a désormais les joues creuses et le teint blanc. Et son ancienne splendeur facile et fragile du jeune âge flamboyant s'est mutée en une sorte de beauté plus profonde et indélébile émanant du plus profond de son être.
Judith remarque l'absentéisme chronique de Hélène et la scrute par dessus le menu.
-    A quoi tu penses ?
-    A rien. Des vieux trucs. A des jolies choses de quand j'étais petite fille.
I    Judith ne dit rien mais elle du mal à s'imaginer que cette femme devant elle ait un jour pu être une petite fille rieuse et espiègle qui aimait jouait à la poupée comme la plupart des petites filles. Sept ans auparavant, elle y aurait peut être cru, mais plus maintenant. Hélène a beaucoup changée.
    Judith sourit à Hélène. Hélène renvoie ce sourire à Judith. Judith pose sa main sur celle de Hélène. Ce geste bouleverse Hélène.
    Une décharge affective et de bonheur la submerge. Cette main chaude et aimante sur la sienne, ce contact physique et intime de mains qui se touchent dans un élan d'attachement et de tendresse, c'est plus que ce que Hélène n'aurait jamais osé espérer de la part de Judith aujourd'hui. La séduction de ses doigts sur ses doigts, sa peau sur sa peau était autant un gage d'affection que la transmission silencieuse de sentiments trop forts pour les mots. Quelle chose infime et pourtant si extraordinaire qu'une main plein de bienveillance et d'amour posée sur la sienne comme une parole d'amour qui n'est pas dite. Il y a des moments où le silence se suffit à lui-même.
    Malgré la marée montante de nourritures, de vaisselles, de clients et d'employés qui se meuvent dans la forte houle hôtelière, un serveur parvient à accoster à leur table. Son intervention impromptu interrompt le dialogue secret des deux femmes.
Par pudeur ou bien par réflexe, parce que cela est encore assez mal vu, Judith retire d'un geste rapide sa main de celle de Hélène. Puis, elle la retire jusque sous la table, histoire de disculper totalement la coupable aux yeux du garçon qui s'est peut être douté de quelque chose.
Le jeune homme, maigre comme un garçon de café, prend les commandes et rassure Hélène sur la délicate question des pommes frites. Elles choisissent toutes deux le pavé de bœuf. Côté cuisson : saignant, presque bleu pour Judith, à point pour Hélène.
-    J'ai du mal à manger de la viande qui baigne dans le sang, explique-t-elle. Ca me révulse.
Judith ne se rappelle pas cette exigence culinaire de Hélène mais au fond, elle a pu oublier.
Le préposé aux commandes et livraisons gastronomiques s'empresse de tout bien noté dans son carnet et s'en va promptement à l'autre bout de la salle comble, slalomant entre les tables et ses collègues surmenés.
Un nouveau silence, parasité par les cliquetis des couverts sur la faïence et par le bourdonnement ambiant et bavard du lieu, s'installe entre Judith et Hélène. Chacune à l'écoute subtile du silence assourdissant de l'autre, ni l'une ni l'autre ne sachant le briser, ni l'une ni l'autre ne sachant quoi dire mais toutes les deux hésitantes et mal à l'aise. En particulier Hélène que l'on jurerait assise sur des chardons ardents.
Au bout d'un moment, les banalités courtoises font bonne figure :
-    La déco est plutôt sympa, non ? Tu ne trouves pas ? Je viens souvent ici pour le boulot, avec les autres metteurs en scène ou producteurs…
-    Mouais, pas mal. C'est voulu tout ce rouge partout ?
-    Je sais pas. C'est peut être une bonne couleur pour un resto spécialisé en viande. En ce qui me concerne, j'aime bien le rouge.
-    Ca peut te passer très vite…
Après avoir fait le tour du chapitre Art et Décoration, Judith s'empresse de revenir aux choses sérieuses. Elles ont terminé les chèvres chaud, après les hors d'œuvres, c'est toujours au tour du plat principal.
-    Hélène…
-    Oui ?
-    Pourquoi es-tu revenue ?
La question est brusque, l'intonation plus sévère que complice, plus inquisitrice que bienveillante. Il n'en fallait pas moins pour que l'ambiguïté s'installe entre elle deux, avec sa suite de non-dits criants, de secrets inavoués et de sentiments contraires et en difficulté.
Judith revient à la charge, son verre de vin à la main, interrompue dans sa trajectoire.
-    Alors ? Pourquoi es-tu revenue ?
-    Je ne sais pas. Je n'ai pas eu le choix… Il fallait que je revienne… C'était ça ou alors… Enfin, je…
-    Quand même, Hélène, je ne comprends pas.
-    Mais qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Ca t'emmerdes de me revoir ? Qu'est-ce que tu ne veux pas comprendre Judith ? Que c'était la seule solution que ma petite tête d'idiote ait pu trouver au bout de sept ans ? Que ça comptait pour moi de te revoir ? C'est ça que tu ne comprends pas ? Hein ! Dis-moi, c'est ça ? Ou bien tu ne veux pas comprendre qu'autour de toi, il y a des gens dans la merde à tel point qu'ils se noient dedans et qui par espoir aberrant se disent que peut être quelque part quelqu'un peut les aider ! Dis-le ! Dis-le, Judith, si tu le penses ! Dis-le que tu m'avais rayé de tes plans ! Et dis-le que ça te dérange que je sois là ! Dis-le et je repars tout de suite et tu n'entendras plus parler de moi !…
-    Hélène, arrête !… Ne dis pas des choses comme ça ! Pas à moi, Hélène ! Pas à moi ! Et puis… Et puis ça sert à quoi de toujours vouloir s'en aller quand ça va pas ?…
Judith est affolée, désorientée, prise de court et suffoquée par cette hystérie soudaine.
-    Hélène, regarde-moi… Comment peux-tu me dire à moi que tu ne compterais pas pour moi ? C'est odieux et tu n'as pas tellement le droit de me dire des choses pareilles. Fais un effort, Hélène ! Rappelles-toi, reviens en arrière et regarde ! Est-ce que tu ne comptais pas pour moi ? Fais le calcul et compte le nombre de choses auxquelles j'ai renoncée pour que se soit enfin possible de t'aimer… Nous nous aimions, Hélène… Nous étions heureuses ensemble et je t'aimais…
Hélène baisse la tête vers son assiette. De là où elle est, Judith ne peut voir que les deux parfaits arcs de ses sourcils froncés. Hélène promène un bout de viande au bout de sa fourchette sans se résoudre à le manger car elle n'a plus faim.
-    Et maintenant, c'est fini… C'est ça ? Tu ne m'aimes plus… Je n'ai plus rien à attendre de toi… C'est ça ?
-    Non, c'est pas ça. Mais les choses ont… changées. Sept ans, c'est long, il fallait s'y attendre.
Mais Hélène ne s'y est pas attendu. Elle n'a jamais voulu croire ce qu'elle avait toujours su, c'est à dire qu'il y avait un avant et un après.  
    Elle se sent mal, écœurée, déçue. Elle regrette d'être venue, elle n'aurait pas du. Elle n'est plus utile pour personne et voilà que maintenant elle s'entête à ennuyer les gens qui ont pris, sans trop de mal, l'habitude de se passer d'elle.
Son appétit s'est envolé, mais de toute façon elle serait d'humeur à se laisser mourir de faim. Son désir enfantin, et finalement très niais, de manger des frites s'est muté en un dégoût profond qui lui donnerait presque la nausée. La pression douloureuse monte en elle, elle est prête à s'écrouler. Elle fixe un pli de sa robe pour ne plus regarder, n'y voir, Judith et tout ce rouge hideux, mais surtout pour qu'on ne puisse remarquer dans l'expression de ses yeux quelle tristesse incommensurable se retient de couler à la frontière sombre de ses paupières gonflées. Elle a besoin d'air. De l'air, de l'air… Le lieu l'oppresse et les murs érubescents l'enserrent comme un étau jusqu'à lui faire éclater la tête.
Son corps asphyxié oppose à la situation une pulsion agressive qui tend au maximum ses nerfs prêts à sauter.
Judith est terrifiée, elle ne discerne rien de ce qu'elle aimait autrefois chez Hélène. Cette femme est devenue une étrangère à ses yeux. Elle la dérange. Cependant, dès que leurs yeux se croisent, dès que le regard de Judith plonge dans les deux claires émeraudes de Hélène, tout redevient envisageable.
-    Pardonne-moi, Hélène, lui dit-elle tout en reprenant sa main rétive. Je suis désolée si je t'ai fait de la peine, mais il faut me comprendre aussi et si cela n'est pas facile pour toi ça ne l'est pas pour moi non plus. Tu n'es plus tout à fait la même, p'tite puce, il va falloir que l'on si fasse toutes les deux.
« P'tite puce » fait sourire Hélène malgré elle, c'est un terme affectueux, donc toujours bon à prendre. Elle regarde Judith de ses deux grands yeux gris adorables mais conserve son silence afin d'exprimer un reproche malheureux. Il y a des fois où elle en voudrait à la terre entière mais elle sait bien que la terre, même dans sa totalité, n'y est pour rien dans son échec.
Judith poursuit :
-    Tu sais que tu pourrait jouer Phèdre aujourd'hui ? Si elle devait ressembler à quelqu'un dans ce restaurant ce serait toi.
-    Et alors ?
-    Il y a sept ans, si je t'avais vue jouer Phèdre j'aurais cru à un exercice de contre-emploi, de composition. Mais aujourd'hui, Phèdre, c'est toi.
Hélène hausse les épaules et soupire. Elle sait que Judith a raison mais ce contente de rétorquer d'un ton acerbe :
-    Qu'est-ce que ça peut me foutre vu que je ne suis pas comédienne.
-    Tu l'es.
-    Je ne le suis plus. Ok ?
Un silence encore. La voisine de la table d'à côté s'inquiète pour sa fille qui veut se faire percer le nombril alors qu'elle n'a que treize ans et trouve étrange que son fils aîné de vingt ans n'ait jamais ramené de petite amie à la maison, pire elle ne lui soupçonne aucune relation avec une fille et il évite le sujet.
-    Il est trop à ces études de droit, dit la dame.
Judith a la brusque envie de se retourner et de lancer la réplique qu'elle gardera pour elle :
-    Madame, selon toutes probabilités, votre fils est gay ! Il n'y pas de quoi fouetter un chat.
Hélène quant à elle, n'écoute pas les bavardages alentours, elle est perdue et concentrée dans ses pensées. Elle a besoin de parler mais elle n'y arrive pas. Et puis ces putains de souvenirs de merde qui reviennent et passent en boucle et cette terrible et épouvantable sensation d'être prisonnier de sa propre carapace.  Hélène se laisse glisser dans l'abîme des non-dits avec en même temps le désir paradoxal d'en finir avec eux.
-    Hélène, si tu veux que je t'aide, il faut que tu me parles, il faut que tu me dises tout ce que je dois savoir, sinon, je ne peux rien pour toi.
-    J'ai besoin d'air, il fait trop chaud ici, trop de bruits, c'est infernal…
-    Tu veux sortir ? Allez, viens, marchons un peu comme avant et moquons-nous du froid et de la pluie.
Dehors, la neige s'est muée en boue terreuse. Elle n'amuse même plus les enfants.


Signaler ce texte