La Cité sans âmes

valfables

Quand il ouvrit les yeux, aucun souvenir ne lui revint.

Il n’y avait que le Vent, violent et glacial. On y devinait emporté par son souffle des fragrances toxiques, aussi répugnantes que de la charogne en putréfaction ! Le ciel était gris, pas de nuages, une lumière ténue, aussi blafarde que les brumes balayant le sol. Reprenant un semblant d’esprit, il parvint à se relever et s’aperçut qu’il n’était couvert que d’un haillon semblable à un linceul.

Plus étrange, dans une trouée du brouillard, fut le pont constitué de pierres blanchâtre auquel désormais il fit face sans même avoir eu l’impression de s’y être avancé. La rivière passant au-dessous n’avait pas de débit ou très lent. L’eau était épaisse, clapoteuse, sale avec des reflets pourpre des plus laids. Une odeur de fer en émanait.

Mais ce qui attira son regard fut l’être à l’autre bout du pont. C’était mystérieux car l’individu lui tournait le dos, semblant veiller le côté de ceux l’ayant déjà franchi ; cela lui sembla sans logique. À vrai dire c’était angoissant.

Puis une terreur sourde tapa sur ses tempes quand il découvrit plus loin le lieu dont son gué séparait…

… Une cité !

Nébuleuse vue d’ici et cernée d’un mur d’enceinte implacable, sombre, repoussant et brutal.

Sa volonté lui désobéit soudain… Il emprunta le pont.

*

- Qui es-tu ? Lui susurra d’une voix étouffée l’être se détournant toujours de lui.

- Je, je ne sais plus ! C’était horrible à dire mais il n’avait plus aucun souvenir. Il savait (comment, aucune idée) avoir gardé sa personnalité bien qu’il n’en était plus vraiment l’incarnation.

Cela ne le découragea pas et il fut déjà à hauteur de cette gardienne.

- Âme sans mémoire, voilà donc ton nom. Le mien est Modgud, Modgud la furieuse, et je t’assure que nul ne peut passer outre ma vigie. Je n'en éprouve rien d’autre, crois-moi, rien d’autre que de la tristesse.

Compassionnel il osa alors la contourner pour la découvrir, les yeux dans les yeux !

Eut-il un mouvement de recul ? Peut-être imperceptiblement. Il faut dire que le regard de Modgud était immaculé, ses pupilles blanches se fondant sur un œil tout aussi embué de glace ! Elle était jeune, belle aussi, mais sa bouche écumait d’une salive épaisse et continue. Vêtue d’une longue robe de couleur neige, aucune chaleur ne semblait animer son corps rigide et inerte.

Quelque chose de désarticulé… Voilà la seule description lui correspondant comme si elle avait été… reconstituée ! Mais de quoi... Elle n’était pas effrayante mais une sensation de dégoût accompagnait quiconque l’observait.

- As-tu assassiné ? As-tu volé ? As-tu été lâche ? As-tu profané ?

Elle cracha soudain cette litanie de questions mais n’en attendit apparemment aucune réponse. Elle eut un gloussement malsain découvrant des dents jaunes et une langue épaisse d’où s’écoulèrent des miasmes accompagnés de glaires noires.

- Vas maintenant. Elle te répondra, là-bas dans sa cité. Nos routes ne se croiseront jamais plus !

Plus rien ne fut dit et il obtempéra.

Etait-ce une larme ou un cristal de glace qui se détacha sur sa joue quand elle suivit du regard cet étrange homme ? Qui aurait su le dire…

*

Une mélopée sourde s’éleva violemment dans les airs.

Oui là tout prés, envahissant jusqu’aux tréfonds de l’âme celui là même qui aurait été atteint de surdité. Cette lamentation tournoyait dans l’air vicié du dehors tel un borborygme déchirant. Ces vociférations de cris, d’hurlements, de pleurs, de colère, de haine, de gémissement et d’éclats de sanglots se joignaient tous en une supplique démente, chavirant le cœur de la plus brutale souffrance, son ressac flétrissant toute humanité s’y cachant encore.

Pourtant il y avait là une attirance terrible et fascinante : savoir, voir, témoigner de l’outrage d’un royaume n’ayant aucun sens. Une attraction que ressent le suicidé pendant sa chute, la victime du meurtrier quand la vie le quitte, le malade sentant le mal prendre son dernier souffle, le lâche sombrant dans l’aliénation de ses parjures et de sa culpabilité…

C’était tout cela à la fois !

 

Juché dans les airs tel un spectateur voyeur et indécent, aucune volonté n’aurait pu faire détourner le regard du macabre et fantasmagorique drame se jouant en cette cité damnée, là plus bas !

Une fois la vue accommodée à l’atmosphère de souffre, on commençait à apercevoir des formes déambulant de manière grotesque dans son parvis démesuré. Pourtant à y regarder de plus prés, ce champ de bataille n’était pas le lieu d’une joute épique, non. Ou alors du combat il n’en demeurait plus que les déchus et les occis et de guerre il n’en restait plus aucun héros.

Mais quelles étaient alors ces légions grouillantes suivant pour les unes des chemins imaginaires, d’autres s’éparpillant chaotiquement, d’autres encore agonisantes, disparaissant presque dans la boue humide d’un sol brumeux et spongieux ? Là des assassins poursuivaient toujours leurs basses œuvres déchirant la gorge de leur victime ! Des mères s’ouvraient le ventre pour avorter à mains nues leur progéniture sanguinolente ! Des pendus se trainaient au bout de leur corde quand des pères violaient les cadavres de leurs filles ! On se mutilait, se crevait les yeux, s’arrachait le nez et les oreilles, s’étouffait de liqueurs toxiques et tant d’autres supplices… Et pourquoi ces femmes s’arrachaient-elles les ongles avec leurs dents, paroxysme de la folie !

 

Soudain un glas puissant, incroyablement fort, massif, d’une ampleur monstrueuse tétanisa les cohortes de damnés ! Ceux dotés encore des sens, rois parmi ses martyrs, s’hypnotisaient face à un rivage de ce qui ressemblait à une mer polluée au loin…

Un ponton souillé d’ordures, unique seuil de la ville, y menait jusqu’à l’embarcadère d’un navire à l’aura sordide : l’échappatoire à cette barbarie concentrationnaire ?

Son gardien en déniait l’espoir : la peau nécrosée, ce colosse au visage porcin portait une balafre effroyable, en fait son sourire ! Hurlant quelques ordres brutaux, il surplombait la cale avant du navire qui sans cesse vomissait un flot de cadavres humains s’échouant sur la grève comme des bouts de bois vermoulus ! Armé d’un fouet immense qu’il faisait claquer, il découpait les corps, décapitait les têtes, ouvrait les ventres et fendait toute chair.

Il jouait de son cor annonçant chaque nouvelle curée à venir. Ce nécrophile, rejoint par une cohorte immonde d’êtres à la peau noircie par les flammes les couvrant, arrachaient alors les ongles de ces victimes ! Et à regarder de plus prés le sombre Naglafar, tel était le nom de cet obscène bâtiment, l’horreur était totale, celui-ci étant recouvert d’un nombre incommensurable d’ongles… et combien en faudrait-il encore pour que son œuvre maléfique soit achevée pour l’engager sur le Styx menant à de pire lieux de souffrances encore !

Hrym, le barreur démoniaque, meuglait ainsi comme un taureau malsain, ses yeux écarlates et hilares s’amusant de voir fuir certains suppliciés…

 

… Ceux-là alors d’entendre un miaulement sournois au-dessus d’eux. La chose-qui-vole, sorte de créature ailée, comme un chat jouant avec sa proie vous toisait déjà de ses yeux ophidiens et de son bec acéré. C’était là l’animal du démon… un avaleur de cadavres !

Paré de plumes huileuses et noires, effrayantes appendices capables de créer les vents les plus puissants, il vous rabattait à ses serres, terrifiantes griffes coupantes et assassines… desquelles il déchirait d’une violence inouïe les damnés en morceaux de viande infectée par son poison !

 

Non, dans la cité des enfers, il n’y avait jamais d’issues…

 

Les vivants redoutaient-ils vraiment cette morbide légende à laquelle ils prêtaient foi ? Et s’imaginaient t-ils ainsi l’enfer ?

Hel haussa les épaules.

- Des Fables et des Comptines…

On ne distinguait qu’à peine celle qui avait brisé le silence d’une voix suave mais aux intonations malsaines. Il n’y avait que pour en dessiner le linéament la flamme aussi fragile qu’une vie se reflétant dans son miroir. Doucement, y apparut alors une femme envoûtante, étrange, d’une beauté glaciale, oui, belle mais sans charme…

Une étoffe à la trame grossière et aux points de croix sans ordres en couvrait une partie. D’ailleurs le miroir ne dévoilait pas plus que la moitié de la grande Dame s’y mirant. Courant d’un genou délicat apparaissant au travers d’une lourde robe pourpre jusqu’à son cou gracile, la femme rit soudain repoussant les mèches de ses cheveux lui cachant le visage.

Et, à l’instar de son inquiétant rire enfantin, elle regarda son visage de petite fille maligne. En fait non, elle était d’âge mure… ou plutôt elle n’avait pas de prise sur le temps ! Oui, le grain de sa peau ne semblait pas réel. Elle était envoûtante et repoussante à la fois. Attirante, elle asséchait pourtant tout désir de la posséder, son regard devançant le fou qui aurait eu une telle mauvaise intention…

Son œil était trop rude, trop dur, trop perçant, trop sûr, trop fixe… elle ne battait pas des cils : en fait son œil était mort, sa pupille sans plus de vie !

Elle rit à nouveau d’un sarcasme sans joie repensant à la vision infernale de son invité.

Il n’allait pas tarder à arriver et elle s’admira une dernière fois comme une jeune fille pour aller à un bal…

*

Les enfers n’étaient pas ici tels que les légendes terrifiantes les décrivaient alors.

Il n’y avait trouvé que le vide, la solitude, la pierre froide et grisâtre de cette citée démesurée et le bruit sourd de ses pas contre le marbre veiné de fêlures noires et pourpres des rues. Allant hagard sans trouver son chemin, il était parvenu à une sorte de tour massive, seule forme distincte dans ce dédale de voies sans fin ni issues.

Un escalier cyclopéen en pourfendait l’entrée et il en avait entrepris l’ascension, peut-être dans l’espoir de quitter ces bas-fonds pour un au-delà, forcément plus en haut…

Parvenu à l’étage le plus élevé, il entendit le chuintement doux d’une cascade d’eau crevant le plafond de verre sale et couvert de feuilles mortes au-dessus. Plus étonnant était là un Saule à l’écorce vieillie du poids des âges dont les branches s’écroulaient presque jusqu’au sol, certaines mêmes se mêlant à ses racines décelant les dalles de marbre le soutenant ! Un rai de lumière auréolait l’arbre et le bord du bassin l’accueillant. Et, une nouvelle fois, un être couvert d’une cape et sa houppelande y était assis, semblant l’attendre !

- Pardonnez-moi, mais…

Un rire enfantin, quoiqu’aux intonations trop sournoises pour qu’il soit innocent, lui rendit un instant l’espoir de sa croyance mais il dut bientôt renoncer là à cette foi trop vite incarnée !

Alors l’être, dans un étrange ballet où horriblement le corps n’épousa pas le mouvement de la tête, se dégagea de sa posture et de la houppe de sa cape pourpre. La lumière ne dévoila que la moitié de son visage… C’était une femme.

La commissure visible de ses lèvres peintes d’un bleu nuit esquissa un curieux rictus et sa paupière poudrée d’ambre se souleva brusquement. Un regard séduisant non pas par son charme glacial mais par l’attraction puissante qu’il exerçait pénétra l’âme de l’égaré face à elle.

- Qu’importe ta question… Si tu es capable de m’aimer, ce lieu sera si féerique que même les Dieux envieront notre intimité !

Alors soudain sa mémoire se ranima dans un souffle.

Il sut que c’était là son dernier, retenu par les lèvres de celle seule capable de le lui rendre : la Mort !

Il était mort !

Il n’eut que des brides accélérées de son existence, alors vivant, mais tout cela était passé comme passe toute vie. Alors c’était ainsi…

Un instant il y trouva presque du réconfort. Un instant seulement car la cape de la créature se relevant pour s’offrir à lui avait glissé à ses pieds, en dévoilant l’apparence et la moitié demeurée jusqu’à là invisible :

Aucun esprit sain n’aurait pu supporter cette vision !

Cette moitié n’était qu’un corps putride, malade, nécrosée, en décomposition, sans formes ou alors comme empilées de morceaux de chairs flasques, difformes et grotesques ! Remontant au-dessus de ce qui semblait être son autre genou, on pouvait y voir l’os de la cuisse s’y emboîtant, rattaché par quelques ligaments horriblement mis à nus. Sa robe pourpre se confondait avec le sang noirci s’y étant écoulé, l’un de ses seins s’y dévoilant ; boule purulente d’écrouelles et de graisse pustuleuse… Mais comment affronter le visage de, de cette bête ! Une partie de la mâchoire s’ouvrait ainsi telle une balafre à vif sur la joue formant un rictus épouvantable. Et là, parmi quelques filets de cheveux semblant n’êtres que des cicatrices encore suintantes couvrant son front, un œil cruel, vil, maléfique et maladivement jauni le fixa !

Elle sentit qu’il ne l’aimait pas.

Alors Hel, première âme à avoir été déchue, hurla à la fois de la malédiction dont elle était la Reine mais aussi de la détresse insensée due à la souffrance de son état.

*

Il avait couru, comme nul n’a jamais couru.

Il avait rejoint le cloaque plus bas, rejoint la brume épaisse des rues humides aux murs cyclopéens, ternes et sans aspérités. Il s’était précipité dans le dédale d’étroites ruelles, prenant à droite, à gauche, revenant sur ses pas quand elles étaient sans issues. Mais il n’y trouva aucune porte, aucune demeure, aucun seuil à franchir ; il n’y avait là que des rues, innombrables, oppressantes, sans sens logique, sans repaires, sans cohérences.

Il fuit longtemps ainsi.

Puis il ne souvint plus vraiment quoi il fuyait.

Il était seul, si seul. Dans son existence passée, il n’avait jamais aimé et n’avais jamais été aimé. Il aurait pourtant à ce moment là était prêt à adorer la rosée d’une aurore se déposant dans des hautes herbes vertes. Il serait tombé en passion au vol d’un papillon. Il aurait voué son cœur au Soleil levant, se serait délecté d’une simple goulée d’eau si miraculeuse pour qui a soif de vie. Et il aurait aimé les siens, il aurait pleuré aux rires d’un enfant… Et pour un seul baiser il aurait donné son cœur même le temps d’un battement, un unique battement pour qu’un être lui échange son regard.

Cette… cette chose l’avait désiré.

Il l’avait repoussé comme il l’avait toujours fait. Désormais il serait seul fouillant chaque voie de ce lieu infernal sans début ni fin à la recherche d’un semblable. Mais il le comprit… Il n’y avait pas d’enfers, de démons, de tortures, de feu brulant à jamais les maudits. Non, il n’y avait que le Destin et ses méandres à emprunter.

Le sien l’avait mené à cette cité… sans âmes !

Et pour cause, laquelle pour se souvenir de lui et l’appeler pour qu’il trouve un autre chemin ? Pas une seule si ce n’est désormais la sienne… pour l’éternité errant avec sa peine !

Signaler ce texte