Monsieur Alfred

marilyn-pinklady

Monsieur Alfred

― Waouh ! C’est mon cadeau de Noël ? Paul, tu es adorable !

Louise s’extasiait devant les photos éparpillées sur la table. Toutes présentaient le même bracelet d’or et de lapis-lazuli, pris sous différents angles. Paul sourit et rassembla ses clichés.

― Malheureusement non. C’est un Anglais qui nous l’a ramené pour l’expertiser. Il prétendait être un héritier de Lord Carnavon. Figure-toi que selon lui, ce bracelet aurait fait partie du trésor de Toutankhamon.

― Oh ! Et toi, qu’en penses-tu, monsieur l’Égyptologue ?

― C’est très certainement vrai vu que le gars est mort deux heures après, un couteau planté entre les omoplates…

― La malédiction ? Elle court toujours ? Et toi… Tu n’as pas peur ?

― Un de mes anciens profs nous serinait à longueur de temps : « Si vous êtes superstitieux, mieux vaut vous intéresser à autre chose qu’à l’égyptologie. » Tu sais, toutes ces histoires ne sont que des légendes destinées à effrayer les pilleurs de tombes.

― Si tu le dis.

― Louise, on n’a jamais vu de momie se relever. Jamais. Tu ne risques rien.

― Bon, tant mieux parce que là, il faut que je sorte faire une petite course.

― Attends, je vais venir avec toi.

― Non, reste à étudier tes photos. Je n’en ai que pour cinq minutes.

Elle noua un foulard, l’embrassa et fila dans le couloir. Paul la suivit du regard. Il ne la connaissait pas depuis très longtemps et pourtant… Il soupira et se replongea dans ses clichés.

Quelque chose l’indisposait dans ce bijou. Il devait trouver quoi.

Une demi-heure plus tard, il se creusait encore la tête et Louise n’était toujours pas rentrée.

Elle avait peut-être rencontré une amie.

Quitte à attendre, autant se rendre utile. Paul fila dans la cuisine, prépara une boîte de nourriture pour chat et arpenta la terrasse.

― Pirate ! Pirate ? Si tu es dans le coin, je te conseille de rentrer. Pirate ?

Pas de Pirate en vue. L’appartement en rez-de-jardin n’était séparé de la rue que par une haie naissante et les buissons ne devaient guère dépasser la hauteur d’un genou. Un vrai bonheur pour un chat. Paul posa l’assiette au sol et appela encore. Pirate ne se montrait pas. Tant pis pour lui ! Paul laissa la terrasse éclairée, regagna le salon, consulta sa montre, vérifia l’heure à la pendule de la cuisine. Louise tardait trop. Il n’aimait vraiment pas ça. Il lui laissait encore un petit quart d’heure et il irait lui-même faire le tour du quartier.

Pour tromper son attente, il alluma la télé. L’écran afficha l’image en noir et blanc d’un vieil homme qui patientait dans un fauteuil en forme d’œuf, ce genre de siège très à la mode dans les années soixante-dix. L’homme pivota pour faire face à la caméra et fixa le spectateur.

― Ah ! Enchanté de vous rencontrer, monsieur Delacour. Je m’appelle Alfred. J’ai toujours su que nos chemins allaient se croiser. Pas vous ?

La coïncidence lui arracha un sourire. Delacour… comme lui. Paul fit un signe de la main au dénommé Alfred et sélectionna une autre chaîne. Un écran noir s’afficha. Un court instant. Et Alfred réapparut.

― Eh bien, monsieur Delacour. On dirait que ce plaisir n’est pas partagé. Voyons, voyons…

Alfred se leva et avança. Son visage prenait tout l’écran. Paul considéra, un peu surpris, le regard direct de l’acteur. Mal à l’aise, il changea de chaîne. Plusieurs fois de suite.

Alfred, Alfred et encore Alfred.

L’acteur soupira.

― Oh… je vois que vous essayez de m’échapper mais je suis partout. Sur toutes les chaînes. Vous n’avez pas d’autre choix que de m’écouter, monsieur Delacour.

Paul se tourna, regarda tout autour de lui comme s’il cherchait un chemin pour s’enfuir. Il n’aimait vraiment pas cette blague. Une seule échappatoire : le bouton rouge de sa télécommande. Paul l’écrasa. La télé s’éteignit mettant un terme à la présence intrusive du vieux monsieur.

― Bonne nuit, Alfred.

Paul souffla, posa le boîtier et se tourna vers la baie vitrée. Il fouillait les buissons du regard quand un bip moqueur le fit tressaillir. La télé venait de se rallumer d’elle-même. À nouveau, un Alfred en noir et blanc s’imposait dans son décor des seventies.

― Monsieur Delacour, vous feriez mieux de m’écouter… Sinon, il risque d’y avoir des morts. Vous ne voudriez pas que des gens meurent par votre faute, n’est-ce pas ?

Sans même y penser, Paul secoua la tête. Soudain, une sonnerie familière traversa le salon. Il sursauta, se tourna vers la porte d’entrée, hésita. Alfred posa ses coudes sur les genoux et croisa les doigts.

― Vous n’allez pas ouvrir, monsieur Delacour ? C’est peut-être quelque chose d’important.

Oui. Bien sûr. Sans doute Louise qui avait oublié ses clés. Paul se précipita et ouvrit pour se trouver face à un livreur. Sans cérémonie, l’homme lui tendit un colis.

― Je ne sais pas ce que vous avez commandé, mais ça pue votre truc. Tenez ! Signez moi ça que j’aille me désinfecter les mains.

Il lui jeta le paquet dans les bras. De la forme d’un carton à bottines. Plutôt lourd. Marqué à son nom… et livré dans un appartement qui n’était pas le sien… À la place de l’adresse de l’expéditeur, un prénom. Alfred.

Paul fila dans la cuisine, s’empara d’un grand couteau et trancha les adhésifs. Il libéra le couvercle.

Un goût métallique lui envahit la gorge. Il lâcha le couteau.

Dans la boîte, deux billes vertes le fixaient, perdues dans une bouillie sanglante, sur fond de fourrure noire et blanche.

Pirate. Le chat de Louise.

Paul jeta le carton dans l’évier, se précipita dans les toilettes. Il vomit. Entre deux flots, des cognements bousculaient ses tempes et par-dessus, la voix d’Alfred.

― Monsieur Delacour ?

Quand la vague qui soulevait son estomac s’apaisa, Paul, la respiration encore courte, se traîna jusqu’à l’écran. Un Alfred en camaïeu de gris patientait dans son fauteuil en œuf.

― Ah ! Vous voilà de retour, monsieur Delacour. Vous avez vu mon premier avertissement.

― Vous êtes fou…

― Non, non… Je vous conseille d’être un peu plus circonspect, monsieur Delacour. Peut-être ne l’avez-vous pas encore compris mais votre amie Louise est mon… invitée.

Paul se glaça. Son estomac se vrilla, encore. Il serra les dents et s’avança vers l’écran.

― Que voulez-vous ?

― J’ai besoin de vous, monsieur Delacour. Tout simplement. Et je suis prêt à tout…

― J’ai compris.

― Non, pas encore... Je ne crois pas.

À peine Alfred eut-il fini sa phrase qu’un cri jaillit dans la nuit. La voix d’une femme âgée. Dans un sursaut, Paul se tourna vers le jardin. Une ombre titubait sur la pelouse. La vieille dame parvint jusqu’à la vitre et s’écroula. Un sang écarlate jaillissait du couteau planté dans sa gorge. Comme une accusation, il s’étendait sur la terrasse. On ne pouvait plus rien faire pour elle.

Cet Alfred était cinglé. Il fallait l’arrêter. Paul se précipita sur le téléphone.

― Allons, allons. Que voulez vous faire, monsieur Delacour ? Appeler la police ? Et… comment expliqueriez-vous vos empreintes sur le couteau ?

Paul se raidit. Le manche qui sortait du cou de la grand-mère ressemblait à s’y méprendre à celui qu’il avait utilisé pour ouvrir le cercueil de Pirate. Il laissa tomber le téléphone, se précipita dans la cuisine.

Le couteau n’était plus sur le sol. Il s’arma de courage pour jeter un regard dans l’évier. Vide.

Plus de couteau, plus de carton, plus de chat.

Et ses empreintes sur l’arme d’un crime.

Il se tituba jusqu’au salon. Dans son cadre de verre, Alfred l’attendait, un whisky à la main.

― Je pense qu’enfin vous avez compris que je ne plaisante pas. La prochaine victime sera votre amie Louise.

Paul se sentait vidé. Il acquiesça.

― Je vous écoute, Alfred. Qu’attendez-vous de moi ?

― Allez dans l’entrée et ouvrez le premier tiroir du meuble.

Paul quitta le salon. Au moment où il posa sa main sur la poignée, une sonnerie le fit sursauter. Elle venait du tiroir. Bien en évidence, un téléphone couplé à des écouteurs. Paul décrocha. La voix mielleuse d’Alfred coula dans son oreille.

― Voilà qui est parfait, monsieur Delacour. Nous allons ainsi rester en contact. C’est d’accord ?

Paul accepta. Dans un souffle.

― D’accord.

― Parfait. Je savais que vous sauriez vous montrer compréhensif. Sous l’écharpe de laine, vous trouverez une boîte rose. Ouvrez-la.

Paul s’exécuta. Il mit la main sur un revolver de petite taille. De ceux que l’on vend aux femmes pour les garder dans leur sac. Il blêmit.

― Non, Alfred. Jamais !

― Mais vous n’êtes pas en mesure de discuter, monsieur Delacour.

Paul s’enferma quelques instant dans le silence. En effet, il n’avait pas le choix.

― OK… Et maintenant ?

― Allez chercher votre manteau. Nous allons faire un petit tour dehors.

Paul obéît, enroula son écharpe et quitta l’immeuble. Derrière lui, la porte se ferma en grinçant.

― Et là ? À droite ? À gauche ?

― À droite, monsieur Delacour, à droite. Nous allons au musée chercher le bracelet égyptien. Et, s’il vous plait, tachez d’avoir l’air un peu plus naturel.

Facile à dire. Avoir l’air naturel quand sa petite amie était à la merci d’un fou… Paul se concentrait sur ses pieds qui martelaient le trottoir. Il ne sortirait pas indemne de cette histoire. C’était sûr.

Sur sa gauche, un véhicule marqua le stop. La carrosserie tricolore le fit tressaillir. La police… C’était peut-être sa seule chance.

Un pas sur le côté, juste un pas et…

― Je vous le déconseille, monsieur Delacour. Pensez à Louise…

Paul rattrapa son écart. Alfred l’avait à l’œil. Pour l’instant, mieux valait se tenir à carreaux. Le policier qui occupait la place du passager lui hasarda un regard fatigué. La voiture démarra et s’enfonça dans la nuit.

Le musée s’imposait au bout de la place. Paul fit le tour jusqu’à l’entrée du personnel, composa un code et traversa le hall. Une porte blindée le séparait de la réserve. Il passa son badge devant le système de sécurité. Un voyant rouge s’alluma. Paul essaya encore. Rien à faire. Le système lui refusait l’accès.

― Un problème, monsieur ?

Paul sursauta. Un gardien aussi haut que large venait de se matérialiser à ses côtés.

― Je ne comprends pas. Mon badge ne fonctionne plus.

Le gardien observa le rectangle de plastique.

― Je suis désolé, monsieur. Vous avez accès aux locaux en journée seulement. Après vingt heures, il vous faut une autorisation spéciale du directeur.

Dans son oreillette, Alfred ordonna.

― Delacour… Tuez-le.

― Non !

Le gardien fit un pas vers lui.

― Je suis désolé, monsieur. Je ne peux rien pour vous…

La voix d’Alfred, résonna. Menaçante.

― Delacour ! Tuez-le tout de suite. Sinon…

Paul hocha la tête. Sa main se glissa dans sa poche, ses doigts frôlèrent le métal froid. Il ne pourrait pas. Jamais.

Pourtant il le fallait. Pour Louise.

Alors, sa main agrippa la crosse. Son index se posa sur la détente.

La détonation bouscula les cloisons. Le gardien s’écroula à terre, touché en pleine poitrine. Dans le même temps, Paul s’accroupit, les mains croisées sur la tête, laissant le revolver retomber au fond de sa poche. Quelqu’un avait fait feu avant même qu’il ne sorte son arme.

― Alfred ?

― C’est moi qui ai tiré, monsieur Delacour. Relevez-vous. Vous ne risquez rien… pour l’instant.

La tache de sang s’élargissait sous le bras du gardien. Paul la contemplait, impuissant. La voix d’Alfred s’imposa dans son oreille.

― Vous ne pouvez plus rien pour lui, monsieur Delacour. Je suis un très bon tireur. Mais il faut y aller, maintenant. L’alarme ne va pas tarder à se déclencher. Il ne vous reste plus que cinquante-huit secondes…

Paul se glaça. Il le savait. Le gardien devait composer un code confidentiel toutes les cinq minutes sinon, les systèmes de sécurité se mettaient en branle. Il se baissa, fouilla l’uniforme jusqu’à trouver un passe, se jeta dans l’escalier, bouscula des portes, se rua dans la réserve, déverrouilla le coffre et s’empara du bracelet.

Et l’alarme hurla.

Les issues se bloquèrent.

Une seule sortie, la fenêtre des toilettes. Paul attrapa un extincteur, se précipita dans le petit espace, monta sur la cuvette, brisa la vitre. Des éclats de verre lui déchirèrent les bras alors qu’il se glissait à l’extérieur. Il se tordit la cheville en sautant dans le parking. Plus que le petit muret à franchir et c’en serait fini de cette histoire. Il courut.

Une lumière puissante l’aveugla. On braquait des projecteurs sur lui.

― Ne bougez plus !

Paul hésita. La police, déjà. Il pouvait presque sentir les armes pointées sur son cœur. Mais il ne pouvait pas se rendre aussi facilement. Qu’adviendrait-il de Louise ? Alfred était fou à lier. Il n’hésiterait pas à l’éliminer.

― Foncez Delacour !

Alors Paul bondit en direction du muret, implorant sa bonne étoile. Des détonations résonnèrent tout autour de lui en même temps que des éclats de douleur transperçaient son corps. Il s’effondra à terre, la joue sur le bitume.

Les projecteurs faisaient briller le sang qui coulait de sa tête. Sa main s’ouvrit. Le bracelet maudit roula jusqu’aux pieds d’un policier qui l’arrêta de la pointe de sa chaussure. Il le ramassa.

― Je pense que ceci vous appartient, monsieur le Directeur.

Alfred approuva de la tête et glissa le bijou dans sa poche.

Paul voulut crier « Non ! Ce n’est pas le directeur... » mais ses lèvres restèrent muettes.

Un voile noir l’enveloppa.

Louise resserra les pans de son manteau. Elle jeta une rose blanche sur le cercueil de son défunt petit ami et tourna les talons. Elle détestait les cimetières.

Le pas alerte, elle sauta presque sur la chaussée, traversa la rue et poussa la porte d’un bar miteux. Un homme l’attendait, jouant avec la petite cuillère de son café. Elle sortit une enveloppe de son sac et la poussa vers lui. Bien plus que cette liasse de billets, Alfred et ses deux complices, le gardien du musée et la grand-mère au couteau, auraient mérité des Oscar. Ils avaient berné même les policiers. Le vieil homme vérifia le contenu de l’enveloppe et lui glissa un paquet en retour. Louise l’enferma dans son sac, se leva. Ils ne se reverraient plus jamais.

Louise esquissa un sourire. Enfin, le bracelet était à elle. Un authentique bijou égyptien dérobé dans le tombeau de Toutankhamon. Celui que son père cherchait jusqu’au jour de sa mort. Et le père de son père avant lui.

Le vrombissement du moteur l’alerta trop tard. Un choc lui arracha l’épaule et son sac s’envola au bras du passager d’un scooter. Un vol à l’arraché. Elle s’accrocha désespérément à l’anse. En vain. Elle bascula. Sa tête heurta des marches de pierres. Et tout devint gris. Dans ce brouillard, elle distingua le deux-roues, déséquilibré, qui louvoyait sur la chaussée. Le pilote ne put éviter le camion qui arrivait en face. Dans un hurlement de frein, l’engin s’encastra dans la calandre.

La malédiction des pilleurs de trésor.

Louise ferma les yeux pour la toute dernière fois.

Monsieur Alfred

― Waouh ! C’est mon cadeau de Noël ? Paul, tu es adorable !

Louise s’extasiait devant les photos éparpillées sur la table basse. Toutes présentaient le même bracelet d’or et de lapis-lazuli, pris sous différents angles. Paul sourit et rassembla ses clichés.

― Malheureusement non. C’est un Anglais qui nous l’a ramené pour l’expertiser. Il prétendait être un héritier de Lord Carnavon. Figure-toi que selon lui, ce bracelet aurait fait partie du trésor de Toutankhamon.

― Oh ! Et toi, qu’en penses-tu, monsieur l’Égyptologue ?

― C’est très certainement vrai vu que le gars est mort deux heures après, un couteau planté entre les omoplates…

― La malédiction ? Elle court toujours ? Et toi… Tu n’as pas peur ?

― Un de mes anciens profs nous serinait à longueur de temps : « Si vous êtes superstitieux, mieux vaut vous intéresser à autre chose qu’à l’égyptologie. » Tu sais, toutes ces histoires ne sont que des légendes destinées à effrayer les pilleurs de tombes.

― Si tu le dis.

― Louise, on n’a jamais vu de momie se relever. Jamais. Tu ne risques rien.

― Bon, tant mieux parce que là, il faut que je sorte faire une petite course.

― Attends, je vais venir avec toi.

― Non, reste à étudier tes photos. Je n’en ai que pour cinq minutes.

Elle noua un foulard, l’embrassa et fila dans le couloir. Paul la suivit du regard. Il ne la connaissait pas depuis très longtemps et pourtant… Il soupira et se replongea dans ses clichés.

Quelque chose l’indisposait dans ce bijou. Il devait trouver quoi.

Une demi-heure plus tard, il se creusait encore la tête et Louise n’était toujours pas rentrée.

Elle avait peut-être rencontré une amie.

Quitte à attendre, autant se rendre utile. Paul fila dans la cuisine, prépara une boîte de nourriture pour chat et arpenta la terrasse.

― Pirate ! Pirate ? Si tu es dans le coin, je te conseille de rentrer. Pirate ?

Pas de Pirate en vue. L’appartement en rez-de-jardin n’était séparé de la rue que par une haie naissante et les buissons ne devaient guère dépasser la hauteur d’un genou. Un vrai bonheur pour un chat. Paul posa l’assiette au sol et appela encore. Pirate ne se montrait pas. Tant pis pour lui ! Paul laissa la terrasse éclairée, regagna le salon, consulta sa montre, vérifia l’heure à la pendule de la cuisine. Louise tardait trop. Il n’aimait vraiment pas ça. Il lui laissait encore un petit quart d’heure et il irait lui-même faire le tour du quartier.

Pour tromper son attente, il alluma la télé. L’écran afficha l’image en noir et blanc d’un vieil homme qui patientait dans un fauteuil en forme d’œuf, ce genre de siège très à la mode dans les années soixante-dix. L’homme pivota pour faire face à la caméra et fixa le spectateur.

― Ah ! Enchanté de vous rencontrer, monsieur Delacour. Je m’appelle Alfred. J’ai toujours su que nos chemins allaient se croiser. Pas vous ?

La coïncidence lui arracha un sourire. Delacour… comme lui. Paul fit un signe de la main au dénommé Alfred et sélectionna une autre chaîne. Un écran noir s’afficha. Un court instant. Et Alfred réapparut.

― Eh bien, monsieur Delacour. On dirait que ce plaisir n’est pas partagé. Voyons, voyons…

Alfred se leva et avança. Son visage prenait tout l’écran. Paul considéra, un peu surpris, le regard direct de l’acteur. Mal à l’aise, il changea de chaîne. Plusieurs fois de suite.

Alfred, Alfred et encore Alfred.

L’acteur soupira.

― Oh… je vois que vous essayez de m’échapper mais je suis partout. Sur toutes les chaînes. Vous n’avez pas d’autre choix que de m’écouter, monsieur Delacour.

Paul se tourna, regarda tout autour de lui comme s’il cherchait un chemin pour s’enfuir. Il n’aimait vraiment pas cette blague. Une seule échappatoire : le bouton rouge de sa télécommande. Paul l’écrasa. La télé s’éteignit mettant un terme à la présence intrusive du vieux monsieur.

― Bonne nuit, Alfred.

Paul souffla, posa le boîtier et se tourna vers la baie vitrée. Il fouillait les buissons du regard quand un bip moqueur le fit tressaillir. La télé venait de se rallumer d’elle-même. À nouveau, un Alfred en noir et blanc s’imposait dans son décor des seventies.

― Monsieur Delacour, vous feriez mieux de m’écouter… Sinon, il risque d’y avoir des morts. Vous ne voudriez pas que des gens meurent par votre faute, n’est-ce pas ?

Sans même y penser, Paul secoua la tête. Soudain, une sonnerie familière traversa le salon. Il sursauta, se tourna vers la porte d’entrée, hésita. Alfred posa ses coudes sur les genoux et croisa les doigts.

― Vous n’allez pas ouvrir, monsieur Delacour ? C’est peut-être quelque chose d’important.

Oui. Bien sûr. Sans doute Louise qui avait oublié ses clés. Paul se précipita et ouvrit pour se trouver face à un livreur. Sans cérémonie, l’homme lui tendit un colis.

― Je ne sais pas ce que vous avez commandé, mais ça pue votre truc. Tenez ! Signez moi ça que j’aille me désinfecter les mains.

Il lui jeta le paquet dans les bras. De la forme d’un carton à bottines. Plutôt lourd. Marqué à son nom… et livré dans un appartement qui n’était pas le sien… À la place de l’adresse de l’expéditeur, un prénom. Alfred.

Paul fila dans la cuisine, s’empara d’un grand couteau et trancha les adhésifs. Il libéra le couvercle.

Un goût métallique lui envahit la gorge. Il lâcha le couteau.

Dans la boîte, deux billes vertes le fixaient, perdues dans une bouillie sanglante, sur fond de fourrure noire et blanche.

Pirate. Le chat de Louise.

Paul jeta le carton dans l’évier, se précipita dans les toilettes. Il vomit. Entre deux flots, des cognements bousculaient ses tempes et par-dessus, la voix d’Alfred.

― Monsieur Delacour ?

Quand la vague qui soulevait son estomac s’apaisa, Paul, la respiration encore courte, se traîna jusqu’à l’écran. Un Alfred en camaïeu de gris patientait dans son fauteuil en œuf.

― Ah ! Vous voilà de retour, monsieur Delacour. Vous avez vu mon premier avertissement.

― Vous êtes fou…

― Non, non… Je vous conseille d’être un peu plus circonspect, monsieur Delacour. Peut-être ne l’avez-vous pas encore compris mais votre amie Louise est mon… invitée.

Paul se glaça. Son estomac se vrilla, encore. Il serra les dents et s’avança vers l’écran.

― Que voulez-vous ?

― J’ai besoin de vous, monsieur Delacour. Tout simplement. Et je suis prêt à tout…

― J’ai compris.

― Non, pas encore... Je ne crois pas.

À peine Alfred eut-il fini sa phrase qu’un cri jaillit dans la nuit. La voix d’une femme âgée. Dans un sursaut, Paul se tourna vers le jardin. Une ombre titubait sur la pelouse. La vieille dame parvint jusqu’à la vitre et s’écroula. Un sang écarlate jaillissait du couteau planté dans sa gorge. Comme une accusation, il s’étendait sur la terrasse. On ne pouvait plus rien faire pour elle.

Cet Alfred était cinglé. Il fallait l’arrêter. Paul se précipita sur le téléphone.

― Allons, allons. Que voulez vous faire, monsieur Delacour ? Appeler la police ? Et… comment expliqueriez-vous vos empreintes sur le couteau ?

Paul se raidit. Le manche qui sortait du cou de la grand-mère ressemblait à s’y méprendre à celui qu’il avait utilisé pour ouvrir le cercueil de Pirate. Il laissa tomber le téléphone, se précipita dans la cuisine.

Le couteau n’était plus sur le sol. Il s’arma de courage pour jeter un regard dans l’évier. Vide.

Plus de couteau, plus de carton, plus de chat.

Et ses empreintes sur l’arme d’un crime.

Il se tituba jusqu’au salon. Dans son cadre de verre, Alfred l’attendait, un whisky à la main.

― Je pense qu’enfin vous avez compris que je ne plaisante pas. La prochaine victime sera votre amie Louise.

Paul se sentait vidé. Il acquiesça.

― Je vous écoute, Alfred. Qu’attendez-vous de moi ?

― Allez dans l’entrée et ouvrez le premier tiroir du meuble.

Paul quitta le salon. Au moment où il posa sa main sur la poignée, une sonnerie le fit sursauter. Elle venait du tiroir. Bien en évidence, un téléphone couplé à des écouteurs. Paul décrocha. La voix mielleuse d’Alfred coula dans son oreille.

― Voilà qui est parfait, monsieur Delacour. Nous allons ainsi rester en contact. C’est d’accord ?

Paul accepta. Dans un souffle.

― D’accord.

― Parfait. Je savais que vous sauriez vous montrer compréhensif. Sous l’écharpe de laine, vous trouverez une boîte rose. Ouvrez-la.

Paul s’exécuta. Il mit la main sur un revolver de petite taille. De ceux que l’on vend aux femmes pour les garder dans leur sac. Il blêmit.

― Non, Alfred. Jamais !

― Mais vous n’êtes pas en mesure de discuter, monsieur Delacour.

Paul s’enferma quelques instant dans le silence. En effet, il n’avait pas le choix.

― OK… Et maintenant ?

― Allez chercher votre manteau. Nous allons faire un petit tour dehors.

Paul obéît, enroula son écharpe et quitta l’immeuble. Derrière lui, la porte se ferma en grinçant.

― Et là ? À droite ? À gauche ?

― À droite, monsieur Delacour, à droite. Nous allons au musée chercher le bracelet égyptien. Et, s’il vous plait, tachez d’avoir l’air un peu plus naturel.

Facile à dire. Avoir l’air naturel quand sa petite amie était à la merci d’un fou… Paul se concentrait sur ses pieds qui martelaient le trottoir. Il ne sortirait pas indemne de cette histoire. C’était sûr.

Sur sa gauche, un véhicule marqua le stop. La carrosserie tricolore le fit tressaillir. La police… C’était peut-être sa seule chance.

Un pas sur le côté, juste un pas et…

― Je vous le déconseille, monsieur Delacour. Pensez à Louise…

Paul rattrapa son écart. Alfred l’avait à l’œil. Pour l’instant, mieux valait se tenir à carreaux. Le policier qui occupait la place du passager lui hasarda un regard fatigué. La voiture démarra et s’enfonça dans la nuit.

Le musée s’imposait au bout de la place. Paul fit le tour jusqu’à l’entrée du personnel, composa un code et traversa le hall. Une porte blindée le séparait de la réserve. Il passa son badge devant le système de sécurité. Un voyant rouge s’alluma. Paul essaya encore. Rien à faire. Le système lui refusait l’accès.

― Un problème, monsieur ?

Paul sursauta. Un gardien aussi haut que large venait de se matérialiser à ses côtés.

― Je ne comprends pas. Mon badge ne fonctionne plus.

Le gardien observa le rectangle de plastique.

― Je suis désolé, monsieur. Vous avez accès aux locaux en journée seulement. Après vingt heures, il vous faut une autorisation spéciale du directeur.

Dans son oreillette, Alfred ordonna.

― Delacour… Tuez-le.

― Non !

Le gardien fit un pas vers lui.

― Je suis désolé, monsieur. Je ne peux rien pour vous…

La voix d’Alfred, résonna. Menaçante.

― Delacour ! Tuez-le tout de suite. Sinon…

Paul hocha la tête. Sa main se glissa dans sa poche, ses doigts frôlèrent le métal froid. Il ne pourrait pas. Jamais.

Pourtant il le fallait. Pour Louise.

Alors, sa main agrippa la crosse. Son index se posa sur la détente.

La détonation bouscula les cloisons. Le gardien s’écroula à terre, touché en pleine poitrine. Dans le même temps, Paul s’accroupit, les mains croisées sur la tête, laissant le revolver retomber au fond de sa poche. Quelqu’un avait fait feu avant même qu’il ne sorte son arme.

― Alfred ?

― C’est moi qui ai tiré, monsieur Delacour. Relevez-vous. Vous ne risquez rien… pour l’instant.

La tache de sang s’élargissait sous le bras du gardien. Paul la contemplait, impuissant. La voix d’Alfred s’imposa dans son oreille.

― Vous ne pouvez plus rien pour lui, monsieur Delacour. Je suis un très bon tireur. Mais il faut y aller, maintenant. L’alarme ne va pas tarder à se déclencher. Il ne vous reste plus que cinquante-huit secondes…

Paul se glaça. Il le savait. Le gardien devait composer un code confidentiel toutes les cinq minutes sinon, les systèmes de sécurité se mettaient en branle. Il se baissa, fouilla l’uniforme jusqu’à trouver un passe, se jeta dans l’escalier, bouscula des portes, se rua dans la réserve, déverrouilla le coffre et s’empara du bracelet.

Et l’alarme hurla.

Les issues se bloquèrent.

Une seule sortie, la fenêtre des toilettes. Paul attrapa un extincteur, se précipita dans le petit espace, monta sur la cuvette, brisa la vitre. Des éclats de verre lui déchirèrent les bras alors qu’il se glissait à l’extérieur. Il se tordit la cheville en sautant dans le parking. Plus que le petit muret à franchir et c’en serait fini de cette histoire. Il courut.

Une lumière puissante l’aveugla. On braquait des projecteurs sur lui.

― Ne bougez plus !

Paul hésita. La police, déjà. Il pouvait presque sentir les armes pointées sur son cœur. Mais il ne pouvait pas se rendre aussi facilement. Qu’adviendrait-il de Louise ? Alfred était fou à lier. Il n’hésiterait pas à l’éliminer.

― Foncez Delacour !

Alors Paul bondit en direction du muret, implorant sa bonne étoile. Des détonations résonnèrent tout autour de lui en même temps que des éclats de douleur transperçaient son corps. Il s’effondra à terre, la joue sur le bitume.

Les projecteurs faisaient briller le sang qui coulait de sa tête. Sa main s’ouvrit. Le bracelet maudit roula jusqu’aux pieds d’un policier qui l’arrêta de la pointe de sa chaussure. Il le ramassa.

― Je pense que ceci vous appartient, monsieur le Directeur.

Alfred approuva de la tête et glissa le bijou dans sa poche.

Paul voulut crier « Non ! Ce n’est pas le directeur... » mais ses lèvres restèrent muettes.

Un voile noir l’enveloppa.

Louise resserra les pans de son manteau. Elle jeta une rose blanche sur le cercueil de son défunt petit ami et tourna les talons. Elle détestait les cimetières.

Le pas alerte, elle sauta presque sur la chaussée, traversa la rue et poussa la porte d’un bar miteux. Un homme l’attendait, jouant avec la petite cuillère de son café. Elle sortit une enveloppe de son sac et la poussa vers lui. Bien plus que cette liasse de billets, Alfred et ses deux complices, le gardien du musée et la grand-mère au couteau, auraient mérité des Oscar. Ils avaient berné même les policiers. Le vieil homme vérifia le contenu de l’enveloppe et lui glissa un paquet en retour. Louise l’enferma dans son sac, se leva. Ils ne se reverraient plus jamais.

Louise esquissa un sourire. Enfin, le bracelet était à elle. Un authentique bijou égyptien dérobé dans le tombeau de Toutankhamon. Celui que son père cherchait jusqu’au jour de sa mort. Et le père de son père avant lui.

Le vrombissement du moteur l’alerta trop tard. Un choc lui arracha l’épaule et son sac s’envola au bras du passager d’un scooter. Un vol à l’arraché. Elle s’accrocha désespérément à l’anse. En vain. Elle bascula. Sa tête heurta des marches de pierres. Et tout devint gris. Dans ce brouillard, elle distingua le deux-roues, déséquilibré, qui louvoyait sur la chaussée. Le pilote ne put éviter le camion qui arrivait en face. Dans un hurlement de frein, l’engin s’encastra dans la calandre.

La malédiction des pilleurs de trésor.

Louise ferma les yeux pour la toute dernière fois.

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