La Cliente

victoria28

   Celle là, je l’avais repérée tout de suite, avec ses Campers rouges et son foulard à pois. Elle était entrée en hésitant un peu, et elle restait plantée entre les rayonnages comme un touriste gare du Nord, souriante et étourdie sous la lumière blanche des spots. Des lycéennes ultra-maquillées la bousculaient sans qu’elle réagisse. Elle a fini par s’approcher d’une table où les soldes de troisième démarque  s’entassaient en vrac, elle en a tiré une marinière lacérée  puis un sarouel à fleurs qu’elle a reposés en secouant la tête. Comme la cohue grossissait elle a cédé sa place. Elle s’est éloignée en laissant courir sa main le long des cintres, la tête marquant en mesure le rythme sur les râles assourdissants de Lady Gaga. Et puis brusquement elle s’est arrêtée.

   La veste officier. Bingo. J’aurais pu parier. La veste officier, sur ce genre de clientes ça marchait à tous les coups, avec sa coupe d’uniforme et ses petits boutons sages.

   Sur la bande son du magasin Morning after Dark a chassé Poker Face. J’avais toujours la baraka sur ce vieux tube de Timbaland. J’ai pris une brassée de cintres serrés sur le portant « Street-chic », je suis sorti en disant « je vais remettre ça en rayon » et je me suis approché  d’elle.

   De près, elle avait l’air un peu plus jeune. Pas très loin des quarante, j’aurais dit. Pas encore vieille, mais assurément déjà sur le bas-côté. Des enfants, peut-être. Peut-être qu’elle avait un fils de mon âge.

   Elle se regardait dans le miroir en tirant sur le tissu. La veste était tragiquement trop petite. Ca faisait des semaines qu’il ne restait plus que des 36. Je me suis placé dans un angle de son champ de vision et j’ai souri.

   « Tout va bien madame ? Je peux vous aider ? »

   J’avais hésité sur le madame, mais mademoiselle ça aurait fait trop servile. Elle a eu l’air un peu embêtée.

   « Je me demande si c’est la bonne taille », elle a dit.

   Elle avait les cheveux ondulés et une peau très fine, un peu terne. Je l’ai détaillée en fronçant les sourcils, les épaules étroites, les seins discrets, la taille marquée, elle n’était pas mal encore.

   « Oui, ça va. Je peux vous donner une taille au dessus, mais vous êtes bien comme ça. Ca se voit à la carrure ».

   J’ai laissé mes cintres en tas sur un portant et j’ai bousculé une gamine à moitié à poil qui essayait un legging strassé sous sa robe.  Je me suis approché d’elle pour mettre la veste en place, j’ai posé mes deux mains bien à plat sur le haut de ses bras et j’ai serré doucement ses épaules. Elle a tressailli. J’ai continué à masser le tissu jusqu’à sentir la tension se relâcher dans sa nuque. J’ai reculé de quelques centimètres.

   « C’est une jolie veste, j’ai dit. C’est un joli tissu aussi ».

   Elle respirait par à coups rapides. J’ai tendu la main vers son avant bras et j’ai effleuré le lainage du bout des doigts, en remontant vers le coude. « Un très joli tissu ». Je suis redescendu vers le poignet, et alors seulement j’ai relevé les yeux vers elle. Elle me fixait avec un air absent.

   « Un samedi de soldes, vous devez avoir mieux à faire que de me conseiller, elle a murmuré.

   – Mais non, j’ai répondu, un ton plus bas moi aussi, et ma main s’est arrêtée au-dessus de son poignet. J’ai  laissé mon pouce caresser son avant-bras, j’ai souri un peu plus fort, en la regardant toujours droit dans les yeux. Elle s’est dégagée brusquement.

   « Non c’est bon, elle a dit sans me regarder. Je la prends ».

   J’ai retiré ma main avec comme un regret.  Je me suis un tout petit peu éloigné. Elle a renfilé son imperméable à toute vitesse et ramassé son sac à main.

   « Vous avez raison, j’ai dit. Si vous changez d’avis vous pourrez toujours revenir la changer ».

   J’ai repris mes cintres et avant qu’elle file payer je lui ai mis entre les mains un de ces petits cartons avec notre nom imprimé dessus qu’ils nous donnent à la direction pour attribuer les primes d’intéressement. J’ai dit : « vous pourrez leur donner ça à la caisse ? » et j’ai vu son regard vaciller quand elle a dit « bien sûr ». Elle a regardé mon nom sur la carte et elle s’est éloignée.

   J’ai commencé à remettre mes cintres en rayons. J’étais content. Je pensais au coup suivant quand Marcus m’est tombé sur le dos.

   « T’es con ou quoi ? Tu fais du zèle? Tu ne sais pas que pendant les soldes il n’y a pas de prime ? »

   J’ai haussé les épaules sans répondre. Bien sûr que je le savais. Je n’étais pas idiot à ce point. J’ai continué mon rangement sans faire attention à lui qui me traitait de demeuré, et comme j’avais fait mes six heures je suis parti vers les vestiaires pour retirer ma chemise à l’enseigne du magasin.

   J’ai regardé la cliente qui faisait la queue à la caisse. J’avais fini mon service jusqu’à lundi. Et je savais que lundi à la première heure, elle serait là pour demander un remboursement.

   Je savais aussi qu’au bout du compte, ce serait elle qui paierait.

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