La Concorde
rechetard
C'est le matin. Marie-Louise et Suzanne conversent dans la salon de la première.
MARIE-LOUISE
Je regrette de m’être engagée auprès du curé. Je ne sais ce qui m’a pris d’inviter son petit étudiant à voyager avec nous.
SUZANNE
Oui, cela nous met dans une situation étrange. Je vous entends encore : «Confiez-moi donc votre protégé le mois prochain. On lui fera visiter la capitale. »
MARIE-LOUISE
Vous êtes cruelle Suzanne, mais ce sont bien mes paroles. Je ne m’en souviens que trop.
SUZANNE
« Et s’il n’est pas trop maladroit ce Jean-Baptiste, peut-être pourra-t-on le présenter au monde ? »
MARIE-LOUISE
Ah, vous me tuez. Et impossible de s’en débarrasser maintenant.
SUZANNE
Au contraire, rien n’est plus simple. Faisons-le renvoyer par Madeleine : les chaleurs de ces derniers jours nous ont incommodées, nous ne pouvons voyager aujourd’hui ... Quand il s’en sera bien retourné, nous partirons pour de bon. Et avec le curé … il suffira d’envoyer un billet depuis Paris ...
MARIE-LOUISE
Mais regardez-donc. Ce jeune homme près de la voiture. Ce doit être notre bachelier. Vous croyez qu’il est là depuis longtemps ?
SUZANNE
Mais je l’espère bien. Vous aviez dit neuf heures.
MARIE-LOUISE
Ma foi, il n’est pas mal dans cet habit noir.
SUZANNE
Ah.
MARIE-LOUISE
Il essaie de parler à François, semble-t-il.
SUZANNE
Quelle raideur, quelles gesticulations. On dirait une pie.
MARIE-LOUISE
Ah, ah, vous avez raison. Mais le plumage est joli, vous en conviendrez ?
SUZANNE
Vos préventions fondent comme le beurre sur cette tartine, ma chère ; allez-vous de nouveau ouvrir la porte du carrosse ? Mettons-nous le bel oiseau en cage ?
MARIE-LOUISE
C’est une folie. Mais le moyen de manquer à sa parole ? Nous ferons jaser cette petite pie.
SUZANNE
Suivons donc notre cœur généreux et laissons-nous cajoler par les idées nouvelles. Ah, belle âme !
MARIE-LOUISE
Ah, ah. Ne raillez plus, je vous en prie ! Si nous commençons déjà à battre la campagne, comment l’équipée finira-t-elle ?
Madeleine, amenez-nous ce jeune homme, s’il vous plait.
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Scène 2 : les mêmes, JEAN-BAPTISTE
MARIE-LOUISE
Bonjour, monsieur Moreau. Mais ne soyez pas timide, avancez-vous. Voici mon amie Suzanne qui va nous accompagner.
JEAN-BAPTISTE
Mesdames, je vous présente mes hommages. Monsieur le curé m’avait dit que je rencontrerais aujourd’hui deux nobles et aimables figures, il était encore au-dessous de la vérité.
(A Suzanne) Madame, ce sera un honneur et un charme de voyager avec vous.
(A Marie-Louise) Madame, je ne saurai jamais assez vous remercier de bien vouloir m’accueillir dans votre voiture et de me permettre de découvrir la capitale de si exquise façon.
MARIE-LOUISE
Hé, mais c’est qu’ils savent tourner un compliment nos jeunes étudiants ! Voyons, mon cher, si vous laissiez un peu ce ton convenu ? Nous avons trois jours à passer ensemble. Soyons simples.
SUZANNE
Mais oui. Vive la modernité.
MARIE-LOUISE
A la bonne heure. Madeleine, ma fille, ne trainons plus. Allez dire à François de préparer la voiture et vérifiez bien qu’il n’oublie aucune de nos malles. Asseyez-vous donc ici, jeune homme, et bavardons un peu avant de partir. Nous ne savons pratiquement rien de vous.
SUZANNE
Après le beurre, le miel …
JEAN-BAPTISTE
Il y a peu à savoir en vérité, mesdames. J’ai dix-sept ans. Mon père est le maréchal-ferrant du bourg. Je vais étudier le droit à la rentrée prochaine.
MARIE-LOUISE
Le droit, si jeune, ça n’est pas rien ! Mais votre père, serait-ce cet homme roux taillé en Hercule qu’on voit souvent suer et ahaner à la forge au milieu du bourg, en face de l’abbaye ?
JEAN-BAPTISTE
Rem acu tetigisti. C’est l’atelier et c’est mon père.
MARIE-LOUISE
Je le remets très bien alors. C’est drôle, vous ne vous ressemblez pas trop. Votre père … Je me suis souvent dit que tous ces martellements, ces grands cris et - pardonnez-moi – ces grands jurons qu’il prononce parfois devaient passablement troubler les dévotions des sœurs.
SUZANNE
L’abbesse a trop besoin de lui pour soutenir son train, ma chère. Sine labore non erit panis in ore, dit une autre maxime.
MARIE-LOUISE
Je vous en prie, Suzanne. Les citations m’assomment.
SUZANNE
Dites-moi, monsieur Moreau, c’est à Angers que vous avez appris le latin?
JEAN-BAPTISTE
Non. C’est encore à monsieur le curé que je suis redevable, il me l’a enseigné pendant de nombreuses années.
MARIE-LOUISE
Un saint homme, je le disais justement à Suzanne avant votre arrivée. Et c’est grâce à lui que nous allons pouvoir plaisamment … A ce propos, Jean-Baptiste, avez-vous déjà … aimez-vous voyager ? Vous permettez que je vous appelle Jean-Baptiste ?
JEAN-BAPTISTE
Bien sûr, madame. Enormément, même si je ne suis pour ainsi dire jamais sorti de ma province. Ah si, je connais Nantes, j’y suis allé en début d’année. Mais cela n’est rien et j’ai hâte de découvrir les beautés, l’esprit de la capitale. Dois-je le dire ? Au fur et à mesure que l’heure du départ approchait, je ne tenais plus en place, j’étais empli d’un sentiment étrange, heureux et inquiet à la fois. Votre François ne voulait rien me dire, il n’avait même pas l’air bien certain que nous partirions aujourd’hui.
SUZANNE
Ah oui, c’est un vrai Laconien celui-là. Mais permettez que je vous gourmande mon petit monsieur, pour vos doutes indélicats ; nous n’avons pas pour habitude de nous dédire.
JEAN-BAPTISTE
Bien entendu, excusez-moi. Je me suis mal exprimé, ma tête est toute emplie de voyages et votre invitation est comme la première étape d’un rêve qui commence. En fait, si j’en trouve l’occasion, je veux aller en Amérique.
MARIE-LOUISE
En Amérique !
SUZANNE
Vous allez rejoindre les insurgés de M. Franklin ?
MARIE-LOUISE
Mais c’est terriblement dangereux.
JEAN-BAPTISTE
A vrai dire ... non … je ne me destine pas à la carrière des armes. Mais les jacobins manquent d’intendants pour leurs établissements de Saint Domingue. Je compte profiter du séjour à Paris pour me présenter, si vous le permettez. Monsieur le curé a eu la bonté de m’écrire une recommandation.
MARIE-LOUISE
Quelle folie de vouloir partir ainsi. Voir le port disparaître et se retrouver seule, à la merci des vents, sans savoir si on retrouvera jamais la terre. Vous me faites frissonner. Mais quand même, il y a toujours une île qui finit par poindre dans la brume du matin, n’est-ce pas ? Et on gravit la montagne, on pointe sa lunette et Vénus est là au rendez-vous. Et, petit à petit, on s’acclimate, on cède aux beautés insulaires et on finit sa vie entouré de sauvages, en tendant peut-être une dernière fois la main vers sa patrie et ceux qu’on y a laissés.
SUZANNE
Marie-Louise, quelle tirade ! Larguons prestement les amarres et voguons, voguons vers Cythère ! Mais je ne suis pas sûre qu’on trouvera beaucoup de naturels ni de pointe de Vénus en allant au Cap Français. Plus sûrement des bateaux anglais ou de méchantes fièvres !
JEAN-BAPTISTE
Vous semblez bien connaitre nos colonies, madame.
MARIE-LOUISE
Elle sait toujours tout.
SUZANNE
Ne faites pas votre boudeuse, ce serait le comble. Nous lisons de temps à autre le journal de Paris, voilà tout. Ma chère, il est déjà dix heures, ne devrions-nous pas penser à nous mettre en route ?
MARIE-LOUISE
Oh, oh. Je perds la tête décidément. Ce doit être cette chaleur. Nous ne serons jamais à temps à Sablé pour dîner. Madeleine, sommes-nous prêtes ? Oui, dit-elle. Eh bien partons alors, il n’est que temps.
SUZANNE
Décidément, partons !
C'est étonnant cette coïncidence. Merci beaucoup, beaucoup de me l'avoir signalée. Pourquoi tu t'excuses ? C'est un joli cadeau au contraire !
· Il y a environ 14 ans ·rechetard
Oui un maître de musique qui s'appelait Jean-Baptiste Moreau né à Angers mais en effet, il ne faisait pas du droit. Pardon pour la méprise.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron
Merci pour vos très gentils commentaires. Il y avait un maître de musique de Louis XIV qui s'appelait La Concorde ? Ce serait amusant. La suite : bientôt !
· Il y a environ 14 ans ·rechetard
S'agit-il du maître de musique de Louis XIV ? J'aime beaucoup votre écriture et ce retour vers le passé au moyen d'une conversation typique d'une époque où les mots et expressions ennoblissaient généreusement la banalité et la grossièreté de la pensée humaine. Le latin, c'est classe.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron