La conjugaison des vagues

Pierre De Gerville

C'est un texte sur le début de la vie d'adulte, sur la découverte du monde qui nous entoure. Il est divisé en trois courts passages, avec un titre pour chacun.

La mer aux yeux gris-vert

Cela se passe à Barfleur, il y a bien longtemps, lorsque les habitants des cartes postales jaunies qui ont survécu au fond de leurs tiroirs oubliés vivaient encore en couleur et parlaient et riaient sur les quais de granit. Il y a alors dans le village des marins, des femmes de marins et des enfants de marins – et pour occuper ces enfants, une institutrice. L'institutrice vient de Paris. Elle n'est là que depuis la rentrée. Avant, elle n'avait jamais vu la mer.
La mer de Barfleur n'est pas parfaite : elle est froide, pleine de varech – et surtout, elle déserte le port la moitié du temps. Mais si on abandonne son regard au grès des flots refluant, la marée l'emporte au-delà du Phare et de la jetée, vers le large, là où la mer devient verte puis grise, puis bleu très pâle avant de se fondre dans l'horizon.
La jeune institutrice n'a jamais été confronté à l'absolu, ni à l'infini, ni à aucune chose plus grande qu'elle. Elle ne connait que la science des livres qui régit sa vie avec l'exactitude apaisante d'une montre automatique. Alors, lorsqu'elle rencontre pour la première fois la mer, elle n'éprouve aucune crainte et soutient son regard – et est hypnotisée. Elle se met à marcher le long de la côte, serrant contre son cœur, lové dans la poche intérieure de son manteau, le petit précis de conjugaison qu'elle place sur son bureau avant chaque leçon et qui symbolise toute la légitimité de son savoir. Elle s'enfonce dans le sable des dunes. Elle arpente les digues, au dessus de la grève et des prés, et se fait bousculer par le vent. Elle suit les canaux et saute par-dessus l'eau noire des écluses.
Un soir, elle sort : le port est désert. Il n'est que sept heures, mais la nuit est déjà installée, opaque et d'une humidité glacée. Elle se promène lentement vers l'Eglise, qui s'élève tout au bout du port, en dernier rempart entre la mer et les hommes.
Elle a relevé son col. Elle a blotti ses mains gelées dans ses poches. Elle écoute l'eau. Elle se laisse prendre par le clapotis des vagues, l'éclat intermittent du phare se reflétant dans le port, le grincement des chaînes des bouées sur le granit. Des éclats de voix – et puis, une douce solitude. Elle plonge ses yeux dans l'eau noire et presqu'immobile, en dessous.
Elle saute.

La pêcheuse de mots

L'institutrice ne reste pas longtemps sous l'eau : des pêcheurs ont entendu du bruit et se sont précipités. L'institutrice a du varech dans une oreille, les sinus pleins d'un liquide aigre et goudronneux. Elle tremble de fièvre : elle passe quatre jours alitée. Elle a perdu une chaussure dans la vase – et surtout, lorsque son manteau s'est pris dans un filin, son livre de conjugaison. Au matin du cinquième jour – même si c'est un matin d'hivers normand et qu'il fait encore nuit noire – elle décide qu'elle est guérie. Elle se dirige vers l'Ecole, tapotant la poche intérieure gauche de son manteau comme un membre fantôme.
La classe commence. Elle est un peu fébrile. Elle fait monter un élève au tableau et inscrit en belles italiques à la craie : Conjuration. L'élève lève vers elle des yeux de plie. L'institutrice efface le mot et écrit, d'une main légèrement tremblante : Conjonctivite. L'élève la fixe avec  un regard de vivaneau. L'institutrice joue son va-tout. Elle dit :
« He bien, c'est un exercice. Corrige ce qui ne va pas au tableau. »
L'élève s'approche, efface le mot. Il écrit : Conjugaison.
« C'est bien », dit la maîtresse qui sent la sueur perler à ses tempes. Elle tente de convoquer ses connaissances, de donner à la classe un verbe à conjuguer, un pauvre petit verbe, mais temps, terminaisons, règles et exceptions qui les confirment, tout son savoir est resté au fond du port. Elle cherche l'inspiration à la fenêtre et ne voit que la mer, calme, placide et légèrement ironique. Elle inscrit : Savoir au grand tableau.
« Mets-moi ce verbe au Dubitatif, ordonne-t-elle à l'élève.
- Pfou… Soupire l'élève qui croit avoir oublié sa leçon.
- Alors ?
- Je ne sais pas. J'hésite.
- Très bien, dit l'institutrice. Vingt sur vingt. Et maintenant, à l'A-peu-près du Subjonctif.
- Je sèche.
- Vingt sur vingt ! Au plus-que-pensif ?
- Pfou…
- Excellent ! Au futur marié ?
- Je savais, mais je ne sais plus.
- Parfait. Retourne à ta place. Et maintenant, Rédaction : la plus longue histoire du monde. Jusqu'à la cloche ! »
Ce soir-là, l'institutrice attablée dans sa cuisine minuscule confectionne des sandwichs au pâté composé. Les mots la fuient toujours – elle a à peine récupéré son présent, et encore, en mélangeant les groupes.
La nuit, elle ne dort pas.
Le lendemain, il n'y a pas Ecole. Elle passe sa journée sur le port, le regard perdu dans les vagues, assise sur un petit pliant de toile, devant une cane à pêche. Quand on lui demande si ça mord, elle répond :
« Je pêche mes mots. Mais ils ne veulent pas revenir. »

Pierre-Marie

Elle reste ainsi plusieurs jours, immobile, à tel point que les mouettes se posent sur ses épaules. La classe est suspendue. Un matin, un visage s'interpose entre elle et la mer. C'est un jeune pêcheur du village : elle l'a croisé plusieurs fois. Elle a toujours détourné son regard, parce qu'elle le trouve extrêmement beau et qu'il la trouble. Maintenant, elle plonge ses yeux dans les siens. Il a un œil gris et l'autre vert, comme la mer.
Il lui tend un livre chiffonné :
« J'ai pris ça dans mes filets. Marie-Anne m'a raconté la classe et je me suis dit que vous en auriez besoin. »
L'institutrice reconnait son livre de conjugaison.
« Marie-Anne ?
- Votre élève. Ma sœur. Je suis Pierre-Marie. Le fils de Jacques-Marie et de Marie-Jeanne.
- Ca fait beaucoup de Marie, remarque l'institutrice.
- C'est pour porter chance. Et pourtant, beaucoup ne reviennent pas de la mer. »
Elle se tait et regarde les quais.
« Il fait beau, aujourd'hui, dit-il. Le vent s'est tu. »
La jeune institutrice ne répond pas. Elle récite quand même dans sa tête, par acquis de conscience : Que je prisse que tu prisses qu'il prît que nous prissions que vous prissiez qu'ils prissent. Juste pour vérifier que tout est revenu. Mais ça n'a plus vraiment d'importance.
« En longeant la rive sur la gauche, reprend Pierre-Marie, on arrive à une petite crique. Il y a un grand arbre voûté dont la cavée protège une table et deux chaises, et un cercle de pierre pour faire un feu. »

Il fixe toujours le quai. Son visage imparfait est plein de minuscules détails qui fascinent la jeune institutrice. L'aile droite de son nez légèrement plus haute que la gauche. Une coupure au menton. Ses cheveux bizarrement implantés. Il dit :
« On pourrait se promener tous les deux jusque là, pour midi. On pourrait faire griller du poisson. »
Elle se dit qu'après avoir appris tout le savoir du monde, il lui reste à apprendre la vie. Elle sait déjà que ce sera long et vain, absurde et beau. Elle dit :
« Allons-y »


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